Vatican II et son époque
Un essai, signé Louis Rade, était paru fin 2011 sous le titre Eglise conciliaire et années soixante ((. L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 2011, 236 p., 25 €. L’ouvrage, qui est dense, est malheureusement dépourvu d’un index.)) . L’ouvrage, resté peu diffusé jusqu’à maintenant, a le mérite de soulever une question très importante pour la compréhension de l’événement et de la doctrine du concile et de ses suites. Il s’agit de savoir à quel degré l’esprit de l’époque des années 1960 – l’auteur a décidé de l’appeler le soixantisme – a imprégné les acteurs du concile et influencé leurs choix. La question est impossible à éluder, et revient en définitive à se demander si les participants au concile avaient une vision cohérente d’opposition à la culture dominante, ou bien s’ils en ont suivi, au moins en partie, certaines de ses lignes principales. La réponse est connue. L’auteur, qui se présente de manière très modeste et quelque peu énigmatique ((. « Louis Rade, après des études de philosophie, s’est intéressé à des recherches de sociologie religieuse, particulièrement aux effets du concile Vatican II » (4e page de couverture). Quelques expressions dénotent un certain décalage par rapport aux usages français actuels, comme l’évocation des « années septante » ou l’allusion aux livres de « MM. Hamon et Rotman », « Mme Hervieu-Léger », et même « M. François Mauriac ».)) , commence par décrire les caractéristiques essentielles du soixantisme (jeunisme, hédonisme, consumérisme, sentimentalisme émotif, confusion des valeurs, esprit idéologique…). Il voudrait distinguer entre la modernité (au sens philosophique) et cet esprit du temps. Il y aurait là matière à une ample discussion, puisque précisément cet esprit n’est que l’expression culturelle, politique, économique, d’une avancée du phénomène moderne vers son achèvement. Cependant L. Rade n’a pas une approche proprement philosophique, il ignore notamment l’analyse fondamentale de Del Noce sur la question, et se tient à la présentation d’un « modèle » accumulant les indices d’une explication. Cette explication, il l’applique à la lecture d’un des grands textes conciliaires, et principalement à la « constitution pastorale » Gaudium et spes, sur l’Eglise dans « le monde de ce temps », qu’il lit en elle-même et aussi dans son contexte, en amont (de quel « monde » s’agissait-il ?) et en aval, c’est-à-dire dans les conséquences qui en ont été tirées et qui en vérifient et prolongent l’inspiration.
L. Rade ne s’intéresse pas au personnalisme, l’une des clés philosophiques internes du texte. Il préfère parler de sa « philosophie existentielle », optant pour la vision du « concret » de la vie des contemporains, un concret lui-même singulièrement rendu abstrait par la médiation des intellectuels – au sens large donné par Gramsci. « Qu’était-ce exactement, en effet, que le monde concret ? Inévitablement celui des journaux et des idées à la mode devait faire pression, substituant quelque peu un monde des idées sur le concret à un monde concret. […] Les « laïcs » représentant « le monde » […] ne pouvaient être que les plus actifs et motivés, souvent par des phénomènes soixantistes, alors que les plus passifs restaient dans l’ombre, sous-représentés, ceux-là mêmes […] que les réformes activistes et bavardes allaient parfois faire fuir » (p. 50). L’auteur trouve aisément des traces de l’opinion convenue alors en vogue, optimiste, exprimant le triomphalisme de la liberté du sujet plus « adulte » que jamais, et ses « aspirations » par définition légitimes. Il relève de manière corollaire tout ce que le texte minimise, voire omet, le côté ascétique de la vie chrétienne conforme au conseil donné par saint Pierre d’être sobres et vigilants (cf. Pi 5, 8). Et en définitive, toute idée de soumission, reçue dans la culture dominante des années 1960 comme une agression à l’égard de la dignité du sujet émancipé. De courtes remarques sur la liturgie transformée à partir de 1969–70 sont ici bienvenues pour attester de l’impact de cet état d’esprit sur les pratiques de la période, tant celles vécues au jour le jour (le refus de s’agenouiller, par exemple, devenu la règle sous l’impulsion d’une catégorie de pratiquants plus en avance que d’autres sur le chemin de l’auto-affirmation) que celles affectant les comités de traduction, les revues spécialisées dans la pastorale liturgique, etc.
Gaudium et spes a mal vieilli, et bien des propositions enthousiastes qui s’y rencontrent ont été déclassées par les recentrages successifs, surtout sous Jean-Paul II et maintenant par Benoît XVI. Louis Rade soulève alors un problème qui n’est pas encore sérieusement pris en compte : si le texte conciliaire date, c’est bien parce qu’il avait largement, et délibérément été marqué par, pour ne pas dire aligné sur, l’esprit de l’époque de sa rédaction. Il s’est ainsi lui-même historicisé. Il est donc condamné à dépérir : « Il semble que la cohérence exige l’application de la même médecine relativiste historiciste au concile lui-même, particulièrement à mesure que l’histoire passe » (p. 137). La proposition serait à établir avec plus de rigueur, son auteur passant du cas particulier de Gaudium et spes au « concile pastoral » dans son ensemble. Louis Rade n’y insiste pas, et cependant cette remarque devrait faire réfléchir à l’erreur opposée, consistant, contre l’intention même des protagonistes de l’événement, à vouloir isoler le corpus conciliaire hors de son temps, à traiter ses textes comme s’ils émanaient d’un concile de type traditionnel à visée dogmatique et donc de portée permanente. Sans doute, une part du contenu de Vatican II est-elle intemporelle : celle précisément qui répète les énoncés de foi antérieurs dans des termes accessibles à tous ceux qu’imprègne la culture chrétienne. Mais ce qui est spécifique de ce concile est justement ce qui est le plus lié à une époque particulière, « ce temps », qui fut celui du moment de la rédaction de Gaudium et spes, et nous n’y sommes plus : c’est là que l’usure est inéluctable.
De nombreuses autres questions sont soulevées dans Eglise conciliaire et années soixante, les analyses les plus suggestives étant celles des mécanismes créateurs de cercles vicieux. L’auteur aborde par exemple la question des signes des temps, ces « multiples langages de notre temps » que le concile demande « à tout le peuple de Dieu […] de scruter, de discerner et d’interpréter » (GS 44–2). Il voit dans cette invite collective la prise d’un risque de susciter une cacophonie idéologique, risque effectivement vérifié d’autant plus fortement que les éléments du « peuple de Dieu » supposés dotés de capacité d’interprétation ne pouvaient être puisés que dans les viviers de « militants », seuls à même d’exprimer avec audace les requêtes d’ouverture au monde. L. Rade cite fort à propos le passage d’un autre texte conciliaire – Presbyterorum ordinis, sur le ministère et la vie des prêtres, 9, 2 – dans lequel est dit que les prêtres « doivent écouter volontiers les laïcs […] pour pouvoir lire avec eux les signes des temps ». De tels propos, qui auraient pu dans une tout autre situation être compris comme un correctif de certaines tendances au cléricalisme, ont, dans la perspective d’ensemble du concile et dans le climat de changement d’époque « soixantiste », favorisé « la décomposition silencieuse et l’absorption dans le monde » (p. 123) ((. On notera qu’actuellement se manifeste une tentative de relance de la thématique des « signes des temps » ; voir entre autres Christoph Theobald, « Le concile Vatican II face à l’inconnu. L’aventure d’un discernement collégial des « signes des temps » », Etudes, octobre 2012, pp. 353–363. Article repris dans Aggiornamenti sociali (Milan), novembre 2012, pp. 742–752.)) .