L’oubli du symbole
[note : cet article a été publié dans catholica, n. 92, p. 79–81]
Un ouvrage aussi foisonnant qu’Histoire et théorie du symbole, de Jean Borella, décourage le résumé ((. Jean Borella, Histoire et théorie du symbole, L’Age d’Homme, coll. Delphica, Lausanne, 2004, 28 €.)) . Par moments traité, parcourant l’histoire de la question, essai souvent, et alors plus en aperçus, suggestions, développements à l’arraché, démonstrations pleines de brio mais laissant le lecteur à bout de souffle ou le lâchant en cours de route pour le retrouver peu après…
Jean Borella ne prétend certainement pas apporter du nouveau. Ce serait se contredire. Il rappelle ce qui était si connu, si familier, et a été perdu, oh ! pas depuis bien longtemps, mettons depuis l’époque de Galilée. Référence caractéristique, en effet, puisqu’elle fonde le programme du discours scientifique. Le mot est pris, et l’on peut le déplorer, au sens, moderne, positiviste, mais loin de nous laisser croire que cette « science » soit la science, puisqu’elle commence quand finit la démarche essentielle de l’intelligence, demande le renoncement à l’intelligence, sa mise en veilleuse, donc, puisque l’intelligence est faculté du réel, appétence au réel, le renoncement au réel. Ce n’est que parce qu’elle se désintéresse radicalement de la réalité que la science, depuis quatre siècles, réussit tant de performances remarquables. Wladimir Soloviev, dans la même ligne de pensée, disait que la démarche des sciences dites exactes (exactes seulement dans l’observation du comment, mais inaptes à répondre au quoi et au pourquoi) donnait à l’esprit, au lieu de pain, des pierres à manger. C’est sur une pareille base que se construit la linguistique contemporaine, c’est de là qu’elle prend sa fécondité propre. Pour étudier l’objet langage, Saussure doit se désintéresser de la réalité du langage. Cela ne retire pas sa valeur à la linguistique saussurienne, dans son ordre, mais la situe par rapport à ce que peut être une métaphysique du langage, une philosophie, une épistémologie du signe.
L’activité métaphysique, entre deux directions possibles, a tellement pris celle qui va vers l’abstraction, qu’elle aboutit à se perdre. Jusqu’alors, elle tendait à la contemplation. C’est que la métaphysique ne peut que conduire au silence. La démarche scientifique, elle, ignore ce silence plein qui est celui du Logos d’où provient toute parole, toute intelligibilité. C’est-à-dire que, voyant bien la triade signifiant-signifié-référent, il laisse de côté le quatrième terme, celui qui fonde la signifiance, le Référent de tous les référents. C’est dans sa lumière que nous voyons avec notre intelligence, et quoi que ce soit que nous comprenons, si infime cela soit-il, nous ne le comprenons que parce qu’Il le comprend en nous, et ce en se comprenant d’abord Lui-même, car c’est en Lui-même que le Verbe connaît toutes choses, et en les connaissant, par cela qu’Il les connaît, leur donne d’être. Cette doctrine est ancienne et essentielle, elle se retrouve au principe de toute philosophie platonicienne ou chrétienne. On la trouve en fait universellement (par exemple, me semble-t-il, dans l’Inde du tournant du début du XXe siècle, chez un Tagore). La culture moderne ne peut que perdre de vue le symbole. Elle tend à le ramener à la dénotation, comme le langage des mots (ce rite, cette figure, cette image veulent dire exactement ceci) ou alors elle le perçoit comme un signe vague, pure convention (alors qu’il s’inscrit dans une tradition, et par là est institué, doté de sacralité, mais en étant pris dans la naturalité) ou confiture sur la tartine. « […] Le symbole, par son existence même, est une métaphysique implicite, le témoin muet d’“autre chose”, la preuve d’une altérité ontologique essentielle. Et l’on ne réfute pas une existence. Nous ne disons pas du tout que le symbole témoigne de tel ou tel “autre monde”, nous disons, plus radicalement, qu’il nous éveille à la conscience de tout “autre monde” possible. Toute transcendance est révélatrice de la finitude de l’ordre qu’elle transcende : c’est la verticale qui révèle l’horizontalité des plans qu’elle traverse. […] [Le symbole] nous apprend que penser et poser le monde, c’est penser et poser un monde, et donc nous ouvrir du même coup à son au-delà. » (p. 226)
Alors qu’il est échelle de Jacob, verticale qui fait descendre les rayons du Logos à chaque échelon de la réalité. L’eau que je vois, touche et bois n’est pas une simple image d’une réalité supérieure. Elle participe ontologiquement de l’essence même de cette Eau qui existe au delà du sensible. Il me semble qu’ici se rejoignent fortement idéisme (j’emploie ce mot pour éviter « idéalisme ») et réalisme métaphysiques. Ce n’est que dans le symbole que l’intelligence peut rejoindre la réalité ultime. Il y a un mystère du symbole parce qu’il y a un infini ontologique, et l’être humain n’aura jamais fini de le découvrir. Les fameuses conquêtes de la « raison » et de la « science », les fameuses « lumières », sont dépourvues de véritable mystère (qu’elles remplacent abondamment en fait par la surprise, vite oubliée du reste, toute excitation demandant bientôt une autre excitation plus forte : qui ne voit tout ce qu’il peut y avoir là de vulgaire et conduire à la vulgarité en tous domaines), parce qu’elles tournent le dos au réel alors même qu’elles revendiquent son monopole et son exclusivité.
On pourrait s’alarmer des citations nombreuses d’un René Guénon et de représentants de spiritualités qui sentent le soufre. Ce serait d’autorité, sans examen, fermer une porte où d’autres s’engouffrent sans discernement au prix de multiples malentendus. Il eût été intéressant que l’auteur nous introduise avec certains ménagements dans une littérature où poussent ensemble fleurs de l’Esprit et, je le crains, plantes vénéneuses.
Remercions Jean Borella d’avoir si clairement établi la fécondité de la démarche symbolique et montré que là seulement se trouve un avenir digne de l’humanité, étant donné qu’il n’est pas un seul domaine de l’agir ou du vécu humains qui échappe à l’emprise du symbole. Qu’il soit permis de spécifier cette remarque dans le domaine si essentiel de la liturgie. Après une telle lecture, on n’a pas besoin d’un dessin pour prendre conscience des errances du culte chrétien des siècles modernes, et particulièrement, peut-être dans la plupart des cas, du culte catholique latin actuel, si l’on veut se doter d’une saine anthropologie, à savoir philosophie, théologie, orthopraxie du symbole. Que le symbole soit utilisé pratiquement à contresens, c’est ce dont on est sans peine convaincu à la vue des torrents d’explications qui se déversent au cours de nos assemblées, propres à noyer la mèche qui fume encore de ce qui reste de ritualité. Une société qui, existentiellement, perd ses rites a tout perdu et se perd elle-même.