De la métaphysique à la phénoménologie et retour
La phénoménologie occupe une place importante dans la philosophie contemporaine. on a beaucoup glosé sur ce style philosophique. Comment un esprit attaché à la pensée traditionnellement recommandée par l’Eglise doit-il le juger ? Il n’y a pas de réponse univoque à cette question. La phénoménologie se décline au pluriel et il y a lieu d’examiner chaque auteur en particulier. Nous voudrions le faire, en marge d’ouvrages récemment parus, à propos de l’un des représentants les plus connus de la phénoménologie française contemporaine, Jean-Luc Marion ((. Jean-Luc Marion, La rigueur des choses. Entretiens avec Dan Arbib, Flammarion, 2012, 298 p., 21 €.)) , ainsi que d’un phénoménologue polonais célèbre pour d’autres raisons, Karol Wojtyla ((. Dom Philippe Jobert, Initiation à la philosophie de Jean-Paul II, Osmose, 2011, 74 p., 5 €.)) .
Dans un livre d’entretien avec un interlocuteur discret et respectueux, Jean-Luc Marion nous donne l’introduction à sa pensée peut-être la plus autorisée, avec une éclairante perspective sur sa personnalité et son itinéraire, et aussi quelques prises de position sur l’actualité.
Professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne, catholique philosophe auteur d’une œuvre considérable, proche du cardinal Lustiger au fauteuil duquel, à l’Académie française, il a été élu en 2008, il est aussi l’un des fondateurs de l’édition francophone de la revue internationale Communio (en laquelle il voit une revue opposée à Concilium moins par son contenu que par sa structure et son organisation décentralisée). Il occupe dans la vie intellectuelle française une place originale sur laquelle ce livre d’entretiens apporte de précieuses informations.
L’ouvrage est divisé en six parties, dont la première trace l’itinéraire surtout intellectuel de l’auteur. Fier d’être issu d’une famille de catholiques républicains, il explique comment, après avoir fondé dans son lycée une section de la Jeunesse étudiante chrétienne, il est « devenu neutre et tout à fait opposé à toute forme d’action, même et surtout « catholique » » (41). Il raconte par quelle voie il en est venu à l’étude des Pères de l’Eglise, plutôt qu’à faire du thomisme. Il tenait à sortir du néothomisme comme « système catholique ». C’est ainsi qu’il dit sa proximité avec la théologie de H.-U. von Balthasar, qu’il oppose à K. Rahner. Ce dernier est curieusement qualifié de thomiste transcendantal – qualification dont le deuxième terme peut être retenu, ce qui est nettement moins le cas du premier. Pour Balthasar, qui a raison selon Marion, la Révélation n’a pas de condition de possibilité, sinon elle-même. Pour Rahner la théologie chrétienne devrait s’appuyer sur une précompréhension métaphysique, sur des conditions logiques de possibilité ou d’impossibilité (50–51). Mais, remarquons-le, cette opposition est boiteuse, car elle concerne d’un côté la théologie, et de l’autre la Révélation : l’une peut fort bien avoir des conditions dont l’autre peut ou doit se passer.
Une cinquantaine de pages très techniques est ensuite consacrée à Descartes sur lequel Marion a beaucoup écrit. Il donne ici une vue d’ensemble de son travail d’historien de la philosophie. Relevons simplement que Descartes semble judicieusement compris en référence à son ontologie implicite idéaliste, rapprochée de celle de Berkeley.
A côté de son travail d’historien de Descartes, Marion a produit une importante œuvre philosophique personnelle qui mérite un détour plus attentif. A ses yeux il n’y a, au temps qui est le nôtre, que deux manières de faire de la philosophie : la philosophie analytique, principalement anglo-saxonne, et la phénoménologie. C’est cette dernière qui a la faveur de Marion. Tout autre style philosophique est renvoyé aux oubliettes de l’histoire, ce qui vaut notamment de la métaphysique. De cette dernière Marion reprend la conception et la définition qu’en a données Heidegger. Ce philosophe a une importance majeure pour Marion. En forçant le trait il dit que l’on est heideggerien ou anti-heideggerien. Son choix est fait, ce qui ne signifie pas qu’il adhère à toutes les thèses du philosophe allemand, mais sa dette envers lui est grande. Ainsi pour Heidegger la métaphysique est chose du passé. La rationalité métaphysique, commodément confondue avec la rationalité technique, sa maîtrise sur les choses, sa capacité d’anticipation pour écarter tout imprévu et tout danger, commencerait avec Duns Scot pour s’étendre jusqu’à Nietzsche (213). Les Pères de l’Eglise pensent avant le système de la métaphysique. Mais où donc placer un saint Thomas ? Et que dire du « néothomisme », sinon qu’il est une aberration relativement à l’« historialité » de la philosophie, c’est-à-dire à la logique historique du déploiement de la philosophie ?
La voie pour sortir de la métaphysique, en dernier ressort confondue avec la philosophie moderne, qui n’est en rien une pensée de l’être, est la phénoménologie. Husserl, le père de la phénoménologie, a voulu dépasser cette philosophie transcendantale, où le sujet est donateur de sens, où la chose réelle n’est plus qu’un « objet » constitué par l’esprit humain, il a voulu revenir « aux choses elles-mêmes ». Mais il a échoué dans son entreprise – que Marion, comme Lévinas avant lui, reprend à nouveaux frais. Il veut en finir avec cet idéalisme consubstantiel à la philosophie moderne, y compris Husserl, et il confie cette tâche à une phénoménologie revue, corrigée, complétée. Le concept phare de Marion est celui de donation. En allemand il y a se dit es gibt, littéralement cela donne : la chose est donc donnée. Il faut reconnaître les phénomènes dans leur pure donation. Mais ce concept présente une ambiguïté exploitée par Marion. Le donné serait dans certains cas irréductible à sa constitution comme objet. Tout phénomène ne serait pas constitué : Marion forge la notion de « phénomène saturé », lequel ne serait pas un objet constitué par le sujet connaissant, mais un événement qui, imprévisible, advient et le surprend (157). Le phénomène saturé décide, il se donne en lui-même, « mais rien ne peut se donner en soi que s’il se donne » (137) et il s’agit de le recevoir exactement comme il se donne, et aussi de lui répondre. Il en va ainsi d’autrui, ou encore de la capacité à être affecté qu’il appelle chair.
On ne peut que saluer cette volonté de sortir de la philosophie transcendantale, qui absolutisait le sujet. Tout le problème est de savoir si la phénoménologie est le meilleur moyen pour ce faire. Si nous avons bien compris, Marion transforme le passif « être donné » (la Gegebenheit de Husserl) en un « se donner » pronominal dont il exploite les sous-entendus ou les implications qui peuvent conduire loin, plus loin que ce que la phénoménologie est supposée pouvoir faire en raison de ses prémisses méthodologiques. Marion invente une phénoménologie de l’inapparent, de l’au-delà du phénomène : mais est-ce cohérent, si l’on se souvient que la phénoménologie est supposée avoir le phénomène – l’apparent – comme objet formel propre ? Cette tentative de Marion, devant laquelle on peine à réprimer une impression d’arbitraire, cette méta-phénoménologie « qui ne se borne pas à la phénoménalité des objets ni à celle des étants » (188), lui vaudra des critiques, dont celle de D. Janicaud dans son Tournant théologique de la phénoménologie française : parler de donation, n’est-ce pas investir un terrain métaphysico-religieux qui outrepasse le domaine des phénomènes auquel la phénoménologie est censée s’en tenir, n’est-ce pas finalement insinuer un donateur ?
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