Le paradoxe américain
Les Etats-Unis, pays souverainiste qui cultive un « exceptionnalisme » singulier par rapport au reste du monde – sa Manifest Destiny –, est aussi le fer de lance d’un (néo)libéralisme devenu transnational et sans patrie. Etat de droit ou Etat d’exception, il fut un temps où l’Amérique était perçue comme le tuteur de la liberté du monde, renvoyant à cette conception de la divine élection de l’Amérique comme nouvelle Jérusalem, qu’il fallait à la fois protéger et étendre au monde entier. D’abord par l’exemple (à l’exception des guerres exterminatrices contre les peuples indigènes), comme l’a formulé Winthrop dans son célèbre sermon sur le Mayflower en 1630, « We shall be as a City upon a Hill, the eyes of all people are upon us » ((. Daniel J. Boorstin (ed.), An American primer, University of Chicago 1966, p. 40.)) , ensuite, par la force des armes, dès la fin de la conquête du continent nord américain, au reste du monde. Cette double finalité, défendre la valeur universelle de la liberté et défendre le particularisme de l’American way of life, se traduira par une tension jamais résolue entre mission universelle et intérêts particuliers, entre valeurs démocratiques et défense de l’empire, dès les origines de la nation américaine ((. Elise Marienstras, Les Mythes fondateurs de la nation américaine, Editions Complexe, 1992, p. 90.)) . Cette dichotomie inégalitaire autoproclamée entre l’Amérique et le reste du monde fut d’abord morale et politique, avant d’être économique et militaire. Elle présente bien des paradoxes, apparents ou réels, que nombre d’Européens occultent en attribuant cela à des atavismes historiques promis à disparaître en des temps moins troublés. Optimisme triomphant ?
L’arrêt Citizens United v. Federal Election Commission, rendu par la Cour suprême des Etats-Unis le 21 janvier 2010, est une décision qui permet la participation financière sans restriction des entreprises privées aux campagnes politiques au nom de la liberté d’expression attribuée jusque-là aux personnes physiques par le Ier Amendement. Pour la Cour suprême, l’argent doit être considéré comme un moyen d’expression qui ne souffre aucune limite dans le « libre jeu du marché des idées ». Elle estime donc que ce n’est pas à elle de limiter les « distorsions » que pourraient exercer les moyens financiers des grandes entreprises sur l’opinion. Le public a droit à toutes les opinions, quelles que soient leurs origines et les moyens de diffusion à leur disposition. « Il ne peut y avoir trop de paroles » (There is no such thing as too much speech).
Par cet arrêt, le pare-feu déjà fragile entre les puissances d’argent et le processus électoral américain a sauté. Les individus fortunés, qui finançaient déjà généreusement le corps politique pour gagner ses faveurs, peuvent désormais mettre aussi à contribution la trésorerie de leurs entreprises, décuplant ainsi leur emprise sur le processus politique. On estime à six milliards de dollars les dépenses effectuées pour les campagnes électorales de 2012, une somme ayant pratiquement doublé en dix ans ((. The Center for Responsive Politics, Washington, http://www.opensecrets.org/bigpicture/ .)) .
Cette victoire d’une élite financière alliée à des groupes religieux conservateurs et des intellectuels organiques – pour user de la terminologie de Gramsci – se revendiquant du credo américain (American Creed ou religion civile) a fait dire à Joseph Stiglitz que la république américaine n’était plus désormais « une démocratie basée sur un citoyen/une voix, mais quelque chose que l’on pourrait décrire comme un dollar/une voix ». Cette assimilation-fusion entre les droits de l’individu et ceux de l’entreprise peut déjà trouver sa source lointaine dans un arrêt de la Cour suprême, en 1819, reconnaissant que les entreprises pouvaient légalement jouir de certains droits similaires à ceux des personnes physiques, inaugurant ainsi le concept de Corporate Personhood (personnalité de l’entreprise). Mais le coup de force interprétatif qu’opèrent aujourd’hui les juges qui ont voté pour Citizens United, en assimilant la liberté individuelle de la personne avec celle réclamée par les entreprises, est d’occulter la nature juridique artificielle de l’entreprise. Comme le dira sans ambiguïté le juge Marshall dès 1819, « l’entreprise est un être artificiel, invisible, intangible, et n’existe qu’en vertu de la loi. N’étant que le produit de la loi, elle ne possède pas d’autres propriétés que celles qui sont conférés par les statuts qui lui ont donné naissance, expressément ou accessoirement. » ((. « A corporation is an artificial being, invisible, intangible, and existing only in contemplation of law. Being the mere creature of law, it possesses only those properties which the charter of its creation confers upon it, either expressly or as incidental to its very existence » (Definition of a corporation – John Marshall in Dartmouth College v. Woodward (1819), cité par le juge Stevens dans « Opinion of Stevens, J. Supreme Court of the United States, Citizens United, appellant v. Federal Election Commission, 21 janvier, 2010).)) Dès l’arrêt Citizens United rendu, cette identification de l’entreprise avec la personne physique sera dénoncée avec force dans l’opinion dissidente du juge Stevens de la Cour Suprême.
Il réaffirmera que l’entreprise est bien une entité juridique artificielle qui participe à la société mais qu’elle ne peut en aucun cas être assimilée à un membre de la société, pourvu de conscience, désir, volonté, ni être un sujet politique, individuel ou collectif, comme, « We the People » (nous, le peuple) pour qui la constitution fut rédigée. Bien que l’on puisse dire que cette assimilation de l’entreprise avec le citoyen n’a pas été totale – l’arrêt Citizens United ne donne pas en effet le droit de vote aux entreprises, exclusif encore de la personne physique – il leurs accorde un usage illimité de l’argent pour acheter de l’influence politique, si ce n’est des voix, au nom de la liberté.
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