Autour de l’interprétation du concile Vatican II
Le lendemain de l’annonce de la renonciation de Benoît XVI, celui-ci s’est adressé aux prêtres du diocèse de Rome, le 14 février, dans un discours d’adieu effectué sans notes mais disponible en vidéo et transcrit et publié sur le site du Vatican en diverses langues. De ce discours on peut d’abord dire qu’il fait droit à l’histoire réelle des faits : le premier jour de la première semaine du concile, la majorité des évêques a récusé l’ordre du jour établi par la Curie mandatée par Jean XXIII. Toutefois, a dit curieusement Benoît XVI, « ce ne fut pas un acte révolutionnaire, mais un acte de conscience, de responsabilité de la part des pères conciliaires ». Un acte suscité par des leaders, les cardinaux Liénart (Lille) et Frings (Cologne), ainsi que par des « grandes figures comme les pères de Lubac, Daniélou, Congar », et finalement les évêques « qui avaient les intentions les plus définies », « ce que l’on a appelé “l’Alliance rhénane” ». De tout cela, l’ancien expert conciliaire Joseph Ratzinger attendait que sorte un grand renouvellement, « une nouvelle Pentecôte, une nouvelle ère de l’Eglise ». Ce rappel des faits, rigoureusement exact, a souvent été déformé par des présentations lénifiantes, et l’on sait gré à Benoît XVI de l’avoir rapporté sans détour, y compris en s’incluant dans le camp des agents d’activation de l’époque.
Le deuxième point développé dans ce discours est une formulation qui va dans le sens de l’ensemble de l’herméneutique ratzinguérienne et de son concept central de « réforme », opposé aux deux pôles de la continuité (traditionalisante) et de la rupture : le « concile des Pères – le vrai concile » (c’est-à-dire celui de la « réforme ») et le « concile des médias » répondant aux désirs d’un monde totalement étranger à la foi chrétienne, mais source des pires ravages internes (Benoît XVI a évoqué les séminaires et les couvents fermés, la liturgie centrée sur la communauté, et quelques-uns des thèmes théologiques qui ont justifié tout cela). On en revient sans cesse au problème, multiforme, de l’interprétation.
L’une des questions posées par cette distinction entre concile réel et concile médiatique est celle-ci : comment se fait-il qu’à l’intérieur de l’Eglise ait pu prévaloir pendant un demi-siècle une vision inversée de la réalité ? Qu’ont donc fait les autorités en charge pour éviter une illusion aussi considérable (et si elles se sont montrées passives ou, pire, incapables, comment cela peut-il s’interpréter) ?
Une autre question est celle que Joseph Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, avait soulevé à propos de la façon dont le concile, fût-ce celui de la réalité, ait pu être considéré comme un « superdogme » ((. « La vérité est que le Concile lui-même n’a défini aucun dogme. Il a voulu de manière consciente s’exprimer selon un registre plus modeste, comme un concile simplement pastoral ; cependant, beaucoup l’interprètent comme s’il était un “super-dogme” qui enlève à tout le reste son importance. » (J. Ratzinger, Conférence aux évêques du Chili et de Colombie, Santiago, 13 juillet 1988, relative à « l’affaire Lefebvre ». Version française intégrale sur www.laportelatine.org))) – c’est encore le cas aujourd’hui, entre autres, dans les milieux les plus « modérés ». Or il ne convient pas qu’il le soit, eu égard à sa nature toute particulière. Une vue plus ajustée à sa vraie qualification permet déjà de faire un pas en direction de l’indispensable réévaluation de la période écoulée.
Le document qui suit nous a été aimablement communiqué par Mgr Florian Kolfhaus, actuellement en poste au Vatican, à la Secrétairerie d’Etat. Il apporte une importante contribution au dossier. La publication originale a été effectuée en allemand, dans la revue électronique Die Neue Ordnung, dirigée par le père dominicain Wolfgang Ockenfels ((. www.die-neue-ordnung.de/)) . Traduction par nos soins, relue par l’auteur.
Cinquante ans après l’ouverture du concile Vatican II s’est ouverte une nouvelle discussion autour de son interprétation. Parmi les éléments de cette discussion figure la question suivante : jusqu’à quel point ce Concile constitue-t-il une rupture avec la tradition ecclésiale ou est-il au contraire totalement intégré à la continuité du magistère ? L’élément déclencheur principal de ces échanges autour de la juste interprétation du Concile fut le fameux discours à la Curie romaine du pape Benoît XVI, en date du 22 décembre 2005. A cette occasion, Benoît XVI avait indiqué que le concile Vatican II ne pouvait être compris que dans le contexte de l’ensemble de la tradition de l’Eglise.
