De la philosophie de la nature à la métaphysique
Vieille et jeune comme la sagesse, la philosophie de la nature et des sciences – la cosmologie – réserve encore bien des terres inconnues. Cette situation, suffisamment rare pour être soulignée, tient à deux raisons principales. La première découle de l’histoire. Aristote n’a qu’ébauché cette branche de la philosophie ; après le tour de force qu’est l’identification du couple matière-forme, au début de la Physique, et nonobstant la finesse de sa réflexion sur le mouvement et ses concomitants, le Stagirite a laissé de côté nombre de questions que semblent appeler ses propres analyses : la goutte d’eau et la mer forment-elles deux substances ? un changement d’état correspond-il à une transformation accidentelle ? une fleur meurt-elle quand on la cueille ? qu’est-ce qu’une espèce animale ? etc. Quant à saint Thomas, d’abord théologien, il a commenté le Philosophe, il a émaillé son œuvre de cinquante intuitions qui ne demandent qu’à en être extraites, mais il n’a pas systématiquement renouvelé une discipline qui ne correspondait pas à son domaine de prédilection. L’existence de continents intellectuels encore quasi inexplorés tient aussi au progrès scientifique. L’expérience commune n’a certes pas changé, mais nous pouvons tirer parti d’éléments scientifiques incomparablement supérieurs à ceux dont disposaient les savants d’avant Newton, moyennant l’investissement personnel nécessaire pour nous les rendre familiers. La philosophia perennis se trouve ainsi confrontée à une double difficulté : inachèvement de l’œuvre des fondateurs, et irruption de données scientifiques difficiles à manipuler. Avec ceci, la priorité a souvent été donnée au débat contre l’agnosticisme rationaliste ou sceptique. En réaction, plusieurs auteurs de la famille aristotélico-thomiste ont quelque peu surestimé les capacités de l’intelligence humaine, tout en sous-estimant symétriquement l’intérêt des sciences. Ils se sont alors contentés de mettre en ordre des textes thomasiens souvent épars ou difficiles, effort qui mérite d’ailleurs d’être salué ; mais la cosmologie en devient un corpus de certitudes fort claires, avouons-le parfois assez ennuyeux, supposé former le socle d’une métaphysique bien établie.
Cela ne fait que souligner l’intérêt dû aux penseurs qui se sont authentiquement efforcés de renouveler et de prolonger la réflexion, en rendant à la philosophie de la nature une place plus conforme à celle qu’elle mériterait. L’actualité éditoriale permet d’évoquer deux d’entre eux : Charles De Koninck (1906–1965) et Michel Bastit (né en 1951, et antérieurement surtout apprécié pour Naissance de la loi moderne).
D’origine belge mais tôt installé au Canada, Charles De Koninck est connu pour sa défense de la primauté du bien commun, en réaction contre le personnalisme ; certains se souviennent de ses contributions à la revue Itinéraires. Mais Charles De Koninck se montra également constamment attentif aux questions épistémologiques ; les Presses universitaires de Laval viennent de publier en deux tomes la quasi-totalité de son œuvre en philosophie de la nature ((. Œuvres de Charles De Koninck, Tome I, Philosophie de la nature et des sciences, Presses Universitaires de Laval, Québec. Volume 1, 475 p., 2011. Volume 2, 382 p., 2012. La référence « I p. 37 » sera ici employée pour « Volume 1, p. 37 ». Nous ne mentionnons pas le nom de l’ouvrage, à la fois dans un souci de brièveté et parce que la pensée cosmologique de C. De Koninck semble avoir atteint sa maturité dès son éclosion. Au moins pour une première lecture, il ne nous a donc pas semblé nécessaire d’éclairer le sens d’un texte par la période particulière qui a vu sa publication.)) . On y trouve sa thèse sur la philosophie de Sir Arthur Eddington (1934), remarquable de maturité, L’Univers creux et Réflexions diverses sur la science et le calcul (The Hollow Universe et Random Reflections on science and calculation, à notre connaissance traduits pour la première fois en français), ainsi que d’autres textes moins connus (Le Cosmos, Abstraction de la matière).
