L’art, l’idéologie, l’argent
Le 23 janvier dernier a eu lieu à Paris, dans les locaux du Sénat, un colloque organisé par un « collectif », Sauvons l’Art !, sous la direction de Marie Sallantin, Aude de Kerros, et Christine Sourgins. Animée par cette dernière, la journée a réuni de nombreux artistes et personnes compétentes, autant sur l’estrade que parmi les auditeurs. Il faut amplement remercier la gestion du site électronique de Sauvons l’Art ! d’avoir mis à disposition de tous les enregistrements audio et vidéo des conférences et des débats, l’ensemble étant du plus haut intérêt ((. www.sauvonslart.com/modules/news/article.php?storyid=68589&com_id=43&com_rootid=43&#comment43. Voir aussi les conclusions du colloque, par Christine Sourgins : http://sourgins.over-blog.com/article-le-colloque-du-23-janvier-2013-au-senat-114841448.html.)) . Sur le fond, le diagnostic semble unanime : il règne une profonde rupture entre technocratie et finance d’un côté, pratique réelle des arts plastiques de l’autre. Tous partagent, avec quelques nuances, une même analyse du mal actuel, qui se résume en une institutionnalisation étatique d’un art de la transgression qui finit par s’épuiser dans la routine, même s’il est en harmonie avec la tendance socialement dominante qu’est la pensée faible et le nihilisme qui en découle, en accord aussi avec les intérêts spéculatifs. L’aspect positif, de loin le plus intéressant à retenir de cette journée, réside dans le fait que l’art contemporain – au sens du langage naturel, celui qui se pratique aujourd’hui dans 90 % des cas, sans label ni imposture – est resté vivant quoique discret, foisonnant, inégal en qualité et finalement plus respecté que les instances d’homologation étatiques ne voudraient le faire croire. Cette pérennité résulte d’une lutte qui prend l’aspect d’une « vie ailleurs » échappant à l’emprise d’un système qui n’est fort heureusement pas tout-puissant.
Les provocations spectaculaires du prétendu « Art contemporain », au sens abusif cette fois, atteignent maintenant la Russie, avec un certain décalage mais aussi une brutalité qui ne passe pas sans difficulté. Un livre collectif bilingue, français et russe, a été publié l’an dernier à Moscou sous le titre Art ou Mystification, huit essais, aux éditions Russkiy mir. Il a suscité des réactions nombreuses et contrastées. Parmi celles-ci, un critique littéraire et artistique, Mikhaïl Boïko, a écrit en septembre 2012 un article paru dans les ex-libris de la Nezavisimaia gazeta, auquel Boris Lejeune, l’un des auteurs du livre, a donné la réponse qui suit, sous la forme d’une lettre ouverte intitulée « Pensées nues ».
Cher Mikhaïl Boïko,
La lecture de votre article indique sans conteste que vous avez attentivement lu le livre, et c’est ce que je voulais dire en usant de l’expression « en dépit des difficultés ». J’aimerais poursuivre notre discussion, le sujet en vaut la peine. Cet ouvrage est l’oeuvre d’intellectuels français et traite des problèmes de l’art en France. Indubitablement, et pour des raisons évidentes, en Russie la situation est quelque peu différente dans ce domaine. C’était le propos de la lettre précédente, écrite par Kostas Mavrakis et moi-même. Lorsque, dans les années 60, l’avant-garde en Occident a viré au postmodernisme, dont relève aussi l’art dit « contemporain », le réalisme socialiste était encore florissant. Ici, en cinquante années de développement forcené de l’art « progressiste », on peut constater que la grande peinture française survit essentiellement dans de larges cercles de dilettantes. Conformément à la prophétie de Marx dans L’idéologie allemande : dans la société communiste, il n’y aura plus de peintres, mais davantage de gens qui feront de la peinture une de leurs nombreuses occupations. Dans les établissements d’enseignement artistique, notamment la célèbre école des Beaux-Arts de Paris, on a