Lecture : Les usages liturgiques de la période moderne
Dans une approche classique de la liturgie, la diversité au sein de la famille de rite latin est associée aux héritages, aux généalogies. Elle est donc vue à travers le prisme des évolutions chronologiques, dans une dynamique historique, analogue à celle qui permettait à Fernand Braudel de clamer, tout au long du premier chapitre de L’Identité de la France ((. Flammarion, réimpression 2009.)) , que « la France se nomme diversité ». On est alors loin de l’accent prioritairement mis, avec insistance de nos jours, sur ses liens avec le métissage culturel ou l’inventivité personnelle, dans l’unique dimension chronologique du présent. C’est cette relation classique de la diversité aux héritages et au temps qui permet à Xavier Bisaro d’associer une enquête liturgique du début du XVIIIe siècle au thème du Passé présent, titre de son dernier livre ((. Xavier Bisaro, Le passé présent. Une enquête liturgique dans la France du début du XVIIIe siècle, Cerf, 2012, 192 p., 34 €.)) , également dans sa distance par rapport à notre temps d’aujourd’hui. Dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles, les livres sur la liturgie sont nombreux et les explications des cérémonies de la messe sont un exercice assez courant. Certaines sont restées célèbres et celle de Jean-Jacques Olier (1608–1657), récemment rééditée ((. L’esprit des cérémonies de la messe, Tempora, Perpignan, 2009.)) , peut être citée, qui privilégie le sens symbolique et allégorique des rites célébrés, dans l’esprit de l’école française de spiritualité. C’est dans un parti tout différent que l’oratorien Pierre Lebrun (1661–1729) publie plus tardivement (à partir de 1716) son Explication littérale historique et dogmatique des prières et des cérémonies de la Messe, objet du livre de Xavier Bisaro. Cette Explication est réalisée dans une perspective d’histoire des rites eux-mêmes, génétique plus que spirituelle ou symbolique, et fondée sur une enquête reposant sur un questionnaire diffusé largement sur le territoire français, permettant alors une vision d’ensemble des pratiques liturgiques françaises au moment où se réalise, avec les inerties connues, l’introduction du rite romain réformé par saint Pie V au lendemain du concile de Trente, dans une France que l’on a pu décrire, dans sa liturgie aussi, comme convalescente des guerres de religion et perturbée par la crise janséniste ((. Philippe Martin, Le théâtre divin : une histoire de la messe XVIe-XXe siècles, CNRS, 2010.)) . L’œuvre de Lebrun est donc d’un intérêt essentiel, également par son contexte. Tel est le sujet du livre, à la fois savant et très accessible, de Xavier Bisaro, professeur de musicologie à l’université de Tours et très versé dans les questions liturgiques aux âges modernes par le biais de la musique d’église, alors particulièrement riche et foisonnante.
La particularité majeure de l’œuvre de Lebrun est donc l’enquête qui la fonde, avec un questionnaire de plus d’une centaine d’entrées (pour sa version longue, donnée en annexe), envoyé à un grand nombre de correspondants (très majoritairement du clergé mais dont près d’un dixième des réponses émanent de laïcs érudits) par tout le pays, dont Xavier Bisaro souligne le caractère étonnamment systématique pour l’époque, pouvant soutenir de ce fait, d’une certaine façon, la comparaison avec les questionnaires contemporains des enquêtes en sciences humaines. Ce caractère systématique du questionnaire distingue, entre autres, Pierre Lebrun de son contemporain et presque homonyme Jean-Baptiste Lebrun des Marettes et ses Voyages liturgiques (pp. 54–55). Les questions posées font ouvertement référence à ce que le rite romain peut faire apparaître de nouveauté dans les pratiques liturgiques décrites, puisque la version courte du questionnaire conclut à la mise en évidence de « ce qu’on croira différent du Rit romain » (p. 35). Elles sollicitent également le récolement des sources anciennes, compliquant les résultats de l’enquête et justifiant encore le titre donné par Xavier Bisaro à son ouvrage : « Résolution étonnante du dilemme, le mélange entre passé documenté et quotidien observé est largement pratiqué » (p. 71). Faut-il voir ici les limites de ce qui n’est pas encore une anthropologie du culte catholique français, dont le P. Maurice Gruau, que cite Xavier Bisaro, est sans doute l’un des rares vrais représentants ((. Maurice Gruau, L’homme rituel. Anthropologie du rituel catholique français, Métailié, 1999.)) ? Ne s’agit-il pas aussi de la nécessaire transcendance temporelle de la tradition, à laquelle l’auteur semble moins sensible ? Alphonse Dupront avait pourtant montré que ce qui relève du sacré est ainsi, par nature, immémorial, « de toujours » ((. Alphonse Dupront, Du sacré. Croisades et pèlerinages, Images et langages, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1987, notamment p. 214.)) .
