Lorenzo Ramella : L’expérience critique. L’aventure de la raison dans la philosophie française après Heidegger
Toute une partie de la philosophie française du XXe siècle se présente comme post-heideggerienne. Derrida, Deleuze, Foucault, Nancy : tels sont les principaux noms cités, et visés, par le philosophe italien Ramella, qui veut vérifier la robustesse de cette philosophie qui a déconstruit tout sens et installé, ou simplement théorisé, un désenchantement qui ronge le monde contemporain. Mais alors que Heidegger, à côté de sa veine déconstructrice, s’était lancé à la quête d’une nouvelle pensée de l’être, cette entreprise n’est nullement reprise par ses disciples français, qui s’acharnent dans une opération de déconstruction qui devient une pure destruction. Quelles sont les thèses de Heidegger qui ont fasciné bien des philosophes français ? Tout d’abord une dénonciation de la raison calculatrice qui s’épanouit en technique dominatrice de la nature, exténuant la terre, l’homme étant réduit au statut de bête de labeur. Une autre thèse est plus radicale : la négation de toute réalité stable et continue. Cette négation du principe d’identité au profit d’un devenir absolu est un héritage nietzschéen, lequel à son tour se situe dans le sillage du vieil Héraclite. Il n’y a pas de présence, ou de présentation, pas de réalité, pas de substance, mais seulement des représentations, c’est-à-dire des idées, des constructions faites par l’esprit humain. A son tour ce dernier est vidé de sa substance, il n’y a pas vraiment de présence à soi, de conscience.
Tout n’est que fiction, chaos et labyrinthe sans issue… La boucle de la philosophie serait bouclée : elle avait opposé en sa source grecque le logos à la mythologie, et voilà que les petits Platon, ou plus précisément les anti-Platon, du XXe siècle réduisent le logos à de la mythologie. Tout est mythe, c’est-à-dire pure fabrication, sans qu’une véritable connaissance soit possible. Ramella souligne bien que tout ceci n’est que purs postulats, sans la moindre argumentation. Un dogmatisme de la non-vérité qui ne dit pas son nom prétend miner la patiente recherche philosophique de la vérité. Dans la deuxième partie de son livre l’auteur, après ce diagnostic utile de la désespérance contemporaine, oppose à cet état de fait accablant ce qu’il appelle « l’expérience critique ». Il se base pour cela sur d’autres philosophes français contemporains, notamment Ricœur et J.-F. Mattéi, qui a préfacé l’ouvrage. On regrettera à ce sujet que dans cette partie Ramella s’en tienne au seul XXe siècle, à l’exception de Nietzsche, dont le rôle majeur n’est d’ailleurs pas suffisamment souligné, car la philosophie française étudiée est assurément autant post-nietzschéenne que postheideggerienne. Quant au XXe siècle il est ramené principalement au courant phénoménologique. Pourtant Ricœur lui-même avait vu les limites de la phénoménologie et souligné, au moins en éthique, la grande pertinence de la référence aristotélicienne. Ramella rappelle opportunément la pertinence philosophique, et pas seulement scientifique, de la raison, tout comme le lien nécessaire entre réalité et intellect : la connaissance humaine porte sur un objet dont il n’est pas fantasmatique d’affirmer l’existence très réelle. A ce sujet, il relève le paradoxe, on peut même dire la contradiction, des philosophes étudiés qui concèdent « en cachette une pleine légitimité et une pleine autorité à une conception de la raison qui, officiellement, fait l’objet d’un refus complet, en tant qu’elle est jugée comme étant le pire malheur qui se soit abattu sur l’histoire de la philosophie » (p. 74). Mais tout n’est pas clair dans cette expérience que l’auteur qualifie de critique. Qu’en est-il de cette « affectivité » qui devrait aller de pair avec la raison ? Une confusion plombe ici l’argumentation de l’auteur : la connaissance sensible, sur laquelle est fondée la connaissance humaine, n’a rien à voir avec l’affectivité, qui par ailleurs doit être distinguée de l’appétit rationnel qu’est la volonté. Faut-il d’autre part maintenir la centralité moderne du je (p. 134), dont on sait les implications possiblement ruineuses ? Et n’est-il pas problématique de donner à la liberté, dans le processus de la connaissance (p. 104), une place décisive, qui ramène, plus haut que Nietzsche, au si suspect volontarisme de Descartes ? Ces confusions, qui ne sont pas que verbales, affaiblissent le sympathique propos de l’auteur dans un ouvrage où l’on trouvera moult citations pertinentes, mais une démarche critique qui demanderait à mieux assumer la riche tradition réaliste, dût-elle être enrichie par le recours à certaines intuitions contemporaines.