Revue de réflexion politique et religieuse.

Le para­doxe amé­ri­cain

Article publié le 13 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Les Etats-Unis, pays sou­ve­rai­niste qui cultive un « excep­tion­na­lisme » sin­gu­lier par rap­port au reste du monde – sa Mani­fest Des­ti­ny –, est aus­si le fer de lance d’un (néo)libéralisme deve­nu trans­na­tio­nal et sans patrie. Etat de droit ou Etat d’exception, il fut un temps où l’Amérique était per­çue comme le tuteur de la liber­té du monde, ren­voyant à cette concep­tion de la divine élec­tion de l’Amérique comme nou­velle Jéru­sa­lem, qu’il fal­lait à la fois pro­té­ger et étendre au monde entier. D’abord par l’exemple (à l’exception des guerres exter­mi­na­trices contre les peuples indi­gènes), comme l’a for­mu­lé Win­throp dans son célèbre ser­mon sur le May­flo­wer en 1630, « We shall be as a City upon a Hill, the eyes of all people are upon us » ((. Daniel J. Boors­tin (ed.), An Ame­ri­can pri­mer, Uni­ver­si­ty of Chi­ca­go 1966, p. 40.)) , ensuite, par la force des armes, dès la fin de la conquête du conti­nent nord amé­ri­cain, au reste du monde. Cette double fina­li­té, défendre la valeur uni­ver­selle de la liber­té et défendre le par­ti­cu­la­risme de l’American way of life, se tra­dui­ra par une ten­sion jamais réso­lue entre mis­sion uni­ver­selle et inté­rêts par­ti­cu­liers, entre valeurs démo­cra­tiques et défense de l’empire, dès les ori­gines de la nation amé­ri­caine ((. Elise Mariens­tras, Les Mythes fon­da­teurs de la nation amé­ri­caine, Edi­tions Com­plexe, 1992, p. 90.)) . Cette dicho­to­mie inéga­li­taire auto­pro­cla­mée entre l’Amérique et le reste du monde fut d’abord morale et poli­tique, avant d’être éco­no­mique et mili­taire. Elle pré­sente bien des para­doxes, appa­rents ou réels, que nombre d’Européens occultent en attri­buant cela à des ata­vismes his­to­riques pro­mis à dis­pa­raître en des temps moins trou­blés. Opti­misme triom­phant ?
L’arrêt Citi­zens Uni­ted v. Fede­ral Elec­tion Com­mis­sion, ren­du par la Cour suprême des Etats-Unis le 21 jan­vier 2010, est une déci­sion qui per­met la par­ti­ci­pa­tion finan­cière sans res­tric­tion des entre­prises pri­vées aux cam­pagnes poli­tiques au nom de la liber­té d’expression attri­buée jusque-là aux per­sonnes phy­siques par le Ier Amen­de­ment. Pour la Cour suprême, l’argent doit être consi­dé­ré comme un moyen d’expression qui ne souffre aucune limite dans le « libre jeu du mar­ché des idées ». Elle estime donc que ce n’est pas à elle de limi­ter les « dis­tor­sions » que pour­raient exer­cer les moyens finan­ciers des grandes entre­prises sur l’opinion. Le public a droit à toutes les opi­nions, quelles que soient leurs ori­gines et les moyens de dif­fu­sion à leur dis­po­si­tion. « Il ne peut y avoir trop de paroles » (There is no such thing as too much speech).
Par cet arrêt, le pare-feu déjà fra­gile entre les puis­sances d’argent et le pro­ces­sus élec­to­ral amé­ri­cain a sau­té. Les indi­vi­dus for­tu­nés, qui finan­çaient déjà géné­reu­se­ment le corps poli­tique pour gagner ses faveurs, peuvent désor­mais mettre aus­si à contri­bu­tion la tré­so­re­rie de leurs entre­prises, décu­plant ain­si leur emprise sur le pro­ces­sus poli­tique. On estime à six mil­liards de dol­lars les dépenses effec­tuées pour les cam­pagnes élec­to­rales de 2012, une somme ayant pra­ti­que­ment dou­blé en dix ans ((. The Cen­ter for Res­pon­sive Poli­tics, Washing­ton, http://www.opensecrets.org/bigpicture/ .)) .
