Revue de réflexion politique et religieuse.

Insuf­fi­sante res­pon­sa­bi­li­té

Article publié le 13 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Quoique sus­cep­tible de bien des inter­pré­ta­tions, le « prin­cipe de pré­cau­tion » a été inté­gré à la consti­tu­tion en 2005. Avec pour pas­sio­na­ria Natha­lie Kos­cius­ko-Mori­zet, à l’époque la plus jeune dépu­tée de la majo­ri­té Chi­rac, il a ser­vi de ban­nière à un éco­lo­gisme se pré­sen­tant comme trans­par­ti­san ; il accom­pagne sou­vent d’autres locu­tions à usage quelque peu incan­ta­toire, comme le déve­lop­pe­ment durable, l’écoconception, le dérè­gle­ment cli­ma­tique, le com­merce équi­table, l’agriculture bio, le bilan car­bone ou le Gre­nelle de l’environnement. Symé­tri­que­ment, ledit prin­cipe s’est vu vive­ment cri­ti­qué : le rap­port pour la libé­ra­tion de la crois­sance fran­çaise, diri­gé par Jacques Atta­li et se vou­lant éga­le­ment « non par­ti­san », l’a jugé poten­tiel­le­ment inhi­bant pour la recherche, pré­ju­di­ciable à l’innovation, sus­cep­tible de consti­tuer un obs­tacle à la crois­sance, à grand ren­fort de locu­tions à usage tout aus­si magique. Der­rière les polé­miques de sur­face, ce débat laisse devi­ner les contours du champ sur lequel se ren­contrent et s’accordent les pro­ta­go­nistes, d’autant que ceux-ci semblent jouer, en pre­mière lec­ture, à fronts ren­ver­sés. Cela ne peut qu’inviter à reve­nir vers la source, à savoir le phi­lo­sophe Hans Jonas (1903–1993), qui vient de faire l’objet de deux publi­ca­tions ((. Hans Jonas, L’art médi­cal et la res­pon­sa­bi­li­té humaine, tra­duit, pré­sen­té et anno­té par Eric Pom­mier, Les édi­tions du Cerf, 2012, ici abré­gé en [AM]. Eric Pom­mier, Hans Jonas et le Prin­cipe Res­pon­sa­bi­li­té, PUF, 2012, ici abré­gé en [PR]. Ce second ouvrage aurait été mieux inti­tu­lé : Jonas, du Prin­cipe res­pon­sa­bi­li­té à la bioé­thique.)) .
Hans Jonas doit sa noto­rié­té au Prin­cipe res­pon­sa­bi­li­té ((. Hans Jonas, Le prin­cipe res­pon­sa­bi­li­té, Champs essais, 2009, repre­nant la troi­sième édi­tion publiée au Cerf en 1995. Les numé­ros de page sans réfé­rence ren­voient à cet ouvrage.)) , qui date de 1979. Jonas y déploie pas à pas la pen­sée d’un homme authen­ti­que­ment culti­vé, auteur d’un Augus­tin et le pro­blème pau­li­nien de la liber­té comme de publi­ca­tions sur les impli­ca­tions morales des révo­lu­tions tech­no­lo­giques. Le prin­cipe res­pon­sa­bi­li­té est un vrai livre, riche, atten­tif aux arti­cu­la­tions de la pen­sée et à la por­tée des argu­ments. Il en res­sort la clef sui­vante : l’homme, abu­sant des faci­li­tés offertes par le pro­grès tech­nique, risque d’endommager la bio­sphère, voire de rendre la terre invi­vable. Il faut prendre conscience de la « vul­né­ra­bi­li­té cri­tique de la nature par l’intervention tech­nique de l’homme » (p. 31), vul­né­ra­bi­li­té que nous révèlent les dom­mages déjà cau­sés. « La nature en tant qu’objet de la res­pon­sa­bi­li­té humaine est cer­tai­ne­ment une nou­veau­té à laquelle la théo­rie éthique doit réflé­chir » (pp. 31–32). Il en découle un nou­vel impé­ra­tif : « Un impé­ra­tif adap­té au nou­veau type de l’agir humain et qui s’adresse au nou­veau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ain­si : “Agis de façon que les effets de ton action soient com­pa­tibles avec la Per­ma­nence d’une vie authen­ti­que­ment humaine sur terre” ; […] “Ne com­pro­mets pas les condi­tions pour la sur­vie indé­fi­nie de l’humanité sur terre” » (p. 40). « L’avenir de l’humanité est la pre­mière obli­ga­tion du com­por­te­ment col­lec­tif humain à l’âge de la civi­li­sa­tion tech­nique deve­nue “toute puis­sante” modo nega­ti­vo » (p. 260). Cette thèse fon­da­men­tale, objet de la pre­mière par­tie, est ensuite reprise en ses fon­de­ments (cha­pitres 2 à 4, sur le savoir et le devoir, les fins et l’être, le bien et la res­pon­sa­bi­li­té) ; elle est alors confron­tée à l’idée de pro­grès (cha­pitre 5), avec une fine cri­tique de tout uto­pisme (cha­pitre 6).
