Habermas, ou la religion domestiquée par la démocratie postséculière
L’entretien qu’Eduardo Mendieta a réalisé avec Jürgen Habermas en 2011 vient d’être édité en Italie sous la forme d’un petit livre avec un titre suggestif : La religion et la politique, et un sous-titre intriguant, Expressions de foi et décisions publiques ((. Jürgen Habermas intervistato da Eduardo Mendieta, Le religioni e la politica. Espressioni di fede e decisioni pubbliche, EDB, Bologne, 2013, 45 p. , 5 €. Cette brochure reprend la publication du même entretien dans la revue Ricerche Teologiche, n. 22 (2011), chez le même éditeur. Eduardo Mendieta est professeur de philosophie à la State University of New York.)) . Le livre pourrait s’inscrire dans la série de publications récentes dans lesquelles on s’interroge sur le rôle de la religion dans les sociétés démocratiques actuelles ; plus spécifiquement il rejoint la ronde des réflexions du philosophe allemand autour du problème des relations entre la religion, la sécularisation et les fondements d’un ordre politique global, comme il l’a montré dans son débat avec le cardinal Joseph Ratzinger ((. Joseph Ratzinger, Jürgen Habermas, Ragione e fede in dialogo, Marsilio/I libri di Reset, Venise, 2005. Trad. fr. : Raison et religion. La dialectique de la sécularisation, Salvator, Mulhouse, 2010. Cf. mon commentaire : « El diálogo entre Joseph Ratzinger y Jürgen Habermas y el problema del derecho natural católico », Verbo (Madrid), n. 457–458 (2007), pp. 631–670.)) , et dans une suite prolongée d’articles, de conférences et de livres ((. Cf. le recueil Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Gallimard, 2008 ; l’article « Religion in the public sphere », European Journal of Philosophy, v. 14, n. 1 (2006), pp. 1–25 ; et le livre collectif de Judith Butler, Jürgen Habermas, Charles Taylor, Cornel West, The power of religion in the public sphere, Columbia U. P., New York, 2011 – trad. esp. El poder de la religión en la esfera pública, Trotta, Madrid, 2011.)) . Au fil des questions de Mendieta, Habermas expose ses spéculations actuelles confrontées, dialectiquement, avec son oeuvre et son interprétation du monde moderne tardif.
La question centrale à laquelle répond Habermas est celle de savoir si la religion constitue un défi pour le monde globalisé d’aujourd’hui et quel rôle joue ce nouveau printemps religieux, cette « vitalité persistante des religions du monde » (p. 6), dans sa thèse de la séparation entre théorie de la modernité et théorie de la sécularisation. Pour commencer, Habermas affirme qu’il n’y a pas une seule modernité, mais de multiples modernités ((. Catholica a abordé ce thème dans son n. 119 (printemps 2013) ; voir spécialement le texte d’Ignacio Andereggen, « Contribution à une analyse philosophico-spirituelle de la modernité », pp. 20–37.)) , avec des manifestations propres dans chaque pays, région ou continent, et que, malgré la sécularisation, chaque modernité se comprend dans la perspective de chaque tradition singulière. Alors, sommes-nous invités à penser la modernité indépendamment de la sécularisation ? Cette approche générale requiert quelques mises au point.
Postmétaphysique, religion et postsécularisme
Pour Habermas, la sécularisation du pouvoir, qui est le noyau dur de la modernité, est une conquête libérale imprescriptible. Les progrès atteints dans la première modernité en ce qui concerne l’autonomie de la conscience (la réflexivité de la conscience comme autoréflexion) auraient mené à une forme rationnelle de morale et de piété intérieure. Mais ces résultats seraient menacés par les coups de boutoir frappant la raison ainsi que par la crise de la piété causée par le fondamentalisme religieux. Selon Habermas, dans cette époque postséculière nous assistons à l’affrontement entre une religiosité fondamentaliste et une autre institutionnelle et compatible avec la démocratie. Tandis que le fondamentalisme se retire du monde ou s’affronte à lui agressivement, la foi réflexive se met en contact avec d’autres religions, accepte la science et respecte les droits de l’homme, parce qu’elle se situe au coeur de la vie communautaire et n’est pas vécue dans la seule subjectivité.
Mendieta pose une question judicieuse : comment cette affirmation peut-elle cadrer avec la théorie de Habermas qui affirme que la philosophie est entrée dans une époque post-métaphysique ((. Jürgen Habermas, Postmetaphysical thinking : philosophical essays, tr. W. M. Hohengarten, The MIT Press, Cambridge (Mass.), 1985.)) marquée par l’avènement d’une société globale postséculière ((. Cf. Jürgen Habermas, « What is meant by a “post-secular society” », dans Europe, the faltering project, Polity Press, Cambridge, 2009, pp. 59–77 – trad. esp. ¡Ay, Europa ! Pequeños escritos políticos, Trotta, Madrid, 2009, pp. 64–80 ; Jürgen Habermas, « Notes on post-secular society », New Perspectives Quarterly, vol. 25, n. 4 (2008), pp. 17–29.)) ? La réponse de Habermas est que la pensée postmétaphysique, dans une situation que l’on dit postséculière, continue en fait d’être séculière. Et cela parce que le postmétaphysique ne s’identifie pas avec le postséculier. Le terme « postmétaphysique » renvoie à un concept que définit l’insaisissable structure du monde de la vie – contre la centralité du sujet et contre l’objectivation du monde – qui relève d’une catégorie généalogique venant de Kant et de sa dialectique transcendantale, elle-même héritière de la révolution nominaliste, exprimée dans les catégories de la subjectivité ou du langage intersubjectif comme constitutifs du monde, autrement dit d’une herméneutique de la participation, par opposition à l’objectivation scientifico-métaphysique (p. 13). « Postséculier » est en revanche un concept sociologique, un terme descriptif de la société d’aujourd’hui, qui tient compte de la persistance des communautés religieuses et de l’importance des diverses traditions religieuses, même sécularisées ((. Séculier signifie la séparation de la foi et du savoir comme deux manières de tenir quelque chose pour vrai. Postséculier, en revanche, désigne la situation dans laquelle la raison séculière et la conscience religieuse devenue réflexive entrent en dialogue (p. 17). Voir note 11 infra.)) . Postséculier ne désigne pas la société même mais le changement de conscience qu’ont d’elles-mêmes les sociétés sécularisées contemporaines (p. 14). La philosophie, dans la société postséculière, repose sur les preuves empiriques quand elle soutient que la religion reste une forme contemporaine de l’esprit capable d’entrer en dialogue avec la philosophie, sans pour autant que la pensée postmétaphysique cesse d’être totalement laïque. […]