La Cité des hommes : entre disparition et vie
Un livre étonnant, construit comme une oeuvre architecturale ((. Rafael Gambra, Le silence de Dieu, traduit de l’espagnol par Jacques Follon, Artège, Perpignan, octobre 2012, 140 p., 14,90 €.)) . Avec ses passages et ses issues, ses espaces où retentissent et s’interpellent des voix : acteurs d’une pensée vivante. Les romantiques et les philosophes qui leur sont proches, Schelling en particulier, plaçaient la poésie plus haut que la philosophie pour sa capacité à révéler l’essence des choses. L’ouvrage de Rafael Gambra accède à ce degré difficilement atteint où poésie et philosophie se fondent en un seul tout. Comme chez les anciens tels que Héraclite, Parménide, Platon, Plotin… La poésie, selon le mot de Heidegger, ouvre la porte de « la maison de l’être ». Cette maison qui est le langage humain. La poésie sait accéder aux strates les plus profondes du langage, à la source d’eau vive du coeur où prend naissance, d’après saint Thomas d’Aquin, la parole première.
Dans le vaste cadre de ce livre se mêlent plusieurs voix, ce qui lui confère également une dimension musicale. A la voix principale de l’auteur se joignent celles de Ionesco, de Kafka et – avec une vigueur toute particulière – celle de Saint-Exupéry. Il est ici le défenseur des traditions morales de l’aristocratie qu’il place au-dessus du bien-être matériel, et son image est très éloignée du cliché romantique de l’écrivain-aviateur.
Comme un contrepoint de fugue on devine aussi une voix indignée issue des psaumes : L’insensé dit en son coeur : « il n’y a point de Dieu ! » (Psaume 14). Dans tout le livre – comme dans l’histoire de l’humanité – se déroule une bataille, entre l’insensé qui rejette la grâce divine et va de plus en plus loin dans sa dépravation et sa vision corrompue des choses et l’homme de foi qui ne conçoit pas l’existence sans la sagesse de Dieu.
L’insensé d’aujourd’hui, écrit Rafael Gambra, n’est pas l’insensé de saint Anselme « puisqu’on passe d’un insensé illogique à un insensé logiciste… Avec ses réductions logiques, la raison désincarnée détruit le sens des choses, et produit un effritement de l’habitacle humain qui fait que l’homme lui-même y pourrit ».
On peut dire que deux voies s’ouvrent de prime abord à l’homme, l’une définie de manière radicale par Descartes est la voie mécanistique, celle de la Raison et du calcul autosatisfait ; et l’autre la voie du Coeur, une voie contemplative qui est celle choisie par Pascal, horrifié par les raisonnements cartésiens. D’abord d’amusants automates mus par des ressorts ; désormais des systèmes informatiques complexes dont l’immense capacité de calcul menace d’influencer la conscience humaine.
En contre-pied, l’envol méditatif du poète, comme écrit Gambra à propos de Saint-Exupéry : « Ce scrutateur solitaire des premiers horizons aériens au-dessus des cités de la terre a su pénétrer comme personne le lien mystérieux qui rattache l’homme à son monde et à l’au-delà. Là se trouvent les racines existentielles (historiques et sacrées) de la vie humaine authentique, face aux réalisations massificatrices d’une raison désincarnée et d’un faux humanisme abstrait, qui trahit la véritable destinée de l’homme. »
Ce livre a été publié pour la première fois en Espagne, il y a plus de cinquante ans. Son actualité n’a pas diminué d’un iota. Au contraire, ainsi qu’un bon vin acquiert avec le temps une force et un goût particuliers, l’argumentation du philosophe se vérifie au fil des ans. L’ouvrage de Gambra nous montre que l’histoire est prévisible dans une certaine mesure.
L’auteur ne mentionne pas le nom de son compatriote José Ortega y Gasset mais sa présence se perçoit dans le livre. Lorsque Gambra met sur le même plan le socialisme et le libéralisme comme deux systèmes basés sur le même concept rationnel, on sent qu’il fait allusion à Ortega, adepte du libéralisme. Sous le socialisme contemporain, l’Etat (qui demeure comme sous le libéralisme la seule structure de la société, considère Gambra) « dépasse sa fonction, en quelque sorte passive, de gardien du droit, pour se transformer en facteur actif d’organisation et de fourniture de services ». Dans la conception libérale de la société, l’Etat est en quelque sorte extrinsèque à l’homme, c’est un règlement de simple cohabitation des individus entre eux. « Il y a plus : pour les théoriciens du rationalisme politique, la société authentique ou véritable n’est que le produit d’un pacte ou d’un contrat passé entre des hommes essentiellement autonomes, entre des individus faits et formés en marge de la société elle-même. Aussi, lorsque celle-ci dépasse ces limites et constitue une communauté faite de liens ou dotée, d’une certaine manière, d’un sens, elle représente un mal pour l’homme ou même l’origine précise du mal et de la corruption parmi les hommes, qui sont bons et rationnels par nature… », écrit Gambra.
Rien d’étonnant si de tels systèmes engendrent Rhinocéros et Rhinocérite, images scéniques de Ionesco : les humains se transforment en rhinocéros dans l’abîme conformiste de leur chute.
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