Avant de faus­ser com­pa­gnie à notre auteur, ren­dons-lui l’hommage dû à une très belle intel­li­gence, à des intui­tions qui ne deman­de­raient qu’à être repla­cées et à une réelle capa­ci­té à ouvrir des ques­tions. Face aux pro­blèmes modernes, Jonas n’hésite pas à en appe­ler à la néces­si­té d’une méta­phy­sique et du prin­cipe de fina­li­té (p. 98, [AM] pp. 39–40). Il déve­loppe une cri­tique dis­crète de Kant, tant éthique qu’ontologique. Il prend net­te­ment posi­tion pour la spé­ci­fi­ci­té de l’homme, que les évo­lu­tion­nismes se sont tant effor­cés d’abaisser au rang d’animal-comme-les-autres. « Pour faire bref, le résul­tat pré­sup­po­sé par la suite est la réha­bi­li­ta­tion de l’auto-attestation pri­mi­tive de la sub­jec­ti­vi­té, c’est-à-dire de son acti­vi­té auto­nome contes­tée par le maté­ria­lisme et dégra­dée au rang d’un “épi­phé­no­mène” » (pp. 130–131).
Jonas mul­ti­plie les remarques sug­ges­tives. Il se dis­tingue de Max Weber, dont l’opposition entre « éthique de convic­tion » et « éthique de res­pon­sa­bi­li­té » repose sur un emploi impropre des termes, et s’avère d’une por­tée fort limi­tée : l’éthique de convic­tion, chez Weber, n’est en fait qu’une éthique de l’inconditionnalité, sus­cep­tible de plus et de moins (pp. 174–175). On retien­dra enfin la cri­tique constante de l’utopisme : mar­xisme d’Ernst Bloch (1885–1977) et de son Prin­cipe Espé­rance, sur­homme de Nietzsche, pro­gres­sisme héri­té de Bacon et tou­jours renais­sant. « C’est plu­tôt le pro­grès tech­nique qui est deve­nu “l’opium des masses” que la reli­gion est cen­sée avoir été autre­fois, et il est à craindre que, plus encore dans le mar­xisme que dans le capi­ta­lisme, il ne sera pas seule­ment pour les masses » (p. 296). Phi­lo­sophe de la modé­ra­tion, défen­seur du « pro­grès avec pré­cau­tion » (p. 359), Jonas rap­pelle : « Nous avons trou­vé qu’il n’y a aucune ana­lo­gie per­ti­nente entre l’existence indi­vi­duelle et l’existence his­to­rique » (p. 310). Cela lui four­nit l’occasion d’un éloge du loi­sir (p. 380) et de pages aux accents épi­cu­riens : « Faut-il que je fasse à Bloch le récit de ce dont dans sa longue et riche vie il a cer­tai­ne­ment eu bien plus de preuves que moi ? Un sou­ve­nir de la mienne : quand tout à fait sans m’y attendre, je me trou­vais dans la sacris­tie de S. Zac­ca­ria à Venise devant le trip­tyque des madones de Gio­van­ni Bel­li­ni, s’empara de moi le sen­ti­ment : ici il y eut un ins­tant de per­fec­tion et moi j’ai le pri­vi­lège de le contem­pler, des mil­lé­naires l’avaient pré­pa­ré, des mil­lé­naires durant, il ne revien­drait pas si l’on ne s’en empa­rait pas – l’instant où dans “l’équilibre fugace de forces immenses” l’univers a l’air de s’immobiliser pour le temps d’un bat­te­ment de coeur, afin de rendre pos­sible une suprême récon­ci­lia­tion de ses contra­dic­tions dans une oeuvre humaine. Et ce que cette oeuvre humaine retient, c’est le pré­sent abso­lu en soi – pas un pas­sé, pas un ave­nir, aucune pro­messe, aucune pos­té­ri­té, qu’elle soit meilleure ou pire, pas le pré-appa­raître de quoi que ce soit, mais l’apparaître intem­po­rel en soi » (p. 409). Pour clore son essai (pp. 423–424), Jonas trouve deux belles pages sur le réap­pren­tis­sage du sacré et du res­pect, avec des accents qui rap­pellent la voie néga­tive.
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