Il n’y avait eu aucun « tournant copernicien », aucun nouveau départ radical, aucune rupture avec ce qu’avaient jusqu’alors enseigné papes et conciles. Plus encore, le concile Vatican II devait être correctement compris au moyen d’une herméneutique de la réforme dans la continuité. Ce discours a assurément fait entrer l’herméneutique du Concile dans une nouvelle phase. Alors que pendant des années le concile Vatican II avait été considéré avant tout comme un événement (« event »), dont le fameux « esprit » semblait beaucoup plus important que les documents qu’il avait adoptés, il était désormais reconnu que ce qui importait était avant tout la lecture des textes du dernier concile. De la signification du Concile en tant qu’événement – le pape Jean XXIII voulait en faire un symbole de l’unité ecclésiale – il n’est pas possible de douter. Il est cependant indispensable d’émettre un avis critique à l’égard de Giuseppe Alberigo et son école de Bologne, qui mettent en valeur le Concile avant tout en tant qu’événement et partent de l’idée que son esprit est situé au-delà des textes qu’il a produits. Alberigo donne ainsi l’impression que le Bienheureux Jean XXIII aurait donné dès le début – en faisant face à la résistance de la Curie romaine – une ligne clairement pastorale et « libérale », qui peut être résumée par le terme d’« aggiornamento », que Jean XXIII utilisa d’ailleurs en premier lieu non pas au sujet du Concile mais concernant la réforme du Code de droit canon ((. « Ce mot [aggiornamento] fut utilisé [par Jean XXIII en 1959] pour expliquer que le droit canon devrait faire l’objet d’un “aggiornamento” suite au Concile. [.] Et le mot “aggiornamento” ne réapparut dans les discours, lettres et textes de Jean XXIII que trois ans après l’annonce du Concile. » (A. von Teuffenbach, Aus Liebe und Treue zur Kirche. Eine etwas andere Geschichte des Zweiten Vatikanums, Berlin, 2004, p. 80))) . Le pape aurait eu une vision bien plus large et aurait voulu beaucoup plus de choses que ce que les textes – sous l’influence, avant tout, d’un Paul VI « hésitant » et « conservateur » – ne rendent in fine que de manière embryonnaire et pleine de compromis. Une telle analyse omet le fait que Jean XXIII a voulu et approuvé les schémas préparés par la Curie, et que la signification qu’il conférait au mot « pastoral » n’était pas univoque. Au début du Concile il soulignait sa claire intention de préciser une doctrine et demandait comme intention de prière pour le mois d’octobre, en tant qu’« intention du Saint Père », de prier pour que le « magistère infaillible du Concile » permette de défendre efficacement la foi « contre les dangers et les erreurs » ((. « Non sine gravi ratione in quibusdam casibus recensentur atque reprobantur errores. “Ut per magisterium infallibile Concilii Vaticani II errores et pericula contra fidem et mores clarius omnibus innotescant.” Haec erat intentio generalis apostolatus orationis pro mense octobri huius anni, approbata a nostro Summo et amantissimo Pontefice Ioanne XXIII feliciter regnante. » (Acta synodalia [AS], I/4, 125))) . Ce n’est que pendant le Concile que le caractère spécifiquement « pastoral » de ce dernier s’est développé et il a constitué pour les pères eux-mêmes une vraie nouveauté. Ce nouveau « style » s’exprime tout d’abord dans le souhait exprimé de rédiger des textes facilement compréhensibles et de se fonder sur des arguments bibliques. On ne voulut en premier lieu pas de définition liée à une école de théologie en particulier, puis aucune définition magistérielle. Contrairement à ce qu’écrivit Alberigo, il n’y eut aucun programme clair d’« ouverture ecclésiale », qui aurait été au fondement des travaux, à l’initiative de Jean XXIII, qui aurait été lentement maîtrisé par la Curie et qui ne lui survivrait que sous la forme de l’esprit du « bon pape Jean » et de ce qu’aurait pu être son concile. Ce fut bien au contraire exactement l’inverse qui se produisit. Ce n’est que pendant le Concile que le caractère pastoral de ce dernier s’est développé – et ce de manière variée dans des documents de style très différent – et a pris forme dans des textes concrets, et non avant tout dans des gestes et des messages.
