Numéro 119 : L’Eglise face à la modernité
Vingt-huit fois dans Gaudium et spes revient le mot « moderne », mais sans jamais qu’en soit défini le concept. La lecture du texte permet de l’entendre dans un sens banal, décrivant un état de fait actuel : la société moderne est la société des « hommes de notre temps », et plus exactement de ceux qui habitent le monde économiquement développé ou qui ont été formés par les « valeurs » qui y prévalent ou les idéologies qui en sont issues. Mais ce constat de fait se complète d’autres affirmations donnant une vision plus précise, comme par exemple dans le passage suivant : « Dans le monde entier progresse de plus en plus le sens de l’autonomie comme de la responsabilité ; ce qui, sans aucun doute, est de la plus haute importance pour la maturité spirituelle et morale du genre humain. On s’en aperçoit mieux encore si on ne perd pas de vue l’unification de l’univers et la mission qui nous est impartie de construire un monde meilleur dans la vérité et la justice. Nous sommes donc les témoins de la naissance d’un nouvel humanisme » (GS 55).L’appréciation, qui, à cinquante ans de distance, paraît pour le moins ingénue, montre que le texte conciliaire entendait bien faire allusion à la modernité comme conception anthropologique et forme de civilisation. Cela n’a rien d’étonnant, le concile ayant indiscutablement été traversé du désir de faire cesser le conflit avec la « civilisation moderne », ce conflit dont un siècle plus tôt Pie IX avait clairement pris acte, acceptant la confrontation et condamnant toute idée de conciliation : « Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne » (Syllabus, 1864, 80e proposition condamnée). L’intention était donc de changer de stratégie. Paul VI l’a signifié avec lyrisme lors de son discours de clôture (7 décembre 1965), en parlant du « temps du concile » : « C’est […] un temps que tous reconnaissent comme orienté vers la conquête du royaume terrestre plutôt que vers le Royaume des cieux, un temps où l’oubli de Dieu devient courant et semble, à tort, suggéré par le progrès scientifique, un temps où la personne humaine, qui a pris davantage conscience d’elle-même et de sa liberté, tend essentiellement à s’affirmer dans une autonomie absolue et à s’affranchir de toute loi qui la dépasse […] un temps ou le laïcisme semble […] représenter la sagesse dernière de l’ordre social… ». Face au « défi » ainsi lancé, nul anathème cependant : « Un courant d’affection et d’admiration a débordé du Concile sur le monde humain moderne. […] Au lieu de diagnostics déprimants, des remèdes encourageants ; au lieu de présages funestes, des messages de confiance sont partis du Concile vers le monde contemporain : ses valeurs ont été non seulement respectées, mais honorées ; ses efforts soutenus, ses aspirations purifiées et bénies ». On ne peut mieux exprimer le changement de regard envers la modernité, l’intention d’inverser les données en commençant par la légitimer dans sa substance, tout en s’offrant à l’aider à se dépasser.
Il est étonnant de constater la persistance, envers et contre tous les démentis des faits, d’une telle disposition. Un congrès international vient encore de se tenir à Rome, du 16 au 19 novembre 2012, autour du thème « L’homme de l’âge moderne et l’Eglise ». L’orientation générale donnée par ses deux principaux organisateurs, Michael P. Gallagher et Peter Henrici, tous deux jésuites et professeurs à la Grégorienne, a consisté, pour le premier, à critiquer Pie IX « faisant le choix de condamner de haut la modernité plutôt que de s’efforcer de comprendre le monde nouveau en train d’émerger », enfermant les catholiques dans un « monologue de ghetto » en marge de l’histoire. Quant au second, il a invité à « retrouver la modernité » dans ses origines chrétiennes, s’appuyant pour cela sur Guillaume d’Occam faute d’auteurs plus représentatifs que ce religieux hétérodoxe. L’idée sous-jacente sur laquelle s’appuie la reprise perpétuelle de ce même discours est qu’il existerait deux versions de la modernité, l’une, antichrétienne, dont nous constatons aujourd’hui plus que jamais l’exacerbation, l’autre chrétiennement inspirée, qu’il nous resterait donc à trouver. Cette alternative n’est pas neuve, mais il est bien difficile de ne pas en apercevoir la dissymétrie, puisqu’elle oppose une réalité historique concrète et une possibilité abstraite et fortement problématique : car soit la modernité provient effectivement d’Occam, plus tard de Luther et de Descartes, mais alors elle procède d’un christianisme dévoyé, soit d’autres sources pourraient être invoquées, mais elles ne sont pas à l’origine de la modernité effective, sinon par erreur de compréhension – la « devotio moderna », par exemple.
