Revue de réflexion politique et religieuse.

L’insurmontable contra­dic­tion moderne

Article publié le 13 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Il n’y a rien qui passe pour plus stu­pide et rétro­grade que de condam­ner des cou­tumes, des cultures, des normes morales ou reli­gieuses, sous le pré­texte qu’elles ne seraient pas uni­ver­selles. Il faut admi­rer un tableau non parce qu’il est beau, mais parce qu’il exprime le sen­ti­ment de l’artiste, la foi res­pec­table n’est pas la foi en une véri­té, mais sim­ple­ment la foi en ce en quoi cha­cun croit sin­cè­re­ment, il n’est pas de devoir qui passe celui de tolé­rer n’importe quoi, un grand homme est celui pour qui vote le plus grand nombre, etc. : notre époque nage dans le rela­ti­visme comme un pois­son dans l’eau. Et pour­quoi sinon parce qu’elle pra­tique le culte et pro­fesse la reli­gion de l’individu et de ses droits ? Ce n’est plus seule­ment l’homme qui est la mesure de toute chose, mais chaque homme : il n’y a plus de nature humaine, il n’y a plus d’essence de l’homme, il n’y a plus rien que l’homme doive être pour être homme, il n’y a plus que ce qu’il est, ou encore l’infinie diver­si­té de ce qu’il peut être, il n’y a plus que des hommes : le nomi­na­lisme s’ajoute au rela­ti­visme de l’époque comme à la jeu­nesse sa fleur.
On ne peut s’empêcher de remar­quer que ce rela­ti­visme s’accompagne tout natu­rel­le­ment d’un asser­vis­se­ment de plus en plus pro­non­cé des masses à des mino­ri­tés de plus en plus tyran­niques, car ces masses sont faites d’individus de plus en plus étran­gers les uns aux autres, et l’isolement réci­proque des indi­vi­dus a tou­jours favo­ri­sé le pou­voir du petit nombre sur le grand. Il se pas­se­ra encore long­temps, si tant est que le temps vienne jamais, avant que l’individu com­prenne que c’est à force de se vou­loir sou­ve­rain qu’il devient esclave, et que le culte exclu­sif du par­ti­cu­lier conduit à accor­der même valeur à toutes les par­ti­cu­la­ri­tés, c’est-à-dire à nier la valeur intrin­sèque de cha­cune.

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Au demeu­rant, chose tout aus­si remar­quable, les princes du monde moderne appa­raissent achar­nés à défendre, tout à l’inverse, des valeurs qu’ils veulent uni­ver­selles. La Décla­ra­tion fran­çaise des droits de l’homme et du citoyen de 1789 leur a sans doute paru avoir une por­tée trop res­treinte, puisque, en 1948, il a sem­blé néces­saire aux Nations Unies d’en pro­duire une nou­velle, dite cette fois uni­ver­selle. Si l’individu pos­sède un droit sacré à se com­por­ter comme s’il était seul au monde, ou comme le sou­ve­rain d’un monde dont il soit le seul habi­tant, et s’il pos­sède donc un droit sacré à être ce qu’il veut être et à n’obéir qu’aux lois qu’il se donne à lui-même, il est pro­cla­mé de manière contra­dic­toire qu’il y a des lois aux­quelles il doit obéir parce qu’il n’est pas seul au monde, des lois dont il ne soit pas l’auteur puisqu’elles sont celles aux­quelles tout homme est sou­mis, mais qui n’en sont pas moins légi­times et res­pec­tables. Ain­si, sans qu’ils aient l’air gêné de dire tout et son contraire, ceux qui se veulent les plus éclai­rés des contem­po­rains pro­clament volon­tiers leur mépris pour l’homme fidèle d’abord à sa propre foi, plus loyal à son pays qu’à tout autre, plus res­pec­tueux de ses cou­tumes et de ses lois que de celles d’autres nations, pour l’homme en un mot qui, par atta­che­ment à sa propre par­ti­cu­la­ri­té, veut igno­rer ce qui est au-delà d’elle. Tout homme qui, comme le poète, ne rêve que de voir fumer la che­mi­née de son petit vil­lage, et pour qui l’enclos de sa pauvre mai­son est tout un royaume passe cou­ram­ment dans les milieux éclai­rés pour un Dupont-la-joie, recon­nais­sable à son béret sur la tête et à sa baguette sous le bras. On y déclare volon­tiers enne­mi du genre humain tout homme qui refuse que sa mai­son ou sa patrie soit comme un hôtel, ouvert à tout et à tous, un hall de gare où tout se mélange, se croise et s’échange, les cultures, les reli­gions, les langues, les inté­rêts, les goûts, les sexes, les sou­ve­nirs, les pro­duits, les moeurs, les opi­nions, etc. Est-il, y entend-on encore, homme moins por­té au res­pect des autres que celui qui tient tel­le­ment à être ce qu’il est qu’il ne voit même plus qu’il pour­rait être autre qu’il n’est ? Pour l’intelligentsia moderne, Edmund Burke a déci­dé­ment tort : les Anglais n’ont pas de droits par­ti­cu­liers, il n’y a de droits que ceux aux­quels tout homme peut pré­tendre parce qu’ils sont de l’homme, et il n’est pas d’homme qui en mérite le nom qui ne se sente obli­gé de res­pec­ter une loi qui lui impose de sor­tir de lui-même, de se dépas­ser lui-même, et de res­pec­ter les autres à l’égal de lui-même. Et de dire que c’est d’ailleurs ce que la morale tra­di­tion­nelle avait tou­jours ensei­gné.