Cette vic­toire d’une élite finan­cière alliée à des groupes reli­gieux conser­va­teurs et des intel­lec­tuels orga­niques – pour user de la ter­mi­no­lo­gie de Gram­sci – se reven­di­quant du cre­do amé­ri­cain (Ame­ri­can Creed ou reli­gion civile) a fait dire à Joseph Sti­glitz que la répu­blique amé­ri­caine n’était plus désor­mais « une démo­cra­tie basée sur un citoyen/une voix, mais quelque chose que l’on pour­rait décrire comme un dollar/une voix ». Cette assi­mi­la­tion-fusion entre les droits de l’individu et ceux de l’entreprise peut déjà trou­ver sa source loin­taine dans un arrêt de la Cour suprême, en 1819, recon­nais­sant que les entre­prises pou­vaient léga­le­ment jouir de cer­tains droits simi­laires à ceux des per­sonnes phy­siques, inau­gu­rant ain­si le concept de Cor­po­rate Per­son­hood (per­son­na­li­té de l’entreprise). Mais le coup de force inter­pré­ta­tif qu’opèrent aujourd’hui les juges qui ont voté pour Citi­zens Uni­ted, en assi­mi­lant la liber­té indi­vi­duelle de la per­sonne avec celle récla­mée par les entre­prises, est d’occulter la nature juri­dique arti­fi­cielle de l’entreprise. Comme le dira sans ambi­guï­té le juge Mar­shall dès 1819, « l’entreprise est un être arti­fi­ciel, invi­sible, intan­gible, et n’existe qu’en ver­tu de la loi. N’étant que le pro­duit de la loi, elle ne pos­sède pas d’autres pro­prié­tés que celles qui sont confé­rés par les sta­tuts qui lui ont don­né nais­sance, expres­sé­ment ou acces­soi­re­ment. » ((. « A cor­po­ra­tion is an arti­fi­cial being, invi­sible, intan­gible, and exis­ting only in contem­pla­tion of law. Being the mere crea­ture of law, it pos­sesses only those pro­per­ties which the char­ter of its crea­tion confers upon it, either express­ly or as inci­den­tal to its very exis­tence » (Defi­ni­tion of a cor­po­ra­tion – John Mar­shall in Dart­mouth Col­lege v. Wood­ward (1819), cité par le juge Ste­vens dans « Opi­nion of Ste­vens, J. Supreme Court of the Uni­ted States, Citi­zens Uni­ted, appel­lant v. Fede­ral Elec­tion Com­mis­sion, 21 jan­vier, 2010).))  Dès l’arrêt Citi­zens Uni­ted ren­du, cette iden­ti­fi­ca­tion de l’entreprise avec la per­sonne phy­sique sera dénon­cée avec force dans l’opinion dis­si­dente du juge Ste­vens de la Cour Suprême.
Il réaf­fir­me­ra que l’entreprise est bien une enti­té juri­dique arti­fi­cielle qui par­ti­cipe à la socié­té mais qu’elle ne peut en aucun cas être assi­mi­lée à un membre de la socié­té, pour­vu de conscience, désir, volon­té, ni être un sujet poli­tique, indi­vi­duel ou col­lec­tif, comme, « We the People » (nous, le peuple) pour qui la consti­tu­tion fut rédi­gée. Bien que l’on puisse dire que cette assi­mi­la­tion de l’entreprise avec le citoyen n’a pas été totale – l’arrêt Citi­zens Uni­ted ne donne pas en effet le droit de vote aux entre­prises, exclu­sif encore de la per­sonne phy­sique – il leurs accorde un usage illi­mi­té de l’argent pour ache­ter de l’influence poli­tique, si ce n’est des voix, au nom de la liber­té.
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