Revue de réflexion politique et religieuse.

Numé­ro 119 : L’E­glise face à la moder­ni­té

Article publié le 13 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Vingt-huit fois dans Gau­dium et spes revient le mot « moderne », mais sans jamais qu’en soit défi­ni le concept. La lec­ture du texte per­met de l’entendre dans un sens banal, décri­vant un état de fait actuel : la socié­té moderne est la socié­té des « hommes de notre temps », et plus exac­te­ment de ceux qui habitent le monde éco­no­mi­que­ment déve­lop­pé ou qui ont été for­més par les « valeurs » qui y pré­valent ou les idéo­lo­gies qui en sont issues. Mais ce constat de fait se com­plète d’autres affir­ma­tions don­nant une vision plus pré­cise, comme par exemple dans le pas­sage sui­vant : « Dans le monde entier pro­gresse de plus en plus le sens de l’autonomie comme de la res­pon­sa­bi­li­té ; ce qui, sans aucun doute, est de la plus haute impor­tance pour la matu­ri­té spi­ri­tuelle et morale du genre humain. On s’en aper­çoit mieux encore si on ne perd pas de vue l’unification de l’univers et la mis­sion qui nous est impar­tie de construire un monde meilleur dans la véri­té et la jus­tice. Nous sommes donc les témoins de la nais­sance d’un nou­vel huma­nisme » (GS 55).L’appréciation, qui, à cin­quante ans de dis­tance, paraît pour le moins ingé­nue, montre que le texte conci­liaire enten­dait bien faire allu­sion à lacouverture119 moder­ni­té comme concep­tion anthro­po­lo­gique et forme de civi­li­sa­tion. Cela n’a rien d’étonnant, le concile ayant indis­cu­ta­ble­ment été tra­ver­sé du désir de faire ces­ser le conflit avec la « civi­li­sa­tion moderne », ce conflit dont un siècle plus tôt Pie IX avait clai­re­ment pris acte, accep­tant la confron­ta­tion et condam­nant toute idée de conci­lia­tion : « Le Pon­tife romain peut et doit se récon­ci­lier et tran­si­ger avec le pro­grès, le libé­ra­lisme et la civi­li­sa­tion moderne » (Syl­la­bus, 1864, 80e pro­po­si­tion condam­née). L’intention était donc de chan­ger de stra­té­gie. Paul VI l’a signi­fié avec lyrisme lors de son dis­cours de clô­ture (7 décembre 1965), en par­lant du « temps du concile » : « C’est […] un temps que tous recon­naissent comme orien­té vers la conquête du royaume ter­restre plu­tôt que vers le Royaume des cieux, un temps où l’oubli de Dieu devient cou­rant et semble, à tort, sug­gé­ré par le pro­grès scien­ti­fique, un temps où la per­sonne humaine, qui a pris davan­tage conscience d’elle-même et de sa liber­té, tend essen­tiel­le­ment à s’affirmer dans une auto­no­mie abso­lue et à s’affranchir de toute loi qui la dépasse […] un temps ou le laï­cisme semble […] repré­sen­ter la sagesse der­nière de l’ordre social… ». Face au « défi » ain­si lan­cé, nul ana­thème cepen­dant : « Un cou­rant d’affection et d’admiration a débor­dé du Concile sur le monde humain moderne. […] Au lieu de diag­nos­tics dépri­mants, des remèdes encou­ra­geants ; au lieu de pré­sages funestes, des mes­sages de confiance sont par­tis du Concile vers le monde contem­po­rain : ses valeurs ont été non seule­ment res­pec­tées, mais hono­rées ; ses efforts sou­te­nus, ses aspi­ra­tions puri­fiées et bénies ». On ne peut mieux expri­mer le chan­ge­ment de regard envers la moder­ni­té, l’intention d’inverser les don­nées en com­men­çant par la légi­ti­mer dans sa sub­stance, tout en s’offrant à l’aider à se dépas­ser.
