Lecture : L’État de justice en France
Professeur d’histoire du droit à l’Université de Toulouse, Jacques Krynen a récemment publié deux volumes consacrés à « L’Etat de justice » en France, du XIIIe au XXe siècle ((. Jacques Krynen, L’Etat de justice, France, XIIIe-XXe siècle, t. I, L’idéologie de la magistrature ancienne, NRF, Gallimard, 2009 ; t. II, L’emprise contemporaine des juges, NRF, Gallimard, 2012.)) . Le premier analyse « L’idéologie de la magistrature ancienne », c’est-à-dire la conception que les magistrats de l’Ancien Régime se faisaient de leur office. Intitulé « L’emprise contemporaine des juges », le second retrace le processus historique qui a permis d’abord à la Cour de Cassation puis au Conseil d’Etat et enfin au Conseil constitutionnel, de reconquérir un pouvoir au moins aussi important que ne l’était celui des parlements à la fin de l’Ancien Régime. L’ouvrage se termine par une réflexion substantielle sur le déficit actuel de légitimité des juges et la possibilité de recourir à l’élection pour résoudre ce problème.
Le principal apport de ces deux ouvrages est de traiter intégralement la question de l’office du juge à partir d’une analyse historique qui part du droit romain et s’achève sur les controverses relatives aux dysfonctionnements de la justice qui ont eu lieu au cours du dernier quinquennat présidentiel. Qui plus est, les réflexions prospectives développées à la fin du second tome dépassent le champ de l’analyse historique et proposent très concrètement une solution aux problématiques mises en lumière auparavant. Il en ressort ainsi un très grand nombre de données historiques qui nourrissent la réflexion sur la délicate question de l’office du juge.
L’objet principal de l’œuvre est de mettre en lumière « cette donnée intellectuelle et politique historiquement fondamentale : depuis la naissance de l’Etat royal et sans discontinuer, des gens de robe longue ayant toujours pensé l’absolutisme comme le vecteur de la justice ont toujours œuvré pour que celui-ci s’exerce sous leur contrôle » (t. I, p. 277). Et aujourd’hui, « la justice contemporaine fait bien plus que trancher les litiges. Là où la religion, la politique et les mœurs, là où le prêtre, le député, le maire, l’instituteur et les parents défaillent désormais, « elle fixe l’injuste dans la mémoire collective » » (t. II, p. 378). Ainsi, pour l’auteur l’emprise contemporaine des juges, c’est-à-dire le pouvoir politique que se sont arrogé les hautes cours françaises, n’est que le prolongement actualisé de l’ancienne conception de la magistrature. La principale différence est que « là où régnait la pluralité, la provincialisation et l’enchevêtrement des décisions avant 1789 prédomine désormais la spécialisation et l’unité de la jurisprudence. Nos trois cours suprêmes n’ont pas les vastes compétences des parlements de la royauté, mais chacune, dans son domaine, judiciaire, administratif, constitutionnel, agit en authentique souveraine » (t. II, p. 417). Ainsi, par exemple, « le surgissement récent de la justice constitutionnelle en France peut être analysé comme une reviviscence, assurément non désirée, mais cela importe peu, des données doctrinales et des pratiques de l’Etat de justice démoli à la Révolution » (t. II, p. 325).
Or, c’est précisément sur ce point que, en dépit des précautions prises par l’auteur pour éviter les raccourcis et les confusions, l’analyse peine à convaincre. L’établissement d’une continuité entre la philosophie de la magistrature sous l’Ancien Régime et l’actuel « gouvernement des juges » n’est établie qu’au prix d’une adhésion sans réserve à une conception ultra-positiviste du droit selon laquelle tout tribunal est « l’instance ultime de la fixation du bien et du mal, le lieu de la séparation du juste et de l’injuste » (t. I, p. 375). Cette conception permet ainsi à l’auteur de placer sur un pied d’égalité la philosophie du droit naturel (classique ou même moderne) propre à la magistrature ancienne avec le relativisme contemporain selon lequel le juge n’est là que pour entériner les évolutions du droit et des mœurs dans la société, voire surtout à les devancer ou les provoquer. C’est également cette conception qui conduit l’auteur à préconiser l’élection comme « renforcement de la légitimité des juges […], seul moyen de lui épargner une défiance générale au prétexte d’un intolérable gouvernement des juges » (t. II, p. 379).
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