Lecture : Relire Gustave Thibon
Sous la direction de Philippe Barthelet, qui nous avait naguère donné des Entretiens avec Gustave Thibon (Le Rocher, 2001), les éditions de l’Age d’Homme ont consacré un « Dossier H » ((. Philippe Barthelet (dir.), Gustave Thibon, Dossier H, L’Age d’Homme, Lausanne, 2012, 656 p., 45 €. Thibon, né en 1903, est décédé en 2001.)) au penseur ardéchois, qui connut une grande renommée dans les années 1930–40, puis dans les années 1970, mais semble bien être tombé dans l’oubli, ou du moins dans ces espèces de limbes où sont relégués ceux que l’on n’a certes pas tout à fait oubliés mais dont il est presque partout impensable de se réclamer. Dans son avant-propos, Philippe Barthelet précise que le terme « dossier » est aussi à entendre au sens judiciaire, tant la cause de Gustave Thibon a été, pendant sa longue vie, déformée par toutes sortes de procureurs, tant cléricaux que laïcs, au point que son visage a fini par disparaître dans le brouillard des allégations. Comme le note dans ce recueil Hervé Colombet, « certes Thibon n’aime pas le monde moderne, mais celui-ci aime-t-il l’homme concret ? » Sans doute est-ce parce qu’il avait des traits trop nets, parce qu’il était trop concret, que l’on s’empressa d’écarter Thibon, et ce « Dossier » vient à point pour le rappeler.
De Jacques Maritain à Pierre Boutang, de Julien Green au cardinal Barbarin, en passant par Lanza del Vasto, Marie Noël et Jean-Marie Domenach, quatre-vingt douze témoins sont cités dans ce recueil pour dresser un portrait de Gustave Thibon, et ce, bien sûr, avec l’appui de textes de celui-ci – dont certains devenus difficiles à se procurer (ses études parues dans la Revue thomiste ou les Etudes carmélitaines, par exemple).
Un certain nombre d’idées toutes faites se trouvent à cette occasion balayées. Ainsi, celle de Thibon « autodidacte ». S’il ne fut pas diplômé de l’Université, Thibon n’en fut pas moins un grand érudit, sachant par cœur des milliers de vers français, latins et provençaux, lisant l’allemand, l’italien et l’espagnol, familier de Pascal, Hegel, Bergson et Nietzsche (auquel il consacrera en 1948 une importante étude : Nietzsche ou le déclin de l’esprit). « On a beaucoup dit que j’étais un autodidacte, en réalité personne n’est autodidacte : si l’on n’a pas de professeurs, on a des livres. On apprend toujours des autres, cela va de soi. » Ce n’est pas à un autodidacte que l’Académie française décerna en 1964 son Grand Prix de littérature.
Il en va de même du mythe de Thibon « paysan ». En fait il ne semble pas qu’il ait jamais travaillé la terre, même s’il n’eut pas d’autre demeure fixe que la ferme familiale de Saint-Marcel d’Ardèche. Il est rappelé qu’à 22 ans le jeune Gustave quitta le foyer parental pour une vie d’errance, à laquelle il mit fin au bout de deux ans pour se livrer chez lui à des études ardentes, et que sa vie d’homme mûr fut aussi une vie de conférencier voyageant à travers la France, l’Europe et les deux Amériques. On n’est pas non plus sédentaire quand on donne des cours aux universités de Louvain, Nimègue, Santander et Montréal. S’il fut « paysan », c’est parce qu’il était à la tête d’une (modeste) exploitation agricole et parce que le monde rural et la nature lui étaient proches. Bref, paysan au sens où tant de gens l’étaient plus ou moins dans ce monde d’autrefois avec lequel – par profondeur d’esprit et non par étroitesse d’horizon – il ne voulut jamais rompre.
Autre cliché à écarter : celui de Thibon « penseur de Vichy ». Il évoquera ainsi, en 1974, la réputation qui lui avait été faite : « Je suis devenu quelqu’un d’important pour la « Révolution nationale » et je ne sais pas pourquoi. C’est une affaire singulière. Certes, j’aimais le Maréchal et je ne le renie pas, mais je n’ai jamais été « le philosophe de la défaite » comme le dirent les Bons Pères… Si la démocratie telle que nous la connaissons me déplaît, j’ai horreur du totalitarisme. C’est avec désespoir que j’ai vu mes amis allemands se tourner vers Hitler. » Déjà en 1936, il avait noté qu’il y avait dans les fascismes « plus de tensions que de santé. Cela manque de racines : cette reviviscence des peuples a quelque chose de forcé, d’artificiel, comme ces brusques regains de vigueur obtenus à coup de drogue chez certains cachectiques ». Entre 1941 et 1944, il ne publiera qu’une douzaine d’articles, notamment dans la Revue universelle de Jacques Bainville. C’est peu pour un « philosophe officiel » du régime. Il participera aussi à l’aventure de la revue Demain (1942–1944) dirigée par Jean de Fabrègues, à la fois anticommuniste et favorable à la résistance ((. Après la guerre, et jusqu’à sa mort en 1969, Jean de Fabrègues poursuivra dans cette ligne avec La France catholique.)) . On rappellera aussi que sa formation intellectuelle, qui doit tant à l’Allemagne, ne doit rien à Maurras. Ce n’est pas Thibon qui prit le parti de Maurras, c’est, un temps, Maurras qui s’enthousiasma pour Thibon, et leur terrain commun fut plus la poésie que la philosophie ou la politique. Il s’expliquera ainsi sur Maurras et le milieu d’Action française : « Si Maurras avait triomphé dans le siècle, quelle eût été la rançon de cette victoire ? L’ordre dégénérant en tyrannie et la tradition en conformisme, la raison étouffée par l’opinion, et l’obéissance à la nécessité tournant à l’esclavage. On voyait poindre tout cela dans les regards fanatiques de ses disciples (dans ces yeux comme aveuglés par leur clairvoyance) à l’heure où le « maurrassisme » semblait voguer à pleines voiles vers l’avenir » (texte de 1966). […]