En réalité personne ne peut mettre en doute que ce que visait le concile ait été la conception générale du monde politiquement mise en oeuvre à partir de la fin du XVIIIe siècle, avec ses antécédents et ses ramifications philosophiques, politiques, économiques, morales, culturelles. C’est cette conception et le changement structurel qui en est résulté qu’il est convenu d’appeler la modernité. Qu’on le veuille ou non, le conflit avec celle-ci ne peut pas être évité, pour des raisons tenant à son essence même, dont nous pouvons nous rappeler quelques traits distinctifs fondamentaux.
– La modernité, supposée libératrice pour la raison, est en réalité établie sur l’affirmation de l’incapacité de celle-ci à atteindre la vérité profonde des choses et des êtres, pour s’en tenir à l’observation et à la mesure des phénomènes, aux règles empiriques et aux vérités temporairement admises. L’ordre des choses est réputé impensable, la connaissance de Dieu inaccessible, la nature tenue pour un chaos hostile qu’il s’agit d’ordonner et de maîtriser selon une raison strictement instrumentale. C’est sur ce substrat d’agnosticisme affecté que s’édifie la volonté de puissance moderne, tout employée à « donner un sens » à un univers qui est supposé en être dépourvu.
– Derrière cet excès apparent d’humilité intellectuelle se cache une revendication première, l’émancipation de toute loi extérieure à la volonté humaine, ce que Kant a appelé « l’autonomie », toujours hautement revendiquée comme une sorte d’évidence. C’est sur ce principe formel que s’est développé le « nouvel humanisme » dans tous les domaines possibles, une démesure faustienne dont les développements incontrôlés de la technique donnent maintenant l’impressionnante illustration. C’est sur le même principe que s’est constitué l’ordre politique moderne. L’autonomie ne connaît potentiellement aucune limite, et surtout pas morale. C’est elle qui s’épanouit aujourd’hui dans le nouveau système juridique qui prétend sanctionner le droit de chaque individu en fonction de ses choix souverains, et mutables. La modernité tourne ainsi le dos à la contemplation, elle se détourne du passé autant que de l’Au-delà – et en ce sens elle est par essence antitraditionnelle, anticulturelle, anti-autoritaire et surtout athée – non seulement pour rêver de construire l’avenir – c’est l’utopisme – mais pour le réaliser à n’importe quel prix. Les révolutionnaires français n’hésitaient pas à prétendre faire toutes choses nouvelles, s’attribuant l’affirmation de la souveraineté universelle du Christ qui clôt l’Apocalypse. Eric Voegelin, dans Les religions politiques (1938, éd. fr., Cerf, 1994), a formulé de manière lapidaire les étapes logiques de ce refermement sur soi. « Le monde comme contenu, écrit-il, a écarté le monde comme existence ». Métaphysique et religion sont sommées de disparaître, « indifférentisme, laïcisme et athéisme deviennent les caractères d’une nouvelle image du monde qui s’impose partout comme incontestable ». Toutefois ce qui est chassé d’un côté revient de l’autre, l’homme étant animal religieux. L’humanité sera donc à elle-même sa propre Parousie, ce que préfigure Kant dans son Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique. Curieusement, mais assez logiquement, le philosophe de l’émancipation du sujet offre à ce dernier la perspective ultime d’un paradis sur terre, mais d’un paradis homogène. « L’humanité devient le grand collectif au développement duquel chaque homme doit apporter sa contribution ; elle est clôturée mondainement, elle n’avance qu’en tant que totalité, et le sens de l’existence individuelle devient l’action instrumentale en vue du progrès collectif » (op. cit., pp. 86 à 88). La suite a montré que dans une telle perspective, il ne reste aucune place pour un « supplément d’âme » de quelque nature qu’il soit, sauf utilité circonstancielle.
