Revue de réflexion politique et religieuse.

Un cli­mat de réforme ?

Article publié le 28 Juin 2013 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

En tant que théo­lo­gien, doté d’une excep­tion­nelle expé­rience du centre vital de l’Eglise, et d’une acti­vi­té intel­lec­tuelle d’une rare inten­si­té, Mgr Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni est par­ti­cu­liè­re­ment bien pla­cé pour être pris à témoin de cer­taines évo­lu­tions récentes, et d’autant plus aisé­ment qu’il a tou­jours pris soin de res­ter indé­pen­dant.
A la suite du fameux dis­cours à la Curie romaine du 22 décembre 2005, par lequel Benoît XVI avait ouvert le débat inter­pré­ta­tif sur les textes de Vati­can II, l’interdit de sou­mettre ces textes à l’analyse sem­blait être levé. On a tou­te­fois eu l’occasion de consta­ter que cette ouver­ture est res­tée, pour le moins, très par­tielle. Depuis quelques mois, les évé­ne­ments se sont pré­ci­pi­tés, avec la renon­cia­tion de Benoît XVI, sur fond de l’obscur Vati­leaks, et la rapide élec­tion du car­di­nal Ber­go­glio, immé­dia­te­ment tra­duite par un chan­ge­ment de style très visible dans les usages.
Dans ces condi­tions, la pre­mière impres­sion est que la dis­cus­sion scien­ti­fique autour de cer­taines ques­tions théo­lo­giques que Mgr Ghe­rar­di­ni sou­hai­tait ins­tam­ment voir intro­duire semble s’évanouir. Cepen­dant il paraît dif­fi­cile que des pro­blèmes réel­le­ment posés puissent être subi­te­ment omis, et en outre, il est peut-être pos­sible d’en voir appa­raître de nou­veaux.
C’est autour de cette remarque que nous avons sol­li­ci­té les appré­cia­tions du théo­lo­gien.

Catho­li­ca – Le style très simple adop­té par Fran­çois – ce seul nom sans ordi­nal consti­tuant en lui-même une sim­pli­fi­ca­tion qui nous ramène à l’époque presque archéo­lo­gique du pape Gélase – est fait de gestes aux signi­fi­ca­tions mul­tiples, dont le poids sym­bo­lique a été immé­dia­te­ment, mais diver­se­ment inter­pré­té, les uns y voyant une inté­gra­tion à la nor­ma­li­té et un retour à l’option pré­fé­ren­tielle pour les pauvres lan­cée dans les cata­combes romaines pen­dant le concile, les autres une bana­li­sa­tion de la fonc­tion dans un sens très post­mo­derne. Com­ment voyez-vous ce pro­blème, si c’en est un, du point de vue romain, c’est-à-dire à par­tir du centre de l’Eglise ?