Pour commencer par le petit bout, cette publication vaut déjà pour l’histoire des thomismes au XXe siècle. Il est amusant de relever qui De Koninck cite voire critique, et aussi qui il ne cite pas ; il faudrait compléter en retrouvant par qui il est cité, et par qui il ne l’est pas. Somme toute, qui existe pour qui ? Le bilan étonne quelque peu, mais pourrait permettre de reconstituer les échanges internes à une communauté qui ne se montra pas toujours très fraternelle et demeura relativement cloisonnée. Quoi qu’il en soit, De Konink n’est pas un historien de la pensée thomasienne ; c’est un professeur, un conférencier et un philosophe qui s’inscrit dans le sillage de saint Thomas, avec une superbe indifférence aux préoccupations historicisantes qui commençaient à accaparer les esprits. Une synthèse cathédrale ne correspondait sans doute pas au génie de l’auteur ; il ne faudra donc pas la chercher ici. Mais au fil des pages, au hasard de ses conférences, il met en place les concepts fondamentaux de la cosmologie, avec quelques éclairages approfondis sur la matière (cf. II pp. 152–332), sur le temps, le mouvement (I pp. 266–281) ou le problème du déterminisme tel que la physique quantique l’a renouvelé (I pp. 295–347, II pp. 85 ss., 125–130). En philosophie des sciences proprement dite, De Koninck aura fait montre d’un constant souci : réfuter le scientisme tout en prenant les sciences au sérieux. Cela lui fournit le thème fondamental de L’Univers creux. On peut certes exécuter le scientisme matérialiste en quelques lignes : celui-ci prétend tout expliquer à partir de particules primordiales ; mais celles-ci n’expliquent par elles-mêmes ni leur existence ni leur nature ; outre qu’il conduit à l’absurde, le scientisme matérialiste prétend donc tout expliquer sans expliquer ce qu’il désigne comme fondamental, et cette inconséquence suffit à le disqualifier. Mais De Koninck ne se contente pas de cette réfutation a priori et descend résolument dans l’arène ; discipline par discipline, il démonte les raisonnements de ses adversaires avec finesse et souvent humour – il note par exemple que Russell, voulant se passer de la notion de substance au profit de celle « d’amas d’événements », est conduit à introduire quelque chose de « beaucoup plus substantiel que ce qu’un aristotélicien ne pourrait [le] permettre » (I p. 417).Cette réfutation du scientisme à l’aide des sciences, et depuis l’intérieur même des systèmes scientistes, manifeste une réelle capacité à assimiler la pensée de son interlocuteur : ce n’est pas son aspect le moins attrayant.
La pensée de De Koninck fut ainsi irriguée par une vraie familiarité avec les sciences, alors qu’il n’allait pas de soi, y compris au sein de la famille thomiste, de prendre les sciences au sérieux. Il n’y a pas de position plus antithomiste que le mépris des sciences ; nombreux sont pourtant les thomistes qui lui ont trop concédé. Parmi eux, De Koninck mentionne allusivement le P. Gredt, associant abusivement relativité einsteinienne et relativisme philosophique (I p. 45) ; dès l’époque de sa thèse, il prend clairement à partie J. Maritain, qui n’a su ni écouter Einstein ni s’en faire entendre, malgré des échanges que l’on aurait rêvé féconds. A dire vrai, De Koninck lui-même semble parfois céder à la tentation anti-scientifique : il évoque ici la science moderne qui progresse « à mesure qu’elle s’éloigne du mode ontologique de connaître » (I p. 299) ; là, il fustige un peu rapidement le « monde fantomatique de symboles » (I p. 411) dans lequel vivraient les physiciens ; ailleurs, il pose : « Savants et philosophes ne parlent pas le même langage. Matière, force, nature, vie, transformation, espèce, etc., sont autant de termes absolument équivoques. » (I p. 24) Il semble ici ne pas s’apercevoir qu’une telle équivocité ruinerait tout effort de comprendre le monde. En sens contraire, l’on retiendra quelques fortes affirmations. « Dire qu’une sérieuse formation mathématique est sans utilité spéciale en philosophie, qu’elle est négligeable tant qu’il s’agit d’étudiants en philosophie, ce n’est pas compromettre la philosophie, c’est la nier. Considérer la philosophie comme une science parmi les autres, comme une science isolée et fermée sur elle-même, c’est accomplir la ruine de la sagesse. » (I p. 139) Cette ambivalence nous semble refléter la relative incomplétude de la pensée de De Koninck sur l’articulation des sciences et des autres modes de connaissance. L’expérience quotidienne et la philosophie portent sur ce que sont les choses (qu’est-ce que le temps ? qu’est-ce que la matière ?) ; les sciences modernes portent sur ce que l’on peut mesurer. Dit plus brièvement, la philosophie vise les essences, les sciences atteignent le mesurable. Cette position, De Koninck l’expose dès sa thèse sur La philosophie de Sir Arthur Eddington (II pp. 3–150) ; on la retrouverait