Revue de réflexion politique et religieuse.

Lec­ture : Les usages litur­giques de la période moderne

Article publié le 28 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Dans une approche clas­sique de la litur­gie, la diver­si­té au sein de la famille de rite latin est asso­ciée aux héri­tages, aux généa­lo­gies. Elle est donc vue à tra­vers le prisme des évo­lu­tions chro­no­lo­giques, dans une dyna­mique his­to­rique, ana­logue à celle qui per­met­tait à Fer­nand Brau­del de cla­mer, tout au long du pre­mier cha­pitre de L’Identité de la France ((. Flam­ma­rion, réim­pres­sion 2009.)) , que « la France se nomme diver­si­té ». On est alors loin de l’accent prio­ri­tai­re­ment mis, avec insis­tance de nos jours, sur ses liens avec le métis­sage cultu­rel ou l’inventivité per­son­nelle, dans l’unique dimen­sion chro­no­lo­gique du pré­sent. C’est cette rela­tion clas­sique de la diver­si­té aux héri­tages et au temps qui per­met à Xavier Bis­aro d’associer une enquête litur­gique du début du XVIIIe siècle au thème du Pas­sé pré­sent, titre de son der­nier livre ((. Xavier Bis­aro, Le pas­sé pré­sent. Une enquête litur­gique dans la France du début du XVIIIe siècle, Cerf, 2012, 192 p., 34 €.)) , éga­le­ment dans sa dis­tance par rap­port à notre temps d’aujourd’hui. Dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles, les livres sur la litur­gie sont nom­breux et les expli­ca­tions des céré­mo­nies de la messe sont un exer­cice assez cou­rant. Cer­taines sont res­tées célèbres et celle de Jean-Jacques Olier (1608–1657), récem­ment réédi­tée ((. L’esprit des céré­mo­nies de la messe, Tem­po­ra, Per­pi­gnan, 2009.)) , peut être citée, qui pri­vi­lé­gie le sens sym­bo­lique et allé­go­rique des rites célé­brés, dans l’esprit de l’école fran­çaise de spi­ri­tua­li­té. C’est dans un par­ti tout dif­fé­rent que l’oratorien Pierre Lebrun (1661–1729) publie plus tar­di­ve­ment (à par­tir de 1716) son Expli­ca­tion lit­té­rale his­to­rique et dog­ma­tique des prières et des céré­mo­nies de la Messe, objet du livre de Xavier Bis­aro. Cette Expli­ca­tion est réa­li­sée dans une pers­pec­tive d’histoire des rites eux-mêmes, géné­tique plus que spi­ri­tuelle ou sym­bo­lique, et fon­dée sur une enquête repo­sant sur un ques­tion­naire dif­fu­sé lar­ge­ment sur le ter­ri­toire fran­çais, per­met­tant alors une vision d’ensemble des pra­tiques litur­giques fran­çaises au moment où se réa­lise, avec les iner­ties connues, l’introduction du rite romain réfor­mé par saint Pie V au len­de­main du concile de Trente, dans une France que l’on a pu décrire, dans sa litur­gie aus­si, comme conva­les­cente des guerres de reli­gion et per­tur­bée par la crise jan­sé­niste ((. Phi­lippe Mar­tin, Le théâtre divin : une his­toire de la messe XVIe-XXe siècles, CNRS, 2010.)) . L’œuvre de Lebrun est donc d’un inté­rêt essen­tiel, éga­le­ment par son contexte. Tel est le sujet du livre, à la fois savant et très acces­sible, de Xavier Bis­aro, pro­fes­seur de musi­co­lo­gie à l’université de Tours et très ver­sé dans les ques­tions litur­giques aux âges modernes par le biais de la musique d’église, alors par­ti­cu­liè­re­ment riche et foi­son­nante.
