L’irruption contractualiste dans les affaires militaires
Un éditorial récent de la très sérieuse revue française Droit social appelle de ses voeux une refondation de l’organisation des relations sociales du travail en les soumettant plus largement au common law plutôt qu’au civil law ((. « Droit social : pourquoi et comment le refonder ? » par Jacques Barthelemy et Gilbert Cette, in Droit social, septembre 2012.)) . Il s’agirait de privilégier une régulation des rapports sociaux basée sur l’accord entre les parties (par contrat) plutôt que sur une réglementation à caractère général s’imposant à elles. Il n’est pas anecdotique que cette évolution soit justifiée pour ses auteurs par la « démonstration » statistique que des relations conventionnelles seraient plus favorables à la croissance économique que celles encadrées par un corpus réglementaire. Sans préjudice du caractère fragile de cette démonstration (ce que reconnaissent d’ailleurs honnêtement les auteurs), qui fait suspecter un parti pris idéologique, on est frappé par l’utilitarisme de court terme qu’elle révèle. Mais ce qui suscite l’interrogation et l’étonnement est surtout que le choix se limite à cette alternative : contractualisation privée ou réglementation publique, comme si les rapports entre les personnes ne pouvaient s’établir sur d’autres fondements que celui de l’affrontement plus ou moins réglementé de leurs intérêts particuliers.
De fait, avec le mouvement actuel de privatisation rejetant avec les formes traditionnelles de l’Etat moderne toute institution, tout a tendance aujourd’hui à devenir uniquement contractuel, y compris même des choses aussi fondamentales que la famille, voire l’appartenance religieuse. La Défense n’échappe pas à cette évolution, qui y est particulièrement dangereuse, qu’il s’agisse du rapport de l’institution avec la nation, de ses finalités ou des rapports en son sein.
Vers une généralisation du contractualisme
Nos sociétés occidentales contemporaines baignent sans même plus le savoir encore dans une conception individualiste et idéaliste du monde qu’il est sans doute revenu à Guillaume d’Occam de reprendre, de systématiser et d’adapter aux défis de la modernité naissante. Il en résulte principalement, pour ce qui nous intéresse ici que ni la société ni l’Etat, ni aucune « organisation collective » ou relation personnelle n’existent qui ne soient le fruit d’une décision des individus. Il n’y a donc pas d’institutions naturelles, c’est-à-dire constitutives de la nature humaine et ordonnées à son plein accomplissement ((. On renvoie sur ce point aux très éclairantes analyses de Michel Villey, par exemple dans le livre issu de ses cours de philosophie du droit, La formation de la pensée juridique moderne, PUF, 2003.)) . La société humaine n’est pas une donnée naturelle et bonne qui s’impose à nous, mais le fruit d’un contrat, le premier contrat, fondateur de tous les autres. L’homme n’est donc pas davantage un « animal politique », comme le montre saint Thomas d’Aquin après Aristote. C’est son intérêt seul qui a conduit l’individu à accepter l’existence de l’Etat dans ses différentes manifestations, dont l’« outil de défense ». Pour Hobbes, comme on le sait, l’homme est un loup pour l’homme et l’adhésion à la société, l’acceptation de l’Etat, est finalement un pis-aller, une réduction à regret de nos libertés individuelles pour protéger notre existence. C’est un moindre mal qu’il convient donc de réduire au strict minimum. De là le caractère quasi compulsif de la réaction du citoyen face à l’Etat dans les sociétés construites sur son inspiration, globalement les anglo-saxonnes : « I want my money back », c’est-à-dire la méfiance systématique face aux dépenses publiques quelles qu’elles soient, qui sont toujours considérées comme une atteinte à notre bien-être individuel. Il convient que la dépense soit toujours justifiée, et au-delà, parce que par hypothèse, c’est certes un moindre mal, mais un mal quand même.
Cette réaction est évidemment étendue aux dépenses de défense, alors que par définition, elles se prêtent difficilement à cette justification de court terme. Cela est vrai dans une logique d’emploi car la guerre est essentiellement marquée par l’incertitude : qui est l’ennemi, quels sont ses moyens, quelle est sa détermination ? Etc. Et la constitution de l’outil de défense, a fortiori dans nos civilisations techniciennes de masse, demande avant tout du temps pour déployer ses effets…
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