à la même époque chez J. Maritain (Les degrés du savoir) ou J. Daujat (L’œuvre de l’intelligence en physique) ; devenue classique, elle constitue effectivement une première assise, mais elle demande à être affinée. La science moderne ne se contente en effet pas de ce que l’on peut mesurer. On ne mesure directement ni le champ des contraintes à l’intérieur d’une pièce métallique, ni la composition des gaz de combustion dans un statoréacteur, ni la plupart des paramètres qui peuplent le monde de l’ingénieur. Plus radicalement, on ne mesure immédiatement ni une température, ni une masse, ni une charge électrique ; on mesure – on constate avec ses yeux – le déplacement d’un curseur sur un thermomètre, d’une aiguille sur une balance ou un scintillement sur l’écran d’un oscilloscope. La science porte moins sur le mesurable en tant que tel que sur le pan de réalité que permet d’atteindre une structure mathématique adéquatement construite pour rendre compte de telle et telle expérimentation ((. Sur cette question, cf. par exemple Günther Ludwig, Les structures de base d’une théorie physique, Springer Verlag, Berlin, New York, Paris…, 1990.)) . La question clef qui s’impose à l’épistémologue se formule alors : quel est le pan de réalité adéquatement atteint par tel modèle mathématique, et que cela enseigne-t-il sur le monde ou sur l’esprit humain ? Quelle est la part du monde que les sciences n’atteindront pas, et pourquoi ? Pour suivre le vocabulaire koninckien : que le mesurable m’apprend-il sur l’essentiel ou sur l’âme ? Ces questions, De Koninck les a mentionnées à l’occasion (cf. II p. 75 et les derniers chapitres de sa thèse), mais ne les a pas épuisées, loin s’en faut. Son œuvre invite ainsi à poursuivre une quête pour laquelle elle offre bien des clefs. Mentionnons-en deux.
De Koninck a d’abord su retrouver et cultiver, en philosophie de la nature, l’attitude générale d’un saint Thomas, qui inclut un regard rendu plus attentif par le sens du mystère. Il cite Héraclite : « La nature aime se cacher » (I p. 397). Il s’appuie sur une remarque simple, tirée d’une réflexion sur le commentaire du De Anima et correspondant à un fait trop oublié : « A l’encontre de ce que pensent les matérialistes, à parler formellement, nous connaissons infiniment mieux et plus immédiatement la vie que la non-vie. […] Si nous avons une connaissance positive de la vie, nous n’avons aucune connaissance de ce genre de la non-vie – telle connaissance serait pour nous manifestement contradictoire. » (I p. 43) Cela le conduit à cette affirmation apparemment paradoxale : « De tous les êtres qu’étudie la science expérimentale, l’homme est incontestablement le plus complexe. Or en philosophie c’est tout le contraire qui est vrai. » (I p. 83) L’inhabileté de l’intelligence face à un monde inanimé d’une nature si différente de la sienne le conduit à cette remarque : « Je ne connais aucun critère décelant des coupures ontologiques dans le monde inorganique. Je ne dis pas non plus que ces coupures n’existent pas – cette affirmation ne serait pas moins gratuite. Je dis que je ne dispose d’aucun moyen qui me permettrait de les suivre. Et j’avoue que je ne vois pas plus d’inconvénient à un monde inorganique substantiellement un et sur lequel végètent les innombrables vivants, qu’à un même arbre peuplé d’insectes rongeant les mêmes feuilles » (I p. 46). De Koninck n’a pas poussé la réflexion jusque-là, mais il nous semble qu’il esquisse ce qui pourrait être une très belle vérité, à la jonction de la philosophie de la nature et de la métaphysique : notre humble mode de connaissance rationnelle du monde – connaissance partielle et finalement indirecte – s’avère analogue à notre très humble mode de connaissance rationnelle de Dieu ex parte, per speculum in aenigmate (cf. 1 Co 13.12). Et cela semble éminemment convenable.
Cela semble même d’autant plus convenable que cela rejoint un second thème koninckien, à savoir que le monde inanimé semble appeler, à sa manière, un monde animé et rationnel. Sur le sujet de l’évolution, déjà souvent traité dans ces colonnes, De Koninck semble s’offrir la pointe d’amusement qu’autorise la vraie liberté intellectuelle et peut-être le désir de réveiller un lectorat conservateur : finalement, Darwin n’a pas péché par excès d’audace mais par pusillanimité. De Koninck critique évidemment le darwinisme en tant qu’épistémologie athée (I pp. 285–294, II pp. 359–374), mais il s’attache surtout à dépasser ce stade assez attendu pour proposer une vision du cosmos incluant une poussée vers l’homme. Cela lui permet de retrouver le meilleur de Bergson, même s’il n’est pas cité, et même si De Koninck aurait pu rappeler plus explicitement la grande barrière qui sépare à tout jamais l’homme de la bête, à savoir une âme individuelle créée immédiatement par Dieu.
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