– La modernité est donc politique, dans la mesure où elle est conquérante et cherche à s’imposer à l’humanité entière. Elle utilise l’instrument de puissance qu’est l’appareil d’Etat, une structure qu’elle a créée, qui correspond exactement à son essence volontariste, et qui évolue avec elle au fur et à mesure qu’elle réalise son emprise sur la Planète. Cet appareil n’est pas le seul élément du pouvoir moderne, il est un instrument dans les mains des forces actives de la modernisation, c’est-à-dire de la fraction de l’humanité qui aspire le plus à l’autonomie, fraction disposant de moyens d’influence et d’émulation – loges, clubs, partis, médias, castes financières… – et à l’arrière-plan de tout cela, un réservoir humain, une base sociale formée d’une catégorie en quelque sorte naturellement modernisatrice, libertins, bourgeois de masse et bobos. Si Werner Sombart devait écrire une version actualisée de son livre Le Bourgeois, publié il y a exactement cent ans, il serait obligé d’élargir considérablement sa vision. C’est ainsi que la modernité ne saurait être réduite à une philosophie, bien que celle-ci en soutienne et manifeste l’esprit de conquête. Elle est la religion politique d’une partie de l’humanité cherchant à s’imposer à la totalité de celle-ci, elle n’est pas un donné de la nature, un fait nécessaire, mais un certain moment dans un espace donné.
C’est l’erreur historique du libéralisme catholique d’avoir cru à l’inéluctabilité de la modernité, confondant la succession historique – la périodisation de l’histoire qui délimite les « temps modernes » et « l’époque contemporaine » – et une culture particulière résultant de l’apostasie progressive de l’Occident, cristallisée autour et à partir de la philosophie des Lumières. Surtout depuis le dernier tiers du au XXe siècle, la modernité a subi une mutation brutale, rangée sous l’étiquette de la postmodernité, qui permet à certains de supposer possible une ouverture en jouant sur les différences entre les deux modalités. La postmodernité n’est cependant en rien une nouveauté radicale, elle n’a de « post » que le fait d’arriver après la forme antérieurement connue du même phénomène. Elle accentue, achève la rupture moderne et la pousse aux extrêmes, et cela dans des directions contraires mais non contradictoires. D’un côté nous plongeons dans la confusion totale des positions théoriques de référence, et c’est le nihilisme – ou le relativisme, bien que ce dernier terme, plus descriptif, signifie moins nettement le caractère ravageur du phénomène. D’un autre côté, tous les paramètres de la modernité sont libérés, chacun dans sa voie propre – construction de l’homme artificiel, inversion des moeurs, destruction du dernier rempart anthropologique qu’est la famille, antichristianisme sans fard…
En comparaison, la phase antérieure maintenait certains éléments d’ordre en raison des freins et résistances auxquels il était difficile d’échapper, ou utile d’éviter de combattre. L’apparition de la société de consommation, l’implosion de l’URSS, l’homogénéisation au niveau mondial, l’affaiblissement de l’Eglise depuis Vatican II plus qu’on ne le croit, ont levé les inhibitions. Cette évolution étant une aggravation, certains regrettent l’époque antérieure, ce qui aboutit à relancer l’idée de la possible récupération d’une modernité présentable contre une postmodernité dissolvante impossible à justifier. Cette possibilité est envisagée aussi bien par certains membres de l’Eglise que par des penseurs non catholiques effrayés par la dislocation actuelle, au premier rang desquels Jürgen Habermas.