La par­ti­cu­la­ri­té majeure de l’œuvre de Lebrun est donc l’enquête qui la fonde, avec un ques­tion­naire de plus d’une cen­taine d’entrées (pour sa ver­sion longue, don­née en annexe), envoyé à un grand nombre de cor­res­pon­dants (très majo­ri­tai­re­ment du cler­gé mais dont près d’un dixième des réponses émanent de laïcs éru­dits) par tout le pays, dont Xavier Bis­aro sou­ligne le carac­tère éton­nam­ment sys­té­ma­tique pour l’époque, pou­vant sou­te­nir de ce fait, d’une cer­taine façon, la com­pa­rai­son avec les ques­tion­naires contem­po­rains des enquêtes en sciences humaines. Ce carac­tère sys­té­ma­tique du ques­tion­naire dis­tingue, entre autres, Pierre Lebrun de son contem­po­rain et presque homo­nyme Jean-Bap­tiste Lebrun des Marettes et ses Voyages litur­giques (pp. 54–55). Les ques­tions posées font ouver­te­ment réfé­rence à ce que le rite romain peut faire appa­raître de nou­veau­té dans les pra­tiques litur­giques décrites, puisque la ver­sion courte du ques­tion­naire conclut à la mise en évi­dence de « ce qu’on croi­ra dif­fé­rent du Rit romain » (p. 35). Elles sol­li­citent éga­le­ment le réco­le­ment des sources anciennes, com­pli­quant les résul­tats de l’enquête et jus­ti­fiant encore le titre don­né par Xavier Bis­aro à son ouvrage : « Réso­lu­tion éton­nante du dilemme, le mélange entre pas­sé docu­men­té et quo­ti­dien obser­vé est lar­ge­ment pra­ti­qué » (p. 71). Faut-il voir ici les limites de ce qui n’est pas encore une anthro­po­lo­gie du culte catho­lique fran­çais, dont le P. Mau­rice Gruau, que cite Xavier Bis­aro, est sans doute l’un des rares vrais repré­sen­tants ((. Mau­rice Gruau, L’homme rituel. Anthro­po­lo­gie du rituel catho­lique fran­çais, Métai­lié, 1999.))  ? Ne s’agit-il pas aus­si de la néces­saire trans­cen­dance tem­po­relle de la tra­di­tion, à laquelle l’auteur semble moins sen­sible ? Alphonse Dupront avait pour­tant mon­tré que ce qui relève du sacré est ain­si, par nature, immé­mo­rial, « de tou­jours » ((. Alphonse Dupront, Du sacré. Croi­sades et pèle­ri­nages, Images et lan­gages, Gal­li­mard, Biblio­thèque des His­toires, 1987, notam­ment p. 214.)) .
Xavier Bis­aro sou­ligne donc les limites de l’œuvre de Lebrun, à nos yeux du début du troi­sième mil­lé­naire, liées au carac­tère demeu­ré aléa­toire des échanges d’informations par cour­rier pos­tal au début du XVIIIe siècle. Il montre sur­tout la décon­nexion entre le carac­tère fouillé de l’enquête, dont il a pu exploi­ter de façon sys­té­ma­tique les archives, et la sim­pli­fi­ca­tion des résul­tats publiés dans l’Explication. Cette décon­nexion n’est pas issue, selon lui, d’une négli­gence du rédac­teur mais d’une pen­sée ratio­na­li­sante, fonc­tion­nant comme à l’arrière-plan, carac­té­ris­tique d’une moder­ni­té clas­sique qui tend à effa­cer les par­ti­cu­la­ri­tés, régio­nales ou ponc­tuelles : « Mas­quant le pas­sé en ce qu’il a d’importun, tai­sant le pré­sent en ce qu’il a de dérou­tant, Lebrun fabrique lui-même les pièces du puzzle qu’il agence ulté­rieu­re­ment » (p. 139). La ratio­na­li­té mise en œuvre n’est pas déjà celle de l’Encyclopédie mais relève de la théo­lo­gie clas­sique fran­çaise, où Xavier Bis­aro veut voir l’effet d’un recen­trage eucha­ris­tique d’une pen­sée (« bérul­lienne », p. 143) gom­mant les par­ti­cu­la­rismes et l’influence des dévo­tions popu­laires, qui sur­va­lo­ri­se­rait « l’explication d’une litur­gie de l’en-haut, débar­ras­sée de toute épais­seur anthro­po­lo­gique » (ibid.), ain­si qu’une nor­ma­li­sa­tion impo­sée. Selon lui, dans un constat qui n’est pas exempt des séduc­tions du « rela­tif » pour notre monde actuel et qui reprend des thé­ma­tiques chères à Michel de Cer­teau, « l’uniformité de fond que Lebrun traque à tra­vers les variantes du culte chré­tien doit donc deve­nir uni­for­mi­té du percevoir/croire selon une norme clé­ri­cale savante refon­dée. En somme, « fabri­quer de l’écrit avec les débris de l’Autre » ((. Réfé­rence don­née à Michel de Cer­teau, « His­toire et anthro­po­lo­gie chez Lafi­tau », in Le lieu de l’autre, Seuil-Gal­li­mard, 2005, p. 99.)) , telle est la frac­ture véri­table de l’Explication » (p. 144).