pratiquement cessé de travailler sérieusement d’après modèle, chaque étudiant étant considéré comme un créateur, on lui demande de manipuler des concepts plutôt que « d’archaïques » pinceaux et tubes de peinture. La sculpture professionnelle, qui exige une base matérielle spéciale, a souffert encore plus. Il suffit de venir à Paris et de contempler les récents monuments à Charles de Gaulle ou Churchill… Et ce dans le pays de Rodin, de Millet et de Poussin ! Une cinquantaine d’années d’acharnement du Ministère de la Culture à implanter « l’art contemporain », avec le soutien d’un capital financier démesuré, ont suffit pour tuer la création vivante. Marcel De Corte, Jean Brun, Jacques Ellul ont évoqué cet assassinat dès le milieu du siècle, et Jean Clair, que vous critiquez, depuis le début des années quatre-vingt. Des écrits prompts à provoquer un torrent d’indignation de la part du système, d’autant qu’il en était lui-même un clerc en tant que conservateur en chef du centre Pompidou, et par la suite directeur du Musée Picasso. On peut juger de l’ampleur de la critique de « l’art contemporain » grâce à la bibliographie chronologique 1960–2008 de Laurent Danchin. Longue d’une trentaine de pages ! Mais il est évident que cela ne fait ni chaud ni froid aux « maîtres » du body-art qui exposent leur nudité à la vue du public ou à ceux qui opèrent avec des objets réels dans le genre du « ready-made ».
Le système techno-bureaucratique a besoin d’un écho. D’épigones périphériques : russes, chinois, indiens, ukrainiens. Mais « l’art » de ce totalitarisme financier est en réalité l’expression directe du meurtre de l’art authentique. Tel est le sujet de notre livre. C’est un cri d’alarme. Vous parlez des ouvrages de Mikhaïl Livchitz et de Iakhnine. Comme quoi tous nos arguments y seraient présents. Je vais donc essayer de répondre à cette remarque.
Le livre de Iakhnine Antiart (Moscou, 2011) est décousu, c’est du dilettantisme truffé d’une accumulation d’absurdités, par exemple sur le rôle essentiel et décisif des Juifs dans la formation de l’avant-garde des années vingt. Sauf erreur, Malevitch, Kandinsky, Maïakovski – la liste serait fort longue – n’ont jamais été juifs. Le philosophe Jean Baudrillard a déclaré dans un article paru dans le quotidien de gauche Libération : « Toute la duplicité de l’art contemporain est là : revendiquer la nullité, l’insignifiance, le non-sens, viser la nullité alors qu’on est déjà insignifiant. Prétendre à la superficialité en des termes superficiels ». Ce qui a provoqué une explosion d’indignation chez les progressistes et a valu à ce philosophe, plutôt situé à gauche et fils de gendarme, d’être traité de fasciste. Hélas, en France critiquer le modernisme est passablement risqué. Dans son livre, Iakhnine fait de Baudrillard un gourou du postmodernisme, voire l’apologiste de l’art contemporain ! Il est regrettable que le Père Boris Mikhaïlov, dont les articles me semblent respectables, ait rédigé la préface d’un tel ouvrage. Son texte est cependant ce qu’on y trouve de meilleur.
Il en va différemment pour les livres de Mikhaïl Livchitz. L’auteur est un homme qui sort de l’ordinaire. Dans les années trente, il a défendu les icônes quand on les détruisait en masse et il a également contribué à la publication d’Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne. Pour son article Le Journal de Marietta Chaguinian, parodie des essais de cette dernière et sans doute aussi, plus généralement, de toute la littérature soviétique avec sa portée idéologique, ses mensonges grossiers et sa sociologie primaire, il fut exclu du parti communiste. Un érudit, collaborateur et proche ami de Lukács « le plus intelligent des écrivains communistes » d’après Berdiaev, auteur du concept de « réification » des produits de l’esprit, et notamment des oeuvres d’art.
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