Xavier Bisaro souligne donc les limites de l’œuvre de Lebrun, à nos yeux du début du troisième millénaire, liées au caractère demeuré aléatoire des échanges d’informations par courrier postal au début du XVIIIe siècle. Il montre surtout la déconnexion entre le caractère fouillé de l’enquête, dont il a pu exploiter de façon systématique les archives, et la simplification des résultats publiés dans l’Explication. Cette déconnexion n’est pas issue, selon lui, d’une négligence du rédacteur mais d’une pensée rationalisante, fonctionnant comme à l’arrière-plan, caractéristique d’une modernité classique qui tend à effacer les particularités, régionales ou ponctuelles : « Masquant le passé en ce qu’il a d’importun, taisant le présent en ce qu’il a de déroutant, Lebrun fabrique lui-même les pièces du puzzle qu’il agence ultérieurement » (p. 139). La rationalité mise en œuvre n’est pas déjà celle de l’Encyclopédie mais relève de la théologie classique française, où Xavier Bisaro veut voir l’effet d’un recentrage eucharistique d’une pensée (« bérullienne », p. 143) gommant les particularismes et l’influence des dévotions populaires, qui survaloriserait « l’explication d’une liturgie de l’en-haut, débarrassée de toute épaisseur anthropologique » (ibid.), ainsi qu’une normalisation imposée. Selon lui, dans un constat qui n’est pas exempt des séductions du « relatif » pour notre monde actuel et qui reprend des thématiques chères à Michel de Certeau, « l’uniformité de fond que Lebrun traque à travers les variantes du culte chrétien doit donc devenir uniformité du percevoir/croire selon une norme cléricale savante refondée. En somme, « fabriquer de l’écrit avec les débris de l’Autre » ((. Référence donnée à Michel de Certeau, « Histoire et anthropologie chez Lafitau », in Le lieu de l’autre, Seuil-Gallimard, 2005, p. 99.)) , telle est la fracture véritable de l’Explication » (p. 144).
Cette rationalité, éminemment moderne au sens strict, se construirait aussi dans une réprobation du Moyen Age, analogue à ce qui se vit dans le regard – et les transformations qu’il inspire – des classiques sur les églises médiévales, où l’époque dénonce une « barbarie » (p. 132). Elle traduirait également un basculement dans l’équilibre, mis magistralement en lumière par le P. Bouyer ((. Louis Bouyer, Le rite et l’homme, Cerf, rééd. 2009.)) , entre la composante verbale, la parole, et la composante gestuelle du rite. La rationalité montante, naturellement du côté du discours, atténuerait la gestualité du rite. Cela a part liée, pour Xavier Bisaro, avec un renforcement du domaine réservé au clergé célébrant et une perte du contact direct avec la spiritualité propre des fidèles assemblés : « Lebrun brise les liens horizontaux de la solidarité communautaire, ignore les rapports transactionnels entre l’autel et la nef, favorisés par la messe médiévale, et universalise finalement un idéal nouveau plus qu’il ne prend acte d’une véritable spiritualité traditionnelle » (p. 144). L’ordre classique apparaîtrait ainsi dans une volonté connue de « dompter l’ordinaire sauvage », projet où l’auteur voit s’inscrire l’œuvre de Lebrun (p. 33). Il y dénote aussi ce qu’il nomme la « fracture tridentine » (p. 78), dans laquelle il insiste peu sur les transformations architecturales d’ensemble des sanctuaires hérités du Moyen Age (p. 83), particulièrement actives en France au début du XVIIIe siècle ((. Bernard Chédozeau, Chœur clos, chœur ouvert. De l’église médiévale à l’église tridentine (France, XVIIe-XVIIIe siècles), Cerf, 1998.)) , mais il y consacre un passage intéressant sur l’apparition des cierges sur l’autel (pp. 84–85). Il montre surtout, en musicologue (avec des développements à méditer sur le statut du plain-chant et des instruments, à partir de la page 98), une déconnexion croissante entre la parole sacramentelle du prêtre et le chant du chœur musical (parole chantée), allant jusqu’à une anticipation d’une partie importante de l’ordinaire de la messe par le célébrant pendant le chant du Gloria : « Cet écart entre deux plans cérémoniels distincts se déroulant en un lieu unique est incontestablement creusé par la spiritualité « mentalisée » du Grand siècle, période de valorisation du theatrum spirituale de la messe basse au point d’en faire non la contraction mais le noyau de la messe solennelle » (p. 120).