Cette ratio­na­li­té, émi­nem­ment moderne au sens strict, se construi­rait aus­si dans une répro­ba­tion du Moyen Age, ana­logue à ce qui se vit dans le regard – et les trans­for­ma­tions qu’il ins­pire – des clas­siques sur les églises médié­vales, où l’époque dénonce une « bar­ba­rie » (p. 132). Elle tra­dui­rait éga­le­ment un bas­cu­le­ment dans l’équilibre, mis magis­tra­le­ment en lumière par le P. Bouyer ((. Louis Bouyer, Le rite et l’homme, Cerf, rééd. 2009.)) , entre la com­po­sante ver­bale, la parole, et la com­po­sante ges­tuelle du rite. La ratio­na­li­té mon­tante, natu­rel­le­ment du côté du dis­cours, atté­nue­rait la ges­tua­li­té du rite. Cela a part liée, pour Xavier Bis­aro, avec un ren­for­ce­ment du domaine réser­vé au cler­gé célé­brant et une perte du contact direct avec la spi­ri­tua­li­té propre des fidèles assem­blés : « Lebrun brise les liens hori­zon­taux de la soli­da­ri­té com­mu­nau­taire, ignore les rap­ports tran­sac­tion­nels entre l’autel et la nef, favo­ri­sés par la messe médié­vale, et uni­ver­sa­lise fina­le­ment un idéal nou­veau plus qu’il ne prend acte d’une véri­table spi­ri­tua­li­té tra­di­tion­nelle » (p. 144). L’ordre clas­sique appa­raî­trait ain­si dans une volon­té connue de « domp­ter l’ordinaire sau­vage », pro­jet où l’auteur voit s’inscrire l’œuvre de Lebrun (p. 33). Il y dénote aus­si ce qu’il nomme la « frac­ture tri­den­tine » (p. 78), dans laquelle il insiste peu sur les trans­for­ma­tions archi­tec­tu­rales d’ensemble des sanc­tuaires héri­tés du Moyen Age (p. 83), par­ti­cu­liè­re­ment actives en France au début du XVIIIe siècle ((. Ber­nard Ché­do­zeau, Chœur clos, chœur ouvert. De l’église médié­vale à l’église tri­den­tine (France, XVIIe-XVIIIe siècles), Cerf, 1998.)) , mais il y consacre un pas­sage inté­res­sant sur l’apparition des cierges sur l’autel (pp. 84–85). Il montre sur­tout, en musi­co­logue (avec des déve­lop­pe­ments à médi­ter sur le sta­tut du plain-chant et des ins­tru­ments, à par­tir de la page 98), une décon­nexion crois­sante entre la parole sacra­men­telle du prêtre et le chant du chœur musi­cal (parole chan­tée), allant jusqu’à une anti­ci­pa­tion d’une par­tie impor­tante de l’ordinaire de la messe par le célé­brant pen­dant le chant du Glo­ria : « Cet écart entre deux plans céré­mo­niels dis­tincts se dérou­lant en un lieu unique est incon­tes­ta­ble­ment creu­sé par la spi­ri­tua­li­té « men­ta­li­sée » du Grand siècle, période de valo­ri­sa­tion du thea­trum spi­ri­tuale de la messe basse au point d’en faire non la contrac­tion mais le noyau de la messe solen­nelle » (p. 120).