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Certes, mais c’est parce que la ques­tion morale se posait pour elle dans des termes entiè­re­ment dif­fé­rents. Contrai­re­ment à l’idée célèbre défen­due par Ben­ja­min Constant, ni l’Antiquité païenne ni le monde chré­tien n’ont jamais igno­ré la digni­té du par­ti­cu­lier et de l’individuel, et jamais la puis­sance et l’unité de la cité n’ont été acquises par le sacri­fice de l’individu pri­vé. Mais il est vrai aus­si que jamais (à quelques rares excep­tions près, et notam­ment à l’exception de cer­tains épi­cu­riens) la tra­di­tion n’a son­gé qu’une socié­té humaine puisse résul­ter du libre accord d’individus déci­dant ensemble d’instituer une socié­té. Il parais­sait évident que cela eût vou­lu dire que les hommes n’entrent en socié­té que parce que cha­cun y voit son avan­tage, et donc qu’ensemble ils consti­tuent non une socié­té, mais seule­ment une asso­cia­tion d’individus réunis parce que cha­cun se trouve avoir un inté­rêt, qui lui est propre, à en faire par­tie. Réci­pro­que­ment, il sem­blait donc éga­le­ment évident que des hommes ne pou­vaient être vrai­ment réunis que par quelque chose qui les dépas­sait tous, bien qu’il ne puisse s’agir d’une force pro­pre­ment coer­ci­tive, capable d’exercer sur eux une contrainte phy­sique ou morale (un tyran n’unit pas ses sujets, si ce n’est contre lui, et le tyran une fois dis­pa­ru, ses vic­times retombent éparses). Il appa­rais­sait donc néces­saire que le prin­cipe de l’unité des citoyens ne fût pas seule­ment exté­rieur à eux, mais les habi­tât aus­si comme un prin­cipe si inti­me­ment lié à leur être même, qu’ils ne puissent s’en dis­so­cier sans y perdre quelque chose d’eux-mêmes. Ce qui revient à dire qu’il sem­blait incon­ce­vable que l’individu fût un monde ou une nature à lui tout seul, un tout fer­mé sur lui-même, et donc qu’il ne fût pas seule­ment une par­tie d’un ordre natu­rel des choses, mais en même temps tout aus­si incon­ce­vable qu’il n’en fût pas une par­tie essen­tiel­le­ment unique et ori­gi­nale : ce qui parais­sait admi­rable dans le monde était qu’il fût riche d’une infi­ni­té de par­ties toutes dif­fé­rentes et pour­tant en har­mo­nie les unes avec les autres. Per­sonne n’a mieux que les stoï­ciens ou les chré­tiens expri­mé cette vision sémi­nale.
Les uns et les autres conçurent tout homme comme une par­tie de l’univers, irré­duc­tible à toute autre, mais pour­tant inti­me­ment liée à toutes les autres, que ce soit par une rai­son ordon­na­trice des choses, comme le vou­laient les stoï­ciens, ou par une rela­tion de filia­tion au même Père, comme le vou­laient les chré­tiens. L’idée, tou­jours la même, était qu’il n’était pas pos­sible que la nature de l’individu et la nature de l’univers fussent deux choses dif­fé­rentes, et que le fait que l’individu ait une nature n’appartenant qu’à lui ne le ren­dait pas moins sou­mis à une nature trans­cen­dant la sienne propre mais en même temps imma­nente à lui, en tant que sa nature ne pou­vait pas ne pas être une par­tie de la Nature. Dans un uni­vers où tout avait une place parce que tout y avait sa rai­son, cha­cun avait tout natu­rel­le­ment le droit d’être ce qu’il est dans toute sa pos­sible sin­gu­la­ri­té, mais cha­cun était tout aus­si natu­rel­le­ment fait pour s’inscrire dans l’ordre géné­ral des choses. De la sorte, tous ayant leurs lois propres étaient en même temps sou­mis à la loi géné­rale de l’univers. Ain­si, bien com­pris, le par­ti­cu­lier et l’universel – les maximes indi­vi­duelles et les lois valables pour tout homme – loin de s’opposer, ne fai­saient qu’une seule et même chose, quoique vue sous des rap­ports dif­fé­rents.
[…]

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