A cinquante ans de distance et pour une génération qui n’a pas vécu directement cette période, le Concile ne peut pas avant tout être interprété comme un événement sans encourir le risque de développer un mythe du Concile, vague et inintelligible, que la transformation de la réalité à l’origine de ce mythe soit libérale ou traditionaliste. C’est aux textes de ce concile que l’on doit avant tout s’intéresser.
A partir de là se pose immédiatement la question de l’adoption par le concile Vatican II, à la différence des conciles de Trente et de Vatican I, de documents de différentes natures : constitutions, déclarations, décrets. Le cardinal Joseph Ratzinger parlait dans son fameux discours du 13 juillet 1988 aux évêques du Chili du fait que « tous les documents du Concile n’ont pas le même rang ». Josef Gehr montra également, dans le cadre d’un travail de doctorat en droit canon ayant fait l’objet d’une publication, que les textes du concile Vatican II n’ont pas dans l’absolu la même valeur ((. J. Gehr, Die rechtliche Qualifikation der Beschlüsse des Zweiten Vatikanischen Konzils, EOS Verlag, St. Ottilien, 1997.)) . La note de la Congrégation pour la doctrine de la foi du 6 janvier 2012 met également cela en évidence : « Autour de ses quatre Constitutions, véritables piliers du Concile, se regroupent les Déclarations et les Décrets, qui affrontent quelques-unes des questions majeures de l’époque ». Dans son exposé du 12 octobre 2012 à Passau, Rudolf Voderholzer a très clairement et justement expliqué que « les seize textes avaient un ordre et une hiérarchie ». « Les textes n’ont pas tous le même poids, poursuivait-il. Fondamentalement, il est possible de distinguer les quatre “constitutions” – le groupe de textes le plus important – des décrets, au nombre de neuf, qui en constituent ainsi comme des “modalités d’application”, qui sont le déploiement de ce qui a été dit dans les constitutions. Enfin viennent trois “déclarations”, dont le contenu est tourné vers l’extérieur […] On peut déjà déduire de cet ordonnancement des textes entre eux une première indication pour l’interprétation : les déclarations et les décrets doivent être lus à la lumière des constitutions, et non l’inverse. » ((. « Bruch oder Kontinuität ? Zur Hermeneutik des II. Vatikanischen Konzils », Festvortrag am 12. Oktober 2012 von Univ.-Prof. Dr. Rudolf Voderholzer, Diözesanes Zentrum für liturgische Bildung Passau (dir.), Passau, 2012. Il est intéressant de se référer aux propos très différents tenus par Karl Rahner et Herbert Vorgrimler au sujet du décret sur l’oecuménisme dans l’ouvrage Kleines Konzilskompendium (Fribourg, 1966) : « L’enseignement du Concile sur la relation de l’Eglise catholique aux Eglises et aux chrétiens non catholiques est contenu dans la constitution dogmatique sur l’Eglise, dans le décret sur l’oecuménisme ainsi que dans le décret sur les Eglises catholiques orientales. Cet enseignement doit être pris dans son ensemble. Il serait faux de ne considérer le décret sur l’oecuménisme que comme une traduction pratique de l’enseignement indiqué dans la constitution. » (p. 217)))
Naturellement, ce constat ne conduit pas nécessairement à considérer que deux documents de même nature auraient une importance identique et qu’ainsi, par exemple, les décrets Inter mirifica et Unitatis redintegratio auraient la même portée. Le dialogue oecuménique est sans aucun doute un défi plus important que les moyens de communication modernes qui étaient alors en cours de développement. Le décret sur l’oecuménisme concerne les relations de l’Eglise catholique, ainsi que sa cohabitation, avec des Eglises orthodoxes, des communautés ecclésiales ou des chrétiens qui ne se trouvent pas en son sein. Il s’agit ainsi d’un thème spécifiquement chrétien, avec des aspects théologiques importants. Le décret Inter mirifica à l’inverse concerne les relations entre l’Eglise d’une époque donnée et une réalité en plein essor, les moyens de communication de l’information.
Mais, avec Inter mirifica comme dans le cas d’Unitatis redintegratio, on est en présence non pas d’un nouvel enseignement mais d’une pratique nouvelle ou renouvelée. Les deux thèmes sont traités dans des décrets parce que, au-delà de toutes leurs différences, ils ont en commun leur orientation vers le domaine pratique.
[…]