Cette évolution pourrait être décelée également dans les rituels néo-gallicans, avec leur désir de retour à une latinité plus classique, même si les usages anciens locaux y ont souvent des vestiges remarquables. Elle est ainsi vécue, de façon complexe, au sein de la lente inculturation en France du missel romain réformé, élément majeur pour Xavier Bisaro de cette « fracture tridentine », avec la coexistence, dans la durée, de deux missels, partie intégrante de ce qui constitue pour lui – et pour les jésuites du début du XVIIIe siècle (p. 132) – « les désordres d’un nouveau monde » (pp. 87–95). Sans la mentionner explicitement – ce qui aurait été anachronisme – on sent que l’auteur pense ici à la situation issue du motu proprio de Benoît XVI en 2007, menant à l’actuelle coexistence (mais dans des conditions tout autres) des formes « ordinaire » et « extraordinaire » du rite romain. La relation des deux formes du rite romain est ainsi, dans le contexte d’aujourd’hui, bien différente, même s’il est possible d’approfondir le parallèle dans une perspective longue d’évolution du sacré, que Xavier Bisaro n’aborde qu’indirectement mais qu’il prend en compte, en définissant le projet des âges classiques comme une volonté de « redresser le sacré » (à partir de la p. 133). La réforme consécutive au concile Vatican II a pu être aussi conçue dans cette direction ((. Jean-Pierre Jossua, Yves Congar (dir.), La liturgie après Vatican II. Bilan, études, prospectives, Cerf, 1967, 419 p.)) , également par la volonté de rectification (notamment de tout ce qui pouvait apparaître comme redoublements ou redondances) présente dans la constitution conciliaire sur la liturgie ellemême ((. Sacrosanctum concilium, n. 34.)) . Dans ses aboutissements, cette rectification postconciliaire a même pu être évaluée comme une « perte » du sacré ((. David Torevell, Losing the sacred. Ritual, modernity and liturgical reform, T & T Clark, 2000, 236 p.)) , dans une situation dont les enjeux peuvent désormais viser à son recouvrement ((. Jean Duchesne, Retrouver le mystère. Plaidoyer pour les rites et la liturgie, Desclée de Brouwer, 2004.)) . Doit-on obligatoirement penser le progrès dans une dynamique continue de l’histoire vers un « désenchantement du monde » ?
Cette problématique de l’époque de Lebrun était encore présente aux dernières décennies du XIXe siècle, dans les regrets d’un jeune homme, le futur abbé Henri Brémond (1865–1933), devant la disparition de l’hymne gallicane O Luce qui mortalibus aux vêpres de son collège, au moment de l’instauration du rite romain, les élèves obtenant même qu’elle pût être chantée à la messe ((. Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours. Tome X : La prière et les prières de l’Ancien Régime, Bloud et Gay, 1932, p. 143.)) . Quelques années plus tard, des réticences plus passives qu’actives, marquées par la dispersion de nombreux chantres de paroisses de campagne, purent être constatées face à l’introduction du chant grégorien restitué et de la prononciation romaine du latin d’Eglise, dans ce qu’on a pu qualifier de « processus d’urbanisation progressive des communautés rurales » ((. Jean-Yves Hameline, « Le motu proprio de Pie X et l’instruction sur la musique sacrée (22 novembre 1903) », La Maison-Dieu, n. 239, 2004/3, pp. 113–114.)) . Il n’y avait plus alors d’émules de Pierre Lebrun pour recenser les évolutions d’usages ; seulement quelques témoignages, dont certaines pages du roman L’Oblat de Huysmans, paru en 1903, année du motu proprio de saint Pie X. Les progrès du centralisme clérical, qui allait atteindre son paroxysme aux immédiats lendemains du concile Vatican II, ont sans doute été pour beaucoup dans cette absence d’un nouveau Lebrun. La question fondamentale de la réforme liturgique face au sacré, récurrente dans le catholicisme mais sans doute surtout visible dans ses paroxysmes contemporains, traduit le mélange de distance et d’adhésion qui associe les deux domaines, la « rectification » des âges classiques et tridentins, s’avérant bien plus prudente que la forte atténuation postconciliaire, qui put aller jusqu’à la « perte » dénoncée par David Torevell. C’est aussi pour des lumières utiles à notre époque, jetées par Xavier Bisaro sur cette étape antérieure, qu’il faut lire Le passé présent.