Insuffisante responsabilité
Quoique susceptible de bien des interprétations, le « principe de précaution » a été intégré à la constitution en 2005. Avec pour passionaria Nathalie Kosciusko-Morizet, à l’époque la plus jeune députée de la majorité Chirac, il a servi de bannière à un écologisme se présentant comme transpartisan ; il accompagne souvent d’autres locutions à usage quelque peu incantatoire, comme le développement durable, l’écoconception, le dérèglement climatique, le commerce équitable, l’agriculture bio, le bilan carbone ou le Grenelle de l’environnement. Symétriquement, ledit principe s’est vu vivement critiqué : le rapport pour la libération de la croissance française, dirigé par Jacques Attali et se voulant également « non partisan », l’a jugé potentiellement inhibant pour la recherche, préjudiciable à l’innovation, susceptible de constituer un obstacle à la croissance, à grand renfort de locutions à usage tout aussi magique. Derrière les polémiques de surface, ce débat laisse deviner les contours du champ sur lequel se rencontrent et s’accordent les protagonistes, d’autant que ceux-ci semblent jouer, en première lecture, à fronts renversés. Cela ne peut qu’inviter à revenir vers la source, à savoir le philosophe Hans Jonas (1903–1993), qui vient de faire l’objet de deux publications ((. Hans Jonas, L’art médical et la responsabilité humaine, traduit, présenté et annoté par Eric Pommier, Les éditions du Cerf, 2012, ici abrégé en [AM]. Eric Pommier, Hans Jonas et le Principe Responsabilité, PUF, 2012, ici abrégé en [PR]. Ce second ouvrage aurait été mieux intitulé : Jonas, du Principe responsabilité à la bioéthique.)) .
Hans Jonas doit sa notoriété au Principe responsabilité ((. Hans Jonas, Le principe responsabilité, Champs essais, 2009, reprenant la troisième édition publiée au Cerf en 1995. Les numéros de page sans référence renvoient à cet ouvrage.)) , qui date de 1979. Jonas y déploie pas à pas la pensée d’un homme authentiquement cultivé, auteur d’un Augustin et le problème paulinien de la liberté comme de publications sur les implications morales des révolutions technologiques. Le principe responsabilité est un vrai livre, riche, attentif aux articulations de la pensée et à la portée des arguments. Il en ressort la clef suivante : l’homme, abusant des facilités offertes par le progrès technique, risque d’endommager la biosphère, voire de rendre la terre invivable. Il faut prendre conscience de la « vulnérabilité critique de la nature par l’intervention technique de l’homme » (p. 31), vulnérabilité que nous révèlent les dommages déjà causés. « La nature en tant qu’objet de la responsabilité humaine est certainement une nouveauté à laquelle la théorie éthique doit réfléchir » (pp. 31–32). Il en découle un nouvel impératif : « Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : “Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre” ; […] “Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre” » (p. 40). « L’avenir de l’humanité est la première obligation du comportement collectif humain à l’âge de la civilisation technique devenue “toute puissante” modo negativo » (p. 260). Cette thèse fondamentale, objet de la première partie, est ensuite reprise en ses fondements (chapitres 2 à 4, sur le savoir et le devoir, les fins et l’être, le bien et la responsabilité) ; elle est alors confrontée à l’idée de progrès (chapitre 5), avec une fine critique de tout utopisme (chapitre 6).
Avant de fausser compagnie à notre auteur, rendons-lui l’hommage dû à une très belle intelligence, à des intuitions qui ne demanderaient qu’à être replacées et à une réelle capacité à ouvrir des questions. Face aux problèmes modernes, Jonas n’hésite pas à en appeler à la nécessité d’une métaphysique et du principe de finalité (p. 98, [AM] pp. 39–40). Il développe une critique discrète de Kant, tant éthique qu’ontologique. Il prend nettement position pour la spécificité de l’homme, que les évolutionnismes se sont tant efforcés d’abaisser au rang d’animal-comme-les-autres. « Pour faire bref, le résultat présupposé par la suite est la réhabilitation de l’auto-attestation primitive de la subjectivité, c’est-à-dire de son activité autonome contestée par le matérialisme et dégradée au rang d’un “épiphénomène” » (pp. 130–131).
Jonas multiplie les remarques suggestives. Il se distingue de Max Weber, dont l’opposition entre « éthique de conviction » et « éthique de responsabilité » repose sur un emploi impropre des termes, et s’avère d’une portée fort limitée : l’éthique de conviction, chez Weber, n’est en fait qu’une éthique de l’inconditionnalité, susceptible de plus et de moins (pp. 174–175). On retiendra enfin la critique constante de l’utopisme : marxisme d’Ernst Bloch (1885–1977) et de son Principe Espérance, surhomme de Nietzsche, progressisme hérité de Bacon et toujours renaissant. « C’est plutôt le progrès technique qui est devenu “l’opium des masses” que la religion est censée avoir été autrefois, et il est à craindre que, plus encore dans le marxisme que dans le capitalisme, il ne sera pas seulement pour les masses » (p. 296). Philosophe de la modération, défenseur du « progrès avec précaution » (p. 359), Jonas rappelle : « Nous avons trouvé qu’il n’y a aucune analogie pertinente entre l’existence individuelle et l’existence historique » (p. 310). Cela lui fournit l’occasion d’un éloge du loisir (p. 380) et de pages aux accents épicuriens : « Faut-il que je fasse à Bloch le récit de ce dont dans sa longue et riche vie il a certainement eu bien plus de preuves que moi ? Un souvenir de la mienne : quand tout à fait sans m’y attendre, je me trouvais dans la sacristie de S. Zaccaria à Venise devant le triptyque des madones de Giovanni Bellini, s’empara de moi le sentiment : ici il y eut un instant de perfection et moi j’ai le privilège de le contempler, des millénaires l’avaient préparé, des millénaires durant, il ne reviendrait pas si l’on ne s’en emparait pas – l’instant où dans “l’équilibre fugace de forces immenses” l’univers a l’air de s’immobiliser pour le temps d’un battement de coeur, afin de rendre possible une suprême réconciliation de ses contradictions dans une oeuvre humaine. Et ce que cette oeuvre humaine retient, c’est le présent absolu en soi – pas un passé, pas un avenir, aucune promesse, aucune postérité, qu’elle soit meilleure ou pire, pas le pré-apparaître de quoi que ce soit, mais l’apparaître intemporel en soi » (p. 409). Pour clore son essai (pp. 423–424), Jonas trouve deux belles pages sur le réapprentissage du sacré et du respect, avec des accents qui rappellent la voie négative.
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