Revue de réflexion politique et religieuse.

L’ou­bli du sym­bole

Article publié le 15 Avr 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

[note : cet article a été publié dans catho­li­ca, n. 92, p. 79–81]

Un ouvrage aus­si foi­son­nant qu’His­toire et théo­rie du sym­bole, de Jean Borel­la, décou­rage le résu­mé ((. Jean Borel­la, His­toire et théo­rie du sym­bole, L’Age d’Homme, coll. Del­phi­ca, Lau­sanne, 2004, 28 €.)) . Par moments trai­té, par­cou­rant l’histoire de la ques­tion, essai sou­vent, et alors plus en aper­çus, sug­ges­tions, déve­lop­pe­ments à l’arraché, démons­tra­tions pleines de brio mais lais­sant le lec­teur à bout de souffle ou le lâchant en cours de route pour le retrou­ver peu après…
Jean Borel­la ne pré­tend cer­tai­ne­ment pas appor­ter du nou­veau. Ce serait se contre­dire. Il rap­pelle ce qui était si connu, si fami­lier, et a été per­du, oh ! pas depuis bien long­temps, met­tons depuis l’époque de Gali­lée. Réfé­rence carac­té­ris­tique, en effet, puisqu’elle fonde le pro­gramme du dis­cours scien­ti­fique. Le mot est pris, et l’on peut le déplo­rer, au sens, moderne, posi­ti­viste, mais loin de nous lais­ser croire que cette « science » soit la science, puisqu’elle com­mence quand finit la démarche essen­tielle de l’intelligence, demande le renon­ce­ment à l’intelligence, sa mise en veilleuse, donc, puisque l’intelligence est facul­té du réel, appé­tence au réel, le renon­ce­ment au réel. Ce n’est que parce qu’elle se dés­in­té­resse radi­ca­le­ment de la réa­li­té que la science, depuis quatre siècles, réus­sit tant de per­for­mances remar­quables. Wla­di­mir Solo­viev, dans la même ligne de pen­sée, disait que la démarche des sciences dites exactes (exactes seule­ment dans l’observation du com­ment, mais inaptes à répondre au quoi et au pour­quoi) don­nait à l’esprit, au lieu de pain, des pierres à man­ger. C’est sur une pareille base que se construit la lin­guis­tique contem­po­raine, c’est de là qu’elle prend sa fécon­di­té propre. Pour étu­dier l’objet lan­gage, Saus­sure doit se dés­in­té­res­ser de la réa­li­té du lan­gage. Cela ne retire pas sa valeur à la lin­guis­tique saus­su­rienne, dans son ordre, mais la situe par rap­port à ce que peut être une méta­phy­sique du lan­gage, une phi­lo­so­phie, une épis­té­mo­lo­gie du signe.
L’activité méta­phy­sique, entre deux direc­tions pos­sibles, a tel­le­ment pris celle qui va vers l’abstraction, qu’elle abou­tit à se perdre. Jusqu’alors, elle ten­dait à la contem­pla­tion. C’est que la méta­phy­sique ne peut que conduire au silence. La démarche scien­ti­fique, elle, ignore ce silence plein qui est celui du Logos d’où pro­vient toute parole, toute intel­li­gi­bi­li­té. C’est-à-dire que, voyant bien la triade signi­fiant-signi­fié-réfé­rent, il laisse de côté le qua­trième terme, celui qui fonde la signi­fiance, le Réfé­rent de tous les réfé­rents. C’est dans sa lumière que nous voyons avec notre intel­li­gence, et quoi que ce soit que nous com­pre­nons, si infime cela soit-il, nous ne le com­pre­nons que parce qu’Il le com­prend en nous, et ce en se com­pre­nant d’abord Lui-même, car c’est en Lui-même que le Verbe connaît toutes choses, et en les connais­sant, par cela qu’Il les connaît, leur donne d’être. Cette doc­trine est ancienne et essen­tielle, elle se retrouve au prin­cipe de toute phi­lo­so­phie pla­to­ni­cienne ou chré­tienne. On la trouve en fait uni­ver­sel­le­ment (par exemple, me semble-t-il, dans l’Inde du tour­nant du début du XXe siècle, chez un Tagore). La culture moderne ne peut que perdre de vue le sym­bole. Elle tend à le rame­ner à la déno­ta­tion, comme le lan­gage des mots (ce rite, cette figure, cette image veulent dire