L’insurmontable contradiction moderne
Il n’y a rien qui passe pour plus stupide et rétrograde que de condamner des coutumes, des cultures, des normes morales ou religieuses, sous le prétexte qu’elles ne seraient pas universelles. Il faut admirer un tableau non parce qu’il est beau, mais parce qu’il exprime le sentiment de l’artiste, la foi respectable n’est pas la foi en une vérité, mais simplement la foi en ce en quoi chacun croit sincèrement, il n’est pas de devoir qui passe celui de tolérer n’importe quoi, un grand homme est celui pour qui vote le plus grand nombre, etc. : notre époque nage dans le relativisme comme un poisson dans l’eau. Et pourquoi sinon parce qu’elle pratique le culte et professe la religion de l’individu et de ses droits ? Ce n’est plus seulement l’homme qui est la mesure de toute chose, mais chaque homme : il n’y a plus de nature humaine, il n’y a plus d’essence de l’homme, il n’y a plus rien que l’homme doive être pour être homme, il n’y a plus que ce qu’il est, ou encore l’infinie diversité de ce qu’il peut être, il n’y a plus que des hommes : le nominalisme s’ajoute au relativisme de l’époque comme à la jeunesse sa fleur.
On ne peut s’empêcher de remarquer que ce relativisme s’accompagne tout naturellement d’un asservissement de plus en plus prononcé des masses à des minorités de plus en plus tyranniques, car ces masses sont faites d’individus de plus en plus étrangers les uns aux autres, et l’isolement réciproque des individus a toujours favorisé le pouvoir du petit nombre sur le grand. Il se passera encore longtemps, si tant est que le temps vienne jamais, avant que l’individu comprenne que c’est à force de se vouloir souverain qu’il devient esclave, et que le culte exclusif du particulier conduit à accorder même valeur à toutes les particularités, c’est-à-dire à nier la valeur intrinsèque de chacune.
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Au demeurant, chose tout aussi remarquable, les princes du monde moderne apparaissent acharnés à défendre, tout à l’inverse, des valeurs qu’ils veulent universelles. La Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789 leur a sans doute paru avoir une portée trop restreinte, puisque, en 1948, il a semblé nécessaire aux Nations Unies d’en produire une nouvelle, dite cette fois universelle. Si l’individu possède un droit sacré à se comporter comme s’il était seul au monde, ou comme le souverain d’un monde dont il soit le seul habitant, et s’il possède donc un droit sacré à être ce qu’il veut être et à n’obéir qu’aux lois qu’il se donne à lui-même, il est proclamé de manière contradictoire qu’il y a des lois auxquelles il doit obéir parce qu’il n’est pas seul au monde, des lois dont il ne soit pas l’auteur puisqu’elles sont celles auxquelles tout homme est soumis, mais qui n’en sont pas moins légitimes et respectables. Ainsi, sans qu’ils aient l’air gêné de dire tout et son contraire, ceux qui se veulent les plus éclairés des contemporains proclament volontiers leur mépris pour l’homme fidèle d’abord à sa propre foi, plus loyal à son pays qu’à tout autre, plus respectueux de ses coutumes et de ses lois que de celles d’autres nations, pour l’homme en un mot qui, par attachement à sa propre particularité, veut ignorer ce qui est au-delà d’elle. Tout homme qui, comme le poète, ne rêve que de voir fumer la cheminée de son petit village, et pour qui l’enclos de sa pauvre maison est tout un royaume passe couramment dans les milieux éclairés pour un Dupont-la-joie, reconnaissable à son béret sur la tête et à sa baguette sous le bras. On y déclare volontiers ennemi du genre humain tout homme qui refuse que sa maison ou sa patrie soit comme un hôtel, ouvert à tout et à tous, un hall de gare où tout se mélange, se croise et s’échange, les cultures, les religions, les langues, les intérêts, les goûts, les sexes, les souvenirs, les produits, les moeurs, les opinions, etc. Est-il, y entend-on encore, homme moins porté au respect des autres que celui qui tient tellement à être ce qu’il est qu’il ne voit même plus qu’il pourrait être autre qu’il n’est ? Pour l’intelligentsia moderne, Edmund Burke a décidément tort : les Anglais n’ont pas de droits particuliers, il n’y a de droits que ceux auxquels tout homme peut prétendre parce qu’ils sont de l’homme, et il n’est pas d’homme qui en mérite le nom qui ne se sente obligé de respecter une loi qui lui impose de sortir de lui-même, de se dépasser lui-même, et de respecter les autres à l’égal de lui-même. Et de dire que c’est d’ailleurs ce que la morale traditionnelle avait toujours enseigné.