Il est éton­nant de consta­ter la per­sis­tance, envers et contre tous les démen­tis des faits, d’une telle dis­po­si­tion. Un congrès inter­na­tio­nal vient encore de se tenir à Rome, du 16 au 19 novembre 2012, autour du thème « L’homme de l’âge moderne et l’Eglise ». L’orientation géné­rale don­née par ses deux prin­ci­paux orga­ni­sa­teurs, Michael P. Gal­la­gher et Peter Hen­ri­ci, tous deux jésuites et pro­fes­seurs à la Gré­go­rienne, a consis­té, pour le pre­mier, à cri­ti­quer Pie IX « fai­sant le choix de condam­ner de haut la moder­ni­té plu­tôt que de s’efforcer de com­prendre le monde nou­veau en train d’émerger », enfer­mant les catho­liques dans un « mono­logue de ghet­to » en marge de l’histoire. Quant au second, il a invi­té à « retrou­ver la moder­ni­té » dans ses ori­gines chré­tiennes, s’appuyant pour cela sur Guillaume d’Occam faute d’auteurs plus repré­sen­ta­tifs que ce reli­gieux hété­ro­doxe. L’idée sous-jacente sur laquelle s’appuie la reprise per­pé­tuelle de ce même dis­cours est qu’il exis­te­rait deux ver­sions de la moder­ni­té, l’une, anti­chré­tienne, dont nous consta­tons aujourd’hui plus que jamais l’exacerbation, l’autre chré­tien­ne­ment ins­pi­rée, qu’il nous res­te­rait donc à trou­ver. Cette alter­na­tive n’est pas neuve, mais il est bien dif­fi­cile de ne pas en aper­ce­voir la dis­sy­mé­trie, puisqu’elle oppose une réa­li­té his­to­rique concrète et une pos­si­bi­li­té abs­traite et for­te­ment pro­blé­ma­tique : car soit la moder­ni­té pro­vient effec­ti­ve­ment d’Occam, plus tard de Luther et de Des­cartes, mais alors elle pro­cède d’un chris­tia­nisme dévoyé, soit d’autres sources pour­raient être invo­quées, mais elles ne sont pas à l’origine de la moder­ni­té effec­tive, sinon par erreur de com­pré­hen­sion – la « devo­tio moder­na », par exemple.
En réa­li­té per­sonne ne peut mettre en doute que ce que visait le concile ait été la concep­tion géné­rale du monde poli­ti­que­ment mise en oeuvre à par­tir de la fin du XVIIIe siècle, avec ses anté­cé­dents et ses rami­fi­ca­tions phi­lo­so­phiques, poli­tiques, éco­no­miques, morales, cultu­relles. C’est cette concep­tion et le chan­ge­ment struc­tu­rel qui en est résul­té qu’il est conve­nu d’appeler la moder­ni­té. Qu’on le veuille ou non, le conflit avec celle-ci ne peut pas être évi­té, pour des rai­sons tenant à son essence même, dont nous pou­vons nous rap­pe­ler quelques traits dis­tinc­tifs fon­da­men­taux.
– La moder­ni­té, sup­po­sée libé­ra­trice pour la rai­son, est en réa­li­té éta­blie sur l’affirmation de l’incapacité de celle-ci à atteindre la véri­té pro­fonde des choses et des êtres, pour s’en tenir à l’observation et à la mesure des phé­no­mènes, aux règles empi­riques et aux véri­tés tem­po­rai­re­ment admises. L’ordre des choses est répu­té impen­sable, la connais­sance de Dieu inac­ces­sible, la nature tenue pour un chaos hos­tile qu’il s’agit d’ordonner et de maî­tri­ser selon une rai­son stric­te­ment ins­tru­men­tale. C’est sur ce sub­strat d’agnosticisme affec­té que s’édifie la volon­té de puis­sance moderne, tout employée à « don­ner un sens » à un uni­vers qui est sup­po­sé en être dépour­vu.
