Nouveaux visages de la guerre et du métier militaire
Ne pouvant traiter dans le cadre de cette livraison toutes les dimensions d’un sujet complexe et aux ramifications multiples, on trouvera ci-après la brève recension d’un certain nombre d’ouvrages ou d’articles parus ces toutes dernières années soit pour leur intérêt absolu, soit parce que leurs lacunes ou leurs insuffisances viennent compléter utilement le tableau qu’on a essayé d’esquisser de la situation actuelle de la réflexion. La transformation de la menace conduit à une modification des buts et des modalités de la guerre qui produit elle-même une transformation du soldat. Quel discours moral est alors possible, et de façon plus particulière en provenance de l’Eglise ?
Menaces sans frontières
Un ouvrage récent de Frédéric Gros, philosophe disciple de Michel Foucault, attire au premier chef l’attention ((. Frédéric Gros, Le principe sécurité, PUF 2012, reprenant largement et développant les considérations d’un article paru dans le numéro de mars-avril 2008 de la revue Esprit : « Désastre humanitaire et sécurité humaine, le troisième âge de la sécurité ».)) . Pour l’auteur, jusqu’à l’époque classique, la sécurité était d’abord une notion spirituelle illustrée par la doctrine de saint Augustin, demandant au pouvoir temporel de garantir les moyens de la tranquillité intérieure de nature à faciliter en chacun la participation à la Cité de Dieu. Dans sa deuxième étape, la sécurité se fait plus concrète et défensive, autour de l’Etat qui assure par la justice et sa police la sécurité intérieure et par son armée la sécurité extérieure. Dans le « troisième âge » que l’on voit apparaître dès les années 1950, on assiste à une explosion des menaces, de la sociale à l’énergétique, en passant par la sanitaire, alimentaire, routière, etc., jusqu’à sa forme ultime, la menace sur « l’humanité ». Ainsi, la menace est partout, et donc l’urgence n’est plus de définir l’ennemi, extérieur par définition, mais le suspect, qui est là parmi nous, « au milieu des autres ». L’enjeu est dorénavant celui de la « sécurité humaine ». A l’image de la définition extensive de la santé donnée par l’OMS, portant en germe tous les totalitarismes (« la santé est un état de bien-être général… »), une déclaration des Nations-Unies de 1994 dispose ainsi que « le sentiment de la sécurité humaine, c’est un enfant qui ne meurt pas, une maladie qui ne se propage pas, un emploi qui n’est pas supprimé, une tension ethnique qui ne dégénère pas en violence, un dissident qui n’est pas réduit au silence » ((. Rapport mondial sur le développement humain, Economica, 1994.)) . Il s’agit dorénavant de protéger les individus pris un par un contre toute souffrance. On devine combien ce nouvel objectif ne peut appeler qu’à un gouvernement mondial et à l’effacement des Etats.
Paradoxalement, on peut se demander si dans son dernier livre, Alain Joxe ne se fait pas finalement l’avocat de la même solution, sans le vouloir ((. Alain Joxe, Les guerres de l’empire global. Spéculations financières, guerres robotiques, résistance démocratique, La découverte, 2012.)) . Le chaos actuel est voulu et organisé par le monde du grand capital, justifiant une opération policière à l’échelle mondiale de banalisation et de standardisation permettant l’augmentation des profits, dont ceux dérivés de l’activité militaire. Mais pour lui aussi, la sécurité qui compte est la « sécurité humaine » dénoncée par Frédéric Gros. La preuve en est qu’elle est le fruit de l’usure : c’est le goût du lucre sans frein qui est à l’origine de tous les maux, de toutes les « insécurités ». Et face à ce danger, il ne peut offrir comme voie de salut que l’« indignation » et comme exemple que les printemps arabes.
Pierre Hassner, dans son introduction à un ouvrage publié sous sa direction, fait finalement le même constat ((. Pierre Hassner (dir.), Masques et figures de la guerre, Parenthèses, 2012.)) . Comme il le souligne, « les guerres avancent masquées ». Derrière l’évolution des modalités de l’action militaire, on ne peut que déceler une transformation de la menace : maintien de la paix, puis intervention humanitaire et opération de stabilisation, avant d’aboutir au dernier avatar américain de l’OTW, « other than war », c’est-à-dire la « guerre humanitaire », qui transcende le cadre étatique.
Dans le même ouvrage, Jean-Claude Monod fait une analyse similaire, en en tirant toutes les conséquences néfastes : renvoyant à Carl Schmitt, il montre que cette nouvelle guerre « libérale », « guerre pour le droit, la paix et l’humanité », ne peut conduire qu’à transformer l’ennemi en criminel. Le droit des gens traditionnel a été enterré par les trois évolutions suivantes : des capacités de destruction devenues illimitées, l’invention de la nation en armes avec l’avènement des démocraties modernes et enfin, l’idéologie humanitariste. Alors soit la guerre est déniée (déguisée en opération de police) soit elle ne peut viser qu’à en finir avec toutes les guerres et tout est permis, dans le jus ad bellum (actions préventives sans limites) ou le jus in bello. Après cette analyse lucide, on ne peut malheureusement qu’être songeur devant la parade : « développer un cosmopolitisme autocritique pour dénoncer les dangers de l’utilisation idéologique du titre de l’humanité, du fait de mener une guerre en son nom ».
Le cadavre de la guerre interétatique bouge encore…
C’est du monde anglo-saxon que vient la contestation de ce qui finit par être le discours dominant, avec le dernier ouvrage du professeur Colin Gray, conseiller écouté des gouvernements britannique et américain ((. Colin Gray, La guerre au XXIe siècle. Un nouveau siècle de feu et de sang, Economica, 2008.)) . Il croit au contraire que la guerre interétatique, avec l’avènement de nouvelles grandes puissances étatiques, reste non seulement très probable, mais de surcroît très utile, pour régler au mieux des différends que la politique n’aura pu trancher, dans une vision clausewitzienne traditionnelle. Il estime que l’effondrement inéluctable de la croyance en la supériorité technologique (dont l’Afghanistan donne un dernier exemple) ne peut que conduire à un renouveau du recours à la guerre classique. Reprenant une observation de Thucydide, « la peur, l’honneur et l’intérêt », à la source des guerres, ne disparaîtront pas de ce siècle : il faut en assumer les conséquences. […]