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Certes, mais c’est parce que la question morale se posait pour elle dans des termes entièrement différents. Contrairement à l’idée célèbre défendue par Benjamin Constant, ni l’Antiquité païenne ni le monde chrétien n’ont jamais ignoré la dignité du particulier et de l’individuel, et jamais la puissance et l’unité de la cité n’ont été acquises par le sacrifice de l’individu privé. Mais il est vrai aussi que jamais (à quelques rares exceptions près, et notamment à l’exception de certains épicuriens) la tradition n’a songé qu’une société humaine puisse résulter du libre accord d’individus décidant ensemble d’instituer une société. Il paraissait évident que cela eût voulu dire que les hommes n’entrent en société que parce que chacun y voit son avantage, et donc qu’ensemble ils constituent non une société, mais seulement une association d’individus réunis parce que chacun se trouve avoir un intérêt, qui lui est propre, à en faire partie. Réciproquement, il semblait donc également évident que des hommes ne pouvaient être vraiment réunis que par quelque chose qui les dépassait tous, bien qu’il ne puisse s’agir d’une force proprement coercitive, capable d’exercer sur eux une contrainte physique ou morale (un tyran n’unit pas ses sujets, si ce n’est contre lui, et le tyran une fois disparu, ses victimes retombent éparses). Il apparaissait donc nécessaire que le principe de l’unité des citoyens ne fût pas seulement extérieur à eux, mais les habitât aussi comme un principe si intimement lié à leur être même, qu’ils ne puissent s’en dissocier sans y perdre quelque chose d’eux-mêmes. Ce qui revient à dire qu’il semblait inconcevable que l’individu fût un monde ou une nature à lui tout seul, un tout fermé sur lui-même, et donc qu’il ne fût pas seulement une partie d’un ordre naturel des choses, mais en même temps tout aussi inconcevable qu’il n’en fût pas une partie essentiellement unique et originale : ce qui paraissait admirable dans le monde était qu’il fût riche d’une infinité de parties toutes différentes et pourtant en harmonie les unes avec les autres. Personne n’a mieux que les stoïciens ou les chrétiens exprimé cette vision séminale.
Les uns et les autres conçurent tout homme comme une partie de l’univers, irréductible à toute autre, mais pourtant intimement liée à toutes les autres, que ce soit par une raison ordonnatrice des choses, comme le voulaient les stoïciens, ou par une relation de filiation au même Père, comme le voulaient les chrétiens. L’idée, toujours la même, était qu’il n’était pas possible que la nature de l’individu et la nature de l’univers fussent deux choses différentes, et que le fait que l’individu ait une nature n’appartenant qu’à lui ne le rendait pas moins soumis à une nature transcendant la sienne propre mais en même temps immanente à lui, en tant que sa nature ne pouvait pas ne pas être une partie de la Nature. Dans un univers où tout avait une place parce que tout y avait sa raison, chacun avait tout naturellement le droit d’être ce qu’il est dans toute sa possible singularité, mais chacun était tout aussi naturellement fait pour s’inscrire dans l’ordre général des choses. De la sorte, tous ayant leurs lois propres étaient en même temps soumis à la loi générale de l’univers. Ainsi, bien compris, le particulier et l’universel – les maximes individuelles et les lois valables pour tout homme – loin de s’opposer, ne faisaient qu’une seule et même chose, quoique vue sous des rapports différents.
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