Interrogations sur un lobby
La renonciation de Benoît XVI a constitué un événement singulier, et comme le point d’orgue d’une crise au sommet, au moment même où l’on célèbre le cinquantième anniversaire d’un concile supposé rajeunir les institutions de l’Eglise. Ce geste demeure encore assez inexpliqué. Beaucoup ont parlé d’ingouvernabilité, à un moment où de nombreuses tensions et luttes d’influence sont progressivement apparues au grand jour, l’affaire du Vatileaks n’étant qu’un révélateur particulier.
Parmi les auteurs que cette situation a incités à s’exprimer, un prêtre romain a attiré notre attention par son franc-parler. Il s’agit de don Ariel Levi di Gualdo, auteur d’un livre intitulé E Satana si fece trino ((. Ariel S. Levi di Gualdo, E Satana si fece trino. Relativismo Individualismo disubbidienza analisi sulla chiesa del terzo millennio, Bonanno editore, Rome, 2011.)) , titre qui évoque la trinité satanique que détaille un sous-titre : relativisme, individualisme, désobéissance. Un de nos correspondants romains lui a proposé de répondre à plusieurs questions à propos de certains aspects des désordres actuels. Nous publions volontiers ici ses réponses.
Catholica – Dans votre dernier ouvrage, vous évoquez le rôle de certains dicastères romains dans la mise sous le boisseau de dénonciations de plusieurs scandales graves. Pourriez-vous éclairer cette situation, en faisant notamment la part de ce qui serait le manque de sérieux de quelques services de la Curie et de ce qui impliquerait des compromissions plus inquiétantes ?
Don Ariel – Dans ce livre, j’explique que nous avons fait le concile Vatican II, mais que, en pratique, dans les années qui l’ont suivi, nous sommes retournés à la période qui a précédé le concile de Trente, avec ses corruptions et ses luttes de pouvoir internes alarmantes. Après des discours abondants jusqu’à l’écœurement sur le dialogue, la collégialité – depuis un demi-siècle maintenant –, ce sont des formes inédites de cléricalisme et d’autoritarisme qui sont apparues. Les champions progressistes du dialogue et de la collégialité usent d’agressivité et de coercition contre quiconque pense en dehors de ce religieusement correct. Il est aujourd’hui possible de se moquer des dogmes de la foi, de les déconstruire selon une logique anthropocentrique, mais malheur à qui osera mettre en doute le caractère « sacré » et « infaillible » du magistère exercé par certains théologiens imbus d’hégélianisme et de la théologie de Karl Rahner, pensées qui les conduisent du côté du modernisme et des hétérodoxies de toutes sortes : celui-là sera mis au ban de cette coterie unie et puissante tant à la Curie romaine que dans les universités pontificales. Il faut ajouter à cela qu’à partir des années 1970, il y a eu l’intrusion d’ecclésiastiques homosexuels dont, par cooptation, le nombre s’est ensuite considérablement accru. Aujourd’hui, ils constituent un véritable lobby de type mafieux, puissant et prêt à détruire quiconque s’oppose à eux. Des processus d’inversion des valeurs – le bien devient le mal, la vertu est changée en vice, et réciproquement – ont vu le jour, aboutissant à permuter saine doctrine et hétérodoxie, lorsque vient à être dénoncé l’un de ces ecclésiastiques à l’autorité, avec preuves et témoignages à l’appui ; car la condamnation d’un seul suffirait à mettre en péril l’ensemble du système. On a alors vu, à plusieurs reprises, des innocents être punis, relégués ; et des coupables de conduites morales graves être protégés. Quand il s’est avéré opportun d’écarter quelques-uns d’entre eux de la Curie romaine, ils ont été accueillis et protégés par des évêques dans le diocèse duquel ils ont constitué des cercles d’influence, s’entourant de manière privilégiée d’homosexuels. Encore une fois, dans le système corrompu comme il l’est, il n’est pas possible d’agir autrement, car si un coupable était puni, il se vengerait en emportant dans sa chute tous les autres membres de cette mafia : il faut donc le protéger coûte que coûte.
L’impression d’ensemble est celle d’une incohérence dans le gouvernement de l’Eglise, ce que semble manifester la promotion de certains prélats.
Quels sont, selon vous, les raisons qui limitent de manière si contraignante la liberté de l’autorité ?
Il est paradoxal que ce soit sous le pontificat du « pape théologien » que l’on ait vu se multiplier la nomination, à des postes cruciaux du gouvernement de l’Eglise, de personnages en totale contradiction avec ce qu’étaient les prémisses théologiques de Benoît XVI : prélats à la théologie douteuse ou au profil terne bien en deçà des défis actuels, comme celui de la nouvelle évangélisation. Un trait commun les caractérise : derrière une humilité de façade, la mise en avant, non de l’Eglise, mais de leur propre personne. Je ne sais comment, dans quelques décennies, on jugera ce moment d’un pontificat à la doctrine splendide, mais démentie dans les faits par la présence de ces personnes. Mais, à l’heure présente, je me demande comment l’influence cachée (à la manière de marionnettistes) de certains est devenue si puissante qu’elle en soit parvenue à réduire à l’impuissance notre Pierre, marin sans rame, dans une barque ballottée par les vagues et les rafales de la tempête. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que l’Evangile ne laisse aucune place aux équivoques de cette sorte : Dieu ne nous jugera pas sur la base de nos paroles, mais selon la sagesse de nos œuvres (Mt 11, 19). Nous devrons répondre devant Dieu des talents qu’il nous a donnés, et éventuellement de ce talent enterré par peur des voleurs (Mt 25, 12). Je crois que le Souverain Pontife a reçu de Dieu un talent très précieux et lourd en même temps, qu’il doit faire fructifier : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise ». Un talent qui impose, pour celui qui l’a reçu, de travailler avant tout à ce que « les portes de l’enfer ne prévalent pas contre elle » (Mt 16, 18). Sans aucun doute, lorsque les historiens étudieront ce pontificat qui s’est tenu dans une époque si difficile et douloureuse, en ce contexte de profonde décadence qui pèse sur l’Eglise, démontreront-ils combien Benoît XVI s’est efforcé d’agir au mieux pour l’Eglise du Christ, selon ce que les circonstances lui ont laissé la possibilité de faire. Les foules, à sa mort, ne crieront sans doute pas « santo subito », mais il est probable qu’il sera, dans quelques décennies, « santo sicuro ». […]