exac­te­ment ceci) ou alors elle le per­çoit comme un signe vague, pure conven­tion (alors qu’il s’inscrit dans une tra­di­tion, et par là est ins­ti­tué, doté de sacra­li­té, mais en étant pris dans la natu­ra­li­té) ou confi­ture sur la tar­tine. « […] Le sym­bole, par son exis­tence même, est une méta­phy­sique impli­cite, le témoin muet d’“autre chose”, la preuve d’une alté­ri­té onto­lo­gique essen­tielle. Et l’on ne réfute pas une exis­tence. Nous ne disons pas du tout que le sym­bole témoigne de tel ou tel “autre monde”, nous disons, plus radi­ca­le­ment, qu’il nous éveille à la conscience de tout “autre monde” pos­sible. Toute trans­cen­dance est révé­la­trice de la fini­tude de l’ordre qu’elle trans­cende : c’est la ver­ti­cale qui révèle l’horizontalité des plans qu’elle tra­verse. […] [Le sym­bole] nous apprend que pen­ser et poser le monde, c’est pen­ser et poser un monde, et donc nous ouvrir du même coup à son au-delà. » (p. 226)
Alors qu’il est échelle de Jacob, ver­ti­cale qui fait des­cendre les rayons du Logos à chaque éche­lon de la réa­li­té. L’eau que je vois, touche et bois n’est pas une simple image d’une réa­li­té supé­rieure. Elle par­ti­cipe onto­lo­gi­que­ment de l’essence même de cette Eau qui existe au delà du sen­sible. Il me semble qu’ici se rejoignent for­te­ment idéisme (j’emploie ce mot pour évi­ter « idéa­lisme ») et réa­lisme méta­phy­siques. Ce n’est que dans le sym­bole que l’intelligence peut rejoindre la réa­li­té ultime. Il y a un mys­tère du sym­bole parce qu’il y a un infi­ni onto­lo­gique, et l’être humain n’aura jamais fini de le décou­vrir. Les fameuses conquêtes de la « rai­son » et de la « science », les fameuses « lumières », sont dépour­vues de véri­table mys­tère (qu’elles rem­placent abon­dam­ment en fait par la sur­prise, vite oubliée du reste, toute exci­ta­tion deman­dant bien­tôt une autre exci­ta­tion plus forte : qui ne voit tout ce qu’il peut y avoir là de vul­gaire et conduire à la vul­ga­ri­té en tous domaines), parce qu’elles tournent le dos au réel alors même qu’elles reven­diquent son mono­pole et son exclu­si­vi­té.
On pour­rait s’alarmer des cita­tions nom­breuses d’un René Gué­non et de repré­sen­tants de spi­ri­tua­li­tés qui sentent le soufre. Ce serait d’autorité, sans exa­men, fer­mer une porte où d’autres s’engouffrent sans dis­cer­ne­ment au prix de mul­tiples mal­en­ten­dus. Il eût été inté­res­sant que l’auteur nous intro­duise avec cer­tains ména­ge­ments dans une lit­té­ra­ture où poussent ensemble fleurs de l’Esprit et, je le crains, plantes véné­neuses.
Remer­cions Jean Borel­la d’avoir si clai­re­ment éta­bli la fécon­di­té de la démarche sym­bo­lique et mon­tré que là seule­ment se trouve un ave­nir digne de l’humanité, étant don­né qu’il n’est pas un seul domaine de l’agir ou du vécu humains qui échappe à l’emprise du sym­bole. Qu’il soit per­mis de spé­ci­fier cette remarque dans le domaine si essen­tiel de la litur­gie. Après une telle lec­ture, on n’a pas besoin d’un des­sin pour prendre conscience des errances du culte chré­tien des siècles modernes, et par­ti­cu­liè­re­ment, peut-être dans la plu­part des cas, du culte catho­lique latin actuel, si l’on veut se doter d’une saine anthro­po­lo­gie, à savoir phi­lo­so­phie, théo­lo­gie, ortho­praxie du sym­bole. Que le sym­bole soit uti­li­sé pra­ti­que­ment à contre­sens, c’est ce dont on est sans peine convain­cu à la vue des tor­rents d’explications qui se déversent au cours de nos assem­blées, propres à noyer la mèche qui fume encore de ce qui reste de ritua­li­té. Une socié­té qui, exis­ten­tiel­le­ment, perd ses rites a tout per­du et se perd elle-même.

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