Mgr Bru­ne­ro Ghe­rar­di­ni – Si l’Eglise a en Jésus-Christ son unique Sei­gneur, cela signi­fie aus­si qu’elle a en lui son unique point de réfé­rence, son unique modèle à imi­ter, son unique maître à écou­ter. Déjà sous cet aspect saute aux yeux ce rap­port sin­gu­lier entre l’Eglise et le Christ ; sur lui se fonde, pour l’Eglise elle-même, le rigou­reux devoir d’être le reflet, de manière inin­ter­rom­pue, de son com­por­te­ment, de son ensei­gne­ment, et même de son être et de sa manière d’être. L’Eglise, en effet, plus encore que cha­cun des chré­tiens, est tenue à l’observance d’un pré­cepte bien connu : « Appre­nez de moi » (Mt 11, 29). Il en découle que, même sans consi­dé­rer d’autres rai­sons d’opportunité – elles ne manquent pas – et même sans consi­dé­rer l’identité mys­ti­co­sa­cra­men­telle entre le Christ et son Eglise, toute déci­sion, toute décla­ra­tion, toute inter­ven­tion de l’Eglise devrait se pré­sen­ter comme déci­sion, décla­ra­tion ou inter­ven­tion du Christ lui-même. Ou à tout le moins reflé­ter une claire ana­lo­gie avec les paroles et les com­por­te­ments du Christ tels qu’ils sont trans­mis par les récits évan­gé­liques. Mais dans ces der­niers je n’ai jamais trou­vé une quel­conque exal­ta­tion gra­tuite et popu­liste du pau­pé­risme. Et encore moins une absurde bana­li­sa­tion de l’autorité. « Bien­heu­reux les pauvres » (Mt 5, 3) perd toute pos­si­bi­li­té d’être com­pris dans un tel sens dès la suite immé­diate où Jésus spé­ci­fie la béa­ti­tude : « en esprit », c’est-à-dire inté­rieu­re­ment, par la liber­té qui ne s’attache pas de manière désor­don­née aux choses et à leur pos­ses­sion. En outre, la pro­ve­nance de l’autorité de Dieu comme de sa source pri­maire fonde le devoir moral de l’obéissance. Il peut sur­gir, et je m’en rends bien compte, une cer­taine dif­fi­cul­té à coor­don­ner dans un rap­port de cohé­rence totale la doc­trine et l’Institution, sur­tout si les hommes qui l’incarnent laissent un peu – ou beau­coup – à dési­rer quant à l’exemple qu’ils donnent. Tou­te­fois dis­tin­guer les res­pon­sa­bi­li­tés n’est pas une entre­prise impos­sible, ni somme toute dif­fi­cile. Un dis­cer­ne­ment nor­mal est en mesure de sépa­rer les prin­cipes de leur appli­ca­tion et de por­ter clai­re­ment un juge­ment – jamais sépa­ré de la cha­ri­té – sur les res­pon­sa­bi­li­tés de ceux qui manquent à leur devoir.

La revue Cit­tà di Vita avait publié au mois d’août 2012 un article inti­tu­lé « L’Eglise entre cha­ri­té et pou­voir : les termes d’une réforme impos­sible à retar­der » ((. « La Chie­sa tra cari­tà e potere : i ter­mi­ni di una rifor­ma non più dila­zio­na­bile ».)) , dans lequel l’auteur, Gio­van­ni Man­co, argu­men­tait, en termes viru­lents, en faveur d’une « démo­cra­ti­sa­tion » de l’Eglise afin que celle-ci s’adapte à l’esprit de l’époque, rejette sa « superbe » et troque sa « pré­ten­tion » de déte­nir la véri­té pour la « cha­ri­té ». Cet auteur écri­vait, entre autres : « Le sou­ve­rain pon­tife – entou­ré de la « curie », revê­tu des « sym­boles sacrés » du pou­voir impé­rial est encore aujourd’hui un chef d’Etat dis­po­sant de la charge exclu­sive du pou­voir légis­la­tif, exé­cu­tif et judi­ciaire, celle donc d’un sou­ve­rain abso­lu, tout en étant le vicaire du Christ Jésus, l’anti-pouvoir par excel­lence ». Com­ment inter­pré­ter une telle cri­tique de la Curie romaine ?

Cit­tà di Vita est une revue que je connais bien et dont je recon­nais l’intérêt, même si depuis que je suis à Rome j’ai ces­sé d’y être abon­né. L’argument que vous me signa­lez est bien conforme à la ligne de cette revue. Mal­heu­reu­se­ment je trouve dans le pas­sage que vous en citez une grande confu­sion. Tout dépend pro­ba­ble­ment d’un défi­cit de science ecclé­sio­lo­gique : la vision res­treinte ou uni­la­té­rale de l’Eglise peut en effet être à la base de concep­tions impos­sibles à sou­te­nir, comme celle de la démo­cra­ti­sa­tion, de l’exercice des­po­tique du pou­voir, de la struc­ture « impé­riale » de la Curie, de la sou­ve­rai­ne­té abso­lue du pape, et ain­si de suite. Je pré­cise que je trou­ve­rais oppor­tune une cer­taine sim­pli­fi­ca­tion des ser­vices curiaux ; mais pour