– Der­rière cet excès appa­rent d’humilité intel­lec­tuelle se cache une reven­di­ca­tion pre­mière, l’émancipation de toute loi exté­rieure à la volon­té humaine, ce que Kant a appe­lé « l’autonomie », tou­jours hau­te­ment reven­di­quée comme une sorte d’évidence. C’est sur ce prin­cipe for­mel que s’est déve­lop­pé le « nou­vel huma­nisme » dans tous les domaines pos­sibles, une déme­sure faus­tienne dont les déve­lop­pe­ments incon­trô­lés de la tech­nique donnent main­te­nant l’impressionnante illus­tra­tion. C’est sur le même prin­cipe que s’est consti­tué l’ordre poli­tique moderne. L’autonomie ne connaît poten­tiel­le­ment aucune limite, et sur­tout pas morale. C’est elle qui s’épanouit aujourd’hui dans le nou­veau sys­tème juri­dique qui pré­tend sanc­tion­ner le droit de chaque indi­vi­du en fonc­tion de ses choix sou­ve­rains, et mutables. La moder­ni­té tourne ain­si le dos à la contem­pla­tion, elle se détourne du pas­sé autant que de l’Au-delà – et en ce sens elle est par essence anti­tra­di­tion­nelle, anti­cul­tu­relle, anti-auto­ri­taire et sur­tout athée – non seule­ment pour rêver de construire l’avenir – c’est l’utopisme – mais pour le réa­li­ser à n’importe quel prix. Les révo­lu­tion­naires fran­çais n’hésitaient pas à pré­tendre faire toutes choses nou­velles, s’attribuant l’affirmation de la sou­ve­rai­ne­té uni­ver­selle du Christ qui clôt l’Apocalypse. Eric Voe­ge­lin, dans Les reli­gions poli­tiques (1938, éd. fr., Cerf, 1994), a for­mu­lé de manière lapi­daire les étapes logiques de ce refer­me­ment sur soi. « Le monde comme conte­nu, écrit-il, a écar­té le monde comme exis­tence ». Méta­phy­sique et reli­gion sont som­mées de dis­pa­raître, « indif­fé­ren­tisme, laï­cisme et athéisme deviennent les carac­tères d’une nou­velle image du monde qui s’impose par­tout comme incon­tes­table ». Tou­te­fois ce qui est chas­sé d’un côté revient de l’autre, l’homme étant ani­mal reli­gieux. L’humanité sera donc à elle-même sa propre Parou­sie, ce que pré­fi­gure Kant dans son Idée d’une his­toire uni­ver­selle du point de vue cos­mo­po­li­tique. Curieu­se­ment, mais assez logi­que­ment, le phi­lo­sophe de l’émancipation du sujet offre à ce der­nier la pers­pec­tive ultime d’un para­dis sur terre, mais d’un para­dis homo­gène. « L’humanité devient le grand col­lec­tif au déve­lop­pe­ment duquel chaque homme doit appor­ter sa contri­bu­tion ; elle est clô­tu­rée mon­dai­ne­ment, elle n’avance qu’en tant que tota­li­té, et le sens de l’existence indi­vi­duelle devient l’action ins­tru­men­tale en vue du pro­grès col­lec­tif » (op. cit., pp. 86 à 88). La suite a mon­tré que dans une telle pers­pec­tive, il ne reste aucune place pour un « sup­plé­ment d’âme » de quelque nature qu’il soit, sauf uti­li­té cir­cons­tan­cielle.
– La moder­ni­té est donc poli­tique, dans la mesure où elle est conqué­rante et cherche à s’imposer à l’humanité entière. Elle uti­lise l’instrument de puis­sance qu’est l’appareil d’Etat, une struc­ture qu’elle a créée, qui cor­res­pond exac­te­ment à son essence volon­ta­riste, et qui évo­lue avec elle au fur et à mesure qu’elle réa­lise son emprise sur la Pla­nète. Cet appa­reil n’est pas le seul élé­ment du pou­voir moderne, il est un ins­tru­ment dans les mains des forces actives de la moder­ni­sa­tion, c’est-à-dire de la frac­tion de l’humanité qui aspire le plus à l’autonomie, frac­tion dis­po­sant de moyens d’influence et d’émulation – loges, clubs, par­tis, médias, castes finan­cières… – et à l’arrière-plan de tout cela, un réser­voir humain, une base sociale for­mée d’une caté­go­rie en quelque sorte natu­rel­le­ment moder­ni­sa­trice, liber­tins, bour­geois de masse et bobos. Si Wer­ner Som­bart devait écrire une ver­sion actua­li­sée de son livre Le Bour­geois, publié il y a exac­te­ment cent ans, il serait obli­gé d’élargir consi­dé­ra­ble­ment sa vision. C’est ain­si que la moder­ni­té ne sau­rait être réduite à une phi­lo­so­phie, bien que celle-ci en sou­tienne et mani­feste l’esprit de conquête. Elle est la reli­gion poli­tique d’une par­tie de l’humanité cher­chant à s’imposer à la tota­li­té de celle-ci, elle n’est pas un don­né de la nature, un fait néces­saire, mais un cer­tain moment dans un espace don­né.
