Lecture : La famille assiégée
Christopher Lasch, auteur de l’essai de critique sociale Haven in a Heartless World : The Family Besieged, fut un historien qui effectua l’essentiel de sa carrière à l’Université de Rochester, près de New York. Né en 1932, il se rattachait à un courant progressiste, au sens que ce terme impliquait dans les années 1960 aux Etats-Unis, à savoir le doute méthodique appliqué aux valeurs en place, sans acception d’éventuels effets de remous sociétaux ou politiques. Sa liberté de ton et sa vivacité dialectique firent de lui une plume bien considérée à la gauche de l’intelligentsia, jusqu’à ce que cet essai, paru en 1978 (et resté inédit en français jusqu’en 2012), ne lui vaille de solides inimitiés au sein du camp qu’on lui pressentait. Décédé en 1994, Lasch nous a quittés assez rapidement, trop sans doute. Aurait-il revu son texte, ou proposé un nouvel essai plus tardif ? D’autres s’en sont chargés. Mais, sous le sous-titre La famille assiégée ((. C. Lasch, Un refuge dans ce monde impitoyable. La famille assiégée, François Bourin, 411 p., 2012, 26 €. Première édition américaine : Basic Books, New York, 1977.)) , Lasch nous fait bénéficier d’observations justes et incisives sur la réalité familiale dans le siècle, et l’actualité d’enjeux intemporels. Par certains côtés, Lasch prépare le criticisme post-marxiste. Il s’apparente à l’esprit de l’Ecole de Francfort, et pourrait avoir favorisé l’émergence de nouveaux biais d’analyse, empruntés à la nébuleuse psychanalytique et à l’expression artistique dans sa diversité, tels que nous pouvons les apprécier, notamment chez Slavoj Žižek ou Pascal Bruckner. Mais il faut se garder de tout anachronisme, car, en 1978, l’immense Russie menace encore, de ses armes plus que de son modèle certes, le Monde dit libre, mais déjà autodestructeur.
Lasch, dans ce travail sur la famille, ne produit rien de moins que l’épitaphe, largement développée et argumentée, du Progrès comme sens univoque de l’histoire. On comprend que cette metanoia ait été vue comme une trahison. Mais il ne s’agit nullement d’une apologie de la famille traditionnelle, à partir d’une légitimation religieuse, ou d’un positivisme façon Le Play. Totalement abstrait de la bipolarité Est/Ouest, Lasch n’est « solidaire » de quiconque. Du reste, il faut attendre la fin de l’essai pour en saisir la pointe. Analogiquement, nous allons différer l’exposé de sa conclusion, d’autant plus volontiers que Lasch, qui égare habilement le lecteur sur sa pensée personnelle, sait où il va.
Notre historien joue avec une aisance réjouissante, non avec nos nerfs, mais avec les pensées réformatrices de l’institution familiale. Il les expose avec soin, à tel point qu’on les croit siennes, pour finalement les contester sans ménagement. Qu’est-ce à dire ?
Attaquée de toute part, la famille, à l’instar de Lutèce, « fluctuat nec mergitur ». Elle est secouée, mais reste à flot. Toutefois, le « refuge » est une antiphrase, car tout menace le frêle esquif. Le déclin de l’autorité paternelle, décrite par Lacan dès 1948 comme étant le fait culturel majeur de l’aprèsguerre, est repris à son compte par Lasch. Or la famille est fragilisée d’une façon sournoise, dans la mesure où les instances étatiques, sociales et thérapeutiques s’emploient à l’aider avant même d’être appelées à l’aide. En clair, la famille est suspecte, le sachant ou ne le sachant pas. Puissante par son effet d’empreinte sur sa progéniture, elle préoccupe les pouvoirs publics quant à l’adaptabilité des citoyens de demain. Le contrôle est réel, sous l’apparence du soutien. Le déclin pourrait en être le prétexte, plus encore que l’occasion.
Le ton distancié de Lasch ne cultive pas l’humour à la façon d’Art Buchwald, et moins encore de Groucho Marx. Son regard vis-à-vis des thérapeutes de l’institution malmenée est plus proche de celui que Molière réserve au corps médical : entre de telles mains, le malade est en danger. La science du présent néglige l’histoire, elle-même en butée. La famille étant préalable à l’écriture, l’origine est hors de portée. Or, « vere scire per causas », on ne connaît qu’en accédant aux causes. A défaut, la science classifie les objets mais n’explique pas leur provenance. […]