D’autres, moins nombreux et dispersés, imaginent que la modernité sort affaiblie par la postmodernité, alors que celle-ci en est la vérification la plus complète à ce jour. Du point de vue théorique, cette opinion donne sporadiquement lieu à des constructions éphémères, la plus consistante émanant de Radical Orthodoxy, le courant philosophique lancé par John Milbank. Ceux qui pensent trouver dans la confusion du temporel et du spirituel les bases d’une stratégie de contournement de l’obstacle ne se rendent pas compte qu’ils ne font qu’acquiescer à ses effets destructeurs, en acceptant d’abandonner toute aspiration à mener une action politique au sein de la société commune, même très dégradée, au profit d’une activité religieuse au sens strict menée autour de catacombes. Il est étrange de voir ainsi réapparaître dans certains milieux plutôt traditionnels la faveur qui régnait il y a cinquante ans dans des secteurs idéologiquement situés aux antipodes pour un christianisme « kénotique », très inspiré par Dietrich Bonhoeffer notamment.
Par quelque biais que l’on aborde le sujet, la conclusion est inévitable : la jonction avec la modernité dans son état actuel, cherchant à la dissocier en une part négative et une autre amendable, n’est que la production d’un être de raison. Il ne peut en aller autrement : l’inculturation dans l’anticulture est un oxymore.
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Après tant d’années de tentatives unilatérales mal payées de retour, peut-on espérer voir rompre un discours monolithique chaque jour plus irréel ? C’est du moins ce que semble annoncer une intervention du cardinal Mauro Piacenza, préfet de la Congrégation du clergé, auteur d’une leçon d’ouverture de l’année académique à l’Université du Sacré-Coeur, à Milan, le 9 novembre 2012, intitulée « De l’être Eglise à l’époque moderne : la contribution du concile Vatican II ». Le texte en est disponible en plusieurs langues sur le site de la Congrégation. Tout d’abord, après avoir déploré l’absence de définition des mots « moderne » et « modernité » dans les textes de Vatican II, le prélat a pris soin d’en préciser le sens : « Nous savons que le terme de “modernité” décrit habituellement les différents types d’Illuminisme nés en Occident à partir de la fin du XVIIIe siècle » ; la modernité est donc « la parabole philosophique et anthropologique […] qui va de Descartes au relativisme, en passant par les grandes idéologies qui se sont effritées au cours du siècle dernier, et par le “scientisme technologique virtuel” contemporain ». Puis, en termes discrets mais somme toute assez clairs, il a proposé d’abandonner « au moins du point de vue du langage » la version conciliaire, parce que ce langage « dans de nombreux cas […] n’apparaît pas complètement adapté aux besoins actuels du dialogue avec la culture » ; il a regretté également les timidités et la forme « objectivement “datée” » de Gaudium et spes en matière culturelle et sociale ainsi que son « optimisme justifié mais excessif ». Ces précautions de forme ont permis au cardinal de contre-proposer un discours plus fort, mettant en relief le caractère anti-humaniste et irrationnel d’une modernité révélant toujours plus nettement sa vraie nature. Un tel discours ne révèle rien de neuf, il ne s’en tient qu’à un aspect particulier, mais il est exprimé, et cela après tant d’années de langue de bois. Et surtout il conclut sur un ton nouveau : « La modernité existe et l’Eglise ne peut l’éliminer ; elle ne peut davantage faire semblant [de penser] qu’elle n’existe pas ».
Il reste à souhaiter que de telles paroles aient valeur d’exemple. Le système moderne tire sa puissance de l’intimidation qui lui est propre, puisqu’il repose tout entier sur un acte de volonté et la fuite en avant. Accepter comme un fait de nature le caractère prétendument indépassable de ce système est une double erreur : d’abord parce que cela justifie la persévérance dans une voie d’autodestruction, ensuite parce que cela est faux. La modernité est en effet la réalisation dans le temps d’une erreur initiale, connaissant des phases successives et arrivant à notre époque, en fin de parcours, vers son achèvement – manifestation de sa nature réelle et épuisement – une fin qui peut être lente à venir, mais inéluctable en raison des contradictions qu’elle accumule contre elle-même.
La modernité est là, disait le cardinal Piacenza, mais l’Eglise aussi est là. Peut-être s’en trouvera-t-il en son sein pour comprendre la portée de ce que cela signifie.