Cette évo­lu­tion pour­rait être déce­lée éga­le­ment dans les rituels néo-gal­li­cans, avec leur désir de retour à une lati­ni­té plus clas­sique, même si les usages anciens locaux y ont sou­vent des ves­tiges remar­quables. Elle est ain­si vécue, de façon com­plexe, au sein de la lente incul­tu­ra­tion en France du mis­sel romain réfor­mé, élé­ment majeur pour Xavier Bis­aro de cette « frac­ture tri­den­tine », avec la coexis­tence, dans la durée, de deux mis­sels, par­tie inté­grante de ce qui consti­tue pour lui – et pour les jésuites du début du XVIIIe siècle (p. 132) – « les désordres d’un nou­veau monde » (pp. 87–95). Sans la men­tion­ner expli­ci­te­ment – ce qui aurait été ana­chro­nisme – on sent que l’auteur pense ici à la situa­tion issue du motu pro­prio de Benoît XVI en 2007, menant à l’actuelle coexis­tence (mais dans des condi­tions tout autres) des formes « ordi­naire » et « extra­or­di­naire » du rite romain. La rela­tion des deux formes du rite romain est ain­si, dans le contexte d’aujourd’hui, bien dif­fé­rente, même s’il est pos­sible d’approfondir le paral­lèle dans une pers­pec­tive longue d’évolution du sacré, que Xavier Bis­aro n’aborde qu’indirectement mais qu’il prend en compte, en défi­nis­sant le pro­jet des âges clas­siques comme une volon­té de « redres­ser le sacré » (à par­tir de la p. 133). La réforme consé­cu­tive au concile Vati­can II a pu être aus­si conçue dans cette direc­tion ((. Jean-Pierre Jos­sua, Yves Congar (dir.), La litur­gie après Vati­can II. Bilan, études, pros­pec­tives, Cerf, 1967, 419 p.)) , éga­le­ment par la volon­té de rec­ti­fi­ca­tion (notam­ment de tout ce qui pou­vait appa­raître comme redou­ble­ments ou redon­dances) pré­sente dans la consti­tu­tion conci­liaire sur la litur­gie elle­même ((. Sacro­sanc­tum conci­lium, n. 34.)) . Dans ses abou­tis­se­ments, cette rec­ti­fi­ca­tion post­con­ci­liaire a même pu être éva­luée comme une « perte » du sacré ((. David Tore­vell, Losing the sacred. Ritual, moder­ni­ty and litur­gi­cal reform, T & T Clark, 2000, 236 p.)) , dans une situa­tion dont les enjeux peuvent désor­mais viser à son recou­vre­ment ((. Jean Duchesne, Retrou­ver le mys­tère. Plai­doyer pour les rites et la litur­gie, Des­clée de Brou­wer, 2004.)) . Doit-on obli­ga­toi­re­ment pen­ser le pro­grès dans une dyna­mique conti­nue de l’histoire vers un « désen­chan­te­ment du monde » ?
Cette pro­blé­ma­tique de l’époque de Lebrun était encore pré­sente aux der­nières décen­nies du XIXe siècle, dans les regrets d’un jeune homme, le futur abbé Hen­ri Bré­mond (1865–1933), devant la dis­pa­ri­tion de l’hymne gal­li­cane O Luce qui mor­ta­li­bus aux vêpres de son col­lège, au moment de l’instauration du rite romain, les élèves obte­nant même qu’elle pût être chan­tée à la messe ((. Hen­ri Bre­mond, His­toire lit­té­raire du sen­ti­ment reli­gieux en France depuis la fin des guerres de reli­gion jusqu’à nos jours. Tome X : La prière et les prières de l’Ancien Régime, Bloud et Gay, 1932, p. 143.)) . Quelques années plus tard, des réti­cences plus pas­sives qu’actives, mar­quées par la dis­per­sion de nom­breux chantres de paroisses de cam­pagne, purent être consta­tées face à l’introduction du chant gré­go­rien res­ti­tué et de la pro­non­cia­tion romaine du latin d’Eglise, dans ce qu’on a pu qua­li­fier de « pro­ces­sus d’urbanisation pro­gres­sive des com­mu­nau­tés rurales » ((. Jean-Yves Hame­line, « Le motu pro­prio de Pie X et l’instruction sur la musique sacrée (22 novembre 1903) », La Mai­son-Dieu, n. 239, 2004/3, pp. 113–114.)) . Il n’y avait plus alors d’émules de Pierre Lebrun pour recen­ser les évo­lu­tions d’usages ; seule­ment quelques témoi­gnages, dont cer­taines pages du roman L’Oblat de Huys­mans, paru en 1903, année du motu pro­prio de saint Pie X. Les pro­grès du cen­tra­lisme clé­ri­cal, qui allait atteindre son paroxysme aux immé­diats len­de­mains du concile Vati­can II, ont sans doute été pour beau­coup dans cette absence d’un nou­veau Lebrun. La ques­tion fon­da­men­tale de la réforme litur­gique face au sacré, récur­rente dans le catho­li­cisme mais sans doute sur­tout visible dans ses paroxysmes contem­po­rains, tra­duit le mélange de dis­tance et d’adhésion qui asso­cie les deux domaines, la « rec­ti­fi­ca­tion » des âges clas­siques et tri­den­tins, s’avérant bien plus pru­dente que la forte atté­nua­tion post­con­ci­liaire, qui put aller jusqu’à la « perte » dénon­cée par David Tore­vell. C’est aus­si pour des lumières utiles à notre époque, jetées par Xavier Bis­aro sur cette étape anté­rieure, qu’il faut lire Le pas­sé pré­sent.

-->