C’est l’erreur his­to­rique du libé­ra­lisme catho­lique d’avoir cru à l’inéluctabilité de la moder­ni­té, confon­dant la suc­ces­sion his­to­rique – la pério­di­sa­tion de l’histoire qui déli­mite les « temps modernes » et « l’époque contem­po­raine » – et une culture par­ti­cu­lière résul­tant de l’apostasie pro­gres­sive de l’Occident, cris­tal­li­sée autour et à par­tir de la phi­lo­so­phie des Lumières. Sur­tout depuis le der­nier tiers du au XXe siècle, la moder­ni­té a subi une muta­tion bru­tale, ran­gée sous l’étiquette de la post­mo­der­ni­té, qui per­met à cer­tains de sup­po­ser pos­sible une ouver­ture en jouant sur les dif­fé­rences entre les deux moda­li­tés. La post­mo­der­ni­té n’est cepen­dant en rien une nou­veau­té radi­cale, elle n’a de « post » que le fait d’arriver après la forme anté­rieu­re­ment connue du même phé­no­mène. Elle accen­tue, achève la rup­ture moderne et la pousse aux extrêmes, et cela dans des direc­tions contraires mais non contra­dic­toires. D’un côté nous plon­geons dans la confu­sion totale des posi­tions théo­riques de réfé­rence, et c’est le nihi­lisme – ou le rela­ti­visme, bien que ce der­nier terme, plus des­crip­tif, signi­fie moins net­te­ment le carac­tère rava­geur du phé­no­mène. D’un autre côté, tous les para­mètres de la moder­ni­té sont libé­rés, cha­cun dans sa voie propre – construc­tion de l’homme arti­fi­ciel, inver­sion des moeurs, des­truc­tion du der­nier rem­part anthro­po­lo­gique qu’est la famille, anti­chris­tia­nisme sans fard…
En com­pa­rai­son, la phase anté­rieure main­te­nait cer­tains élé­ments d’ordre en rai­son des freins et résis­tances aux­quels il était dif­fi­cile d’échapper, ou utile d’éviter de com­battre. L’apparition de la socié­té de consom­ma­tion, l’implosion de l’URSS, l’homogénéisation au niveau mon­dial, l’affaiblissement de l’Eglise depuis Vati­can II plus qu’on ne le croit, ont levé les inhi­bi­tions. Cette évo­lu­tion étant une aggra­va­tion, cer­tains regrettent l’époque anté­rieure, ce qui abou­tit à relan­cer l’idée de la pos­sible récu­pé­ra­tion d’une moder­ni­té pré­sen­table contre une post­mo­der­ni­té dis­sol­vante impos­sible à jus­ti­fier. Cette pos­si­bi­li­té est envi­sa­gée aus­si bien par cer­tains membres de l’Eglise que par des pen­seurs non catho­liques effrayés par la dis­lo­ca­tion actuelle, au pre­mier rang des­quels Jür­gen Haber­mas.
D’autres, moins nom­breux et dis­per­sés, ima­ginent que la moder­ni­té sort affai­blie par la post­mo­der­ni­té, alors que celle-ci en est la véri­fi­ca­tion la plus com­plète à ce jour. Du point de vue théo­rique, cette opi­nion donne spo­ra­di­que­ment lieu à des construc­tions éphé­mères, la plus consis­tante éma­nant de Radi­cal Ortho­doxy, le cou­rant phi­lo­so­phique lan­cé par John Mil­bank. Ceux qui pensent trou­ver dans la confu­sion du tem­po­rel et du spi­ri­tuel les bases d’une stra­té­gie de contour­ne­ment de l’obstacle ne se rendent pas compte qu’ils ne font qu’acquiescer à ses effets des­truc­teurs, en accep­tant d’abandonner toute aspi­ra­tion à mener une action poli­tique au sein de la socié­té com­mune, même très dégra­dée, au pro­fit d’une acti­vi­té reli­gieuse au sens strict menée autour de cata­combes. Il est étrange de voir ain­si réap­pa­raître dans cer­tains milieux plu­tôt tra­di­tion­nels la faveur qui régnait il y a cin­quante ans dans des sec­teurs idéo­lo­gi­que­ment situés aux anti­podes pour un chris­tia­nisme « kéno­tique », très ins­pi­ré par Die­trich Bon­hoef­fer notam­ment.
Par quelque biais que l’on aborde le sujet, la conclu­sion est inévi­table : la jonc­tion avec la moder­ni­té dans son état actuel, cher­chant à la dis­so­cier en une part néga­tive et une autre amen­dable, n’est que la pro­duc­tion d’un être de rai­son. Il ne peut en aller autre­ment : l’inculturation dans l’anticulture est un oxy­more.

* * *

Après tant d’années de ten­ta­tives uni­la­té­rales mal payées de retour, peut-on espé­rer voir rompre un dis­cours mono­li­thique chaque jour plus irréel ? C’est du moins ce que semble annon­cer une inter­ven­tion du car­di­nal Mau­ro Pia­cen­za, pré­fet de la Congré­ga­tion du cler­gé, auteur d’une leçon d’ouverture de l’année aca­dé­mique à l’Université du Sacré-Coeur, à Milan, le 9 novembre 2012, inti­tu­lée « De l’être Eglise à l’époque moderne : la contri­bu­tion du concile Vati­can II ». Le texte en est dis­po­nible en plu­sieurs langues sur le site de la Congré­ga­tion. Tout d’abord, après avoir déplo­ré l’absence de défi­ni­tion des mots « moderne » et « moder­ni­té » dans les textes de Vati­can II, le pré­lat a pris soin d’en pré­ci­ser le sens : « Nous savons que le terme de “moder­ni­té” décrit habi­tuel­le­ment les dif­fé­rents types d’Illuminisme nés en Occi­dent à par­tir de la fin du XVIIIe siècle » ; la moder­ni­té est donc « la para­bole phi­lo­so­phique et anthro­po­lo­gique […] qui va de Des­cartes au rela­ti­visme, en pas­sant par les grandes idéo­lo­gies qui se sont effri­tées au cours du siècle der­nier, et par le “scien­tisme tech­no­lo­gique vir­tuel” contem­po­rain ». Puis, en termes dis­crets mais somme toute assez clairs, il a pro­po­sé d’abandonner « au moins du point de vue du lan­gage » la ver­sion conci­liaire, parce que ce lan­gage « dans de nom­breux cas […] n’apparaît pas com­plè­te­ment adap­té aux besoins actuels du dia­logue avec la culture » ; il a regret­té éga­le­ment les timi­di­tés et la forme « objec­ti­ve­ment “datée” » de Gau­dium et spes en matière cultu­relle et sociale ain­si que son « opti­misme jus­ti­fié mais exces­sif ». Ces pré­cau­tions de forme ont per­mis au car­di­nal de contre-pro­po­ser un dis­cours plus fort, met­tant en relief le carac­tère anti-huma­niste et irra­tion­nel d’une moder­ni­té révé­lant tou­jours plus net­te­ment sa vraie nature. Un tel dis­cours ne révèle rien de neuf, il ne s’en tient qu’à un aspect par­ti­cu­lier, mais il est expri­mé, et cela après tant d’années de langue de bois. Et sur­tout il conclut sur un ton nou­veau : « La moder­ni­té existe et l’Eglise ne peut l’éliminer ; elle ne peut davan­tage faire sem­blant [de pen­ser] qu’elle n’existe pas ».
Il reste à sou­hai­ter que de telles paroles aient valeur d’exemple. Le sys­tème moderne tire sa puis­sance de l’intimidation qui lui est propre, puisqu’il repose tout entier sur un acte de volon­té et la fuite en avant. Accep­ter comme un fait de nature le carac­tère pré­ten­du­ment indé­pas­sable de ce sys­tème est une double erreur : d’abord parce que cela jus­ti­fie la per­sé­vé­rance dans une voie d’autodestruction, ensuite parce que cela est faux. La moder­ni­té est en effet la réa­li­sa­tion dans le temps d’une erreur ini­tiale, connais­sant des phases suc­ces­sives et arri­vant à notre époque, en fin de par­cours, vers son achè­ve­ment – mani­fes­ta­tion de sa nature réelle et épui­se­ment – une fin qui peut être lente à venir, mais iné­luc­table en rai­son des contra­dic­tions qu’elle accu­mule contre elle-même.
La moder­ni­té est là, disait le car­di­nal Pia­cen­za, mais l’Eglise aus­si est là. Peut-être s’en trou­ve­ra-t-il en son sein pour com­prendre la por­tée de ce que cela signi­fie.

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