Lecture : Le voile dévoilé, ou lutte des classes et religion
Oui, ils existent encore ! Le vacarme qui entoure leurs homologues plus commerciaux, les BHL, les Michel Onfray, avait couvert leur voix ou l’avait au moins voilée ; rassurons-nous, il existe encore des philosophes (de formation et de profession) qui citent et décortiquent Marx, Engels et Lénine, voire Trotsky, Sartre et Aragon, pour appuyer leurs démonstrations logiques et morales. En tout cas, Pierre Tevanian existe, j’ai rencontré son dernier livre ((. Pierre Tevanian, La haine de la religion. Comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche, La Découverte, mars 2013 (2e tirage avril 2013 !), 136 p., 10 €.)) . « La haine de la religion » : un titre assez accrocheur ; on pressent que l’on va recevoir une leçon sur les persécutions de ceux qui professent Dieu, car qui dit haine dit haïs. Encore un livre, donc, qui fera la part belle aux chrétiens massacrés et pourchassés dans les Etats ou par les révolutions islamiques ? Pas du tout : le sous-titre est un peu moins éloigné du sujet réel ; l’athéisme, opium du peuple de gauche (ah ! ah ! Marx pointe sa barbe), hait la religion ; je ne suis pas sûr que ce soit une assertion indiscutable du point de vue philosophique, mais voyons. Quelle religion ? Toutes les religions ?
Là, le lecteur est vite détrompé ; même si quelques allusions sont faites aux autres, seule est vraiment en cause la pauvre religion islamique, méprisée et combattue en France, ce qui est d’ailleurs normal dans un Etat dirigé par la classe bourgeoise. En fait, le lectorat visé est constitué presque exclusivement par ce « peuple de gauche » que l’on trouve, principalement, au Nouveau parti anticapitaliste d’Olivier Besancenot et Philippe Poutou (ses deux derniers candidats aux élections présidentielles pour ceux qui auraient oublié), mais aussi au Front de gauche et dans « les salles des profs » (p. 9).
Outre ses ancêtres et fondateurs, Marx & Co, le lecteur de gauche rencontre souvent, en note de bas de page, un site internet auquel, scrupuleusement, je me suis référé. Bien entendu, Pierre Tevanian est l’un des principaux auteurs de ce « blog » (comment dit-on en marxiste ancien ?) où, fin mai les articles étaient variés mais pas trop : la photo d’une plaque à la mémoire de Brahim Bouarram annonce discrètement un article de Pierre Tevanian sur ce sujet ; on commémorait aussi Abdel Hakim Ajimi, les livres choisis étaient du même acabit, un article de fond portait sur « la rhétorique homophobe », avant que ne soient reproduits deux extraits du livre ici chroniqué. Plus généralement, le site se définit par l’antiracisme, l’anti-homophobie, et la lutte contre « le triomphe du mépris de classe et de la « guerre des civilisations » ». Rien donc, sur les religions, mais beaucoup de choses sur les musulmans.
Dans cet ouvrage édité, le problème central est, il est vrai, fondamental : comment le NPA, ce peuple de gauche, a‑t-il pu conduire une musulmane candidate à une élection en France (c’est moins fréquent dans les pays islamiques) à se retirer parce qu’elle était voilée ? Est-ce conforme au marxisme ? Peut-on, à gauche, critiquer le port du voile par des femmes ? On le voit : seuls, les philosophes sont capables de poser les vraies questions et de les présenter au peuple, afin qu’il réfléchisse si le travail abrutissant au service du capitalisme lui en laisse encore le courage. En outre, l’auteur écrit de manière tout à fait convenable et, çà et là, signale qu’il fait dans l’humour, dans l’espièglerie (la gauche espiègle, la philosophie espiègle, un rêve). Peut-être est-ce une espièglerie aussi que d’affirmer « les chasses aux sorcières sont bel et bien une expérience chrétienne » (p. 79) ? Et, après avoir loué Camilo Torres, de « reprocher aux théologiens de la libération une vision trop étroite du combat social, oublieuse et ambivalente sur l’égalité entre les sexes et entre les sexualités » (pp. 78–79) ? On craint que non, et que les Boff et Gutiérrez soient définitivement condamnés.
Nul ne pourra reprocher à ce penseur de ne pas citer ses sources, irréfutables et objectives ; sur la décolonisation et l’Algérie, Frantz Fanon, sur le marxisme et l’islam, Maxime Rodinson, sur le reste, Marx, ses disciples et lui-même. Pour le voile, élément de liberté de la femme, puisqu’il se substitue à la soumission imposée par l’homme ou les parents, il cite longuement une « fille voilée » qui, dans un livre qu’il a précédemment co-dirigé sur ce sujet, adresse ce message « simple » à ceux qui montrent du doigt ces femmes libérées sous le voile : « Fuck ». Notons que Pierre Tevanian commente ce riche texte en vrai philosophe : « Fuck n’est pas le seul mot important, ici ». Cependant il ne trouve, pour aller avec lui à l’essentiel qu’une « idée », celle, superbe, sur la libre soumission évoquée ci-dessus.
Résumons : l’islam, dont la diversité est notoire et l’humanisme évident puisque Tariq Ramadan condamne « fermement les agressions homophobes », est tout à fait compatible par essence « avec l’émancipation humaine » (p. 76) ; et les révolutions du printemps arabe le prouvent. « Amis communistes » (p. 80), nous exhorte-t-il, il faut accueillir les musulmanes voilées, ces femmes religieuses, comme naguère vous avez accueilli le prêtre Robert Davezies qui portait vos bombes aux fellaghas, afin d’assassiner les bourgeois français d’Algérie, et vous montriez bien, alors, que vous respectiez la religion, même catholique. Lorsqu’une musulmane est voilée, c’est qu’elle est libre, alors que, déjà, en mai 1958, lorsqu’une musulmane se dévoilait sur le Forum d’Alger, c’était parce qu’elle était « exhibée » par la femme du général Salan…
Oui, de telles vérités peuvent encore être écrites et publiées en France, dans ce pays bourgeois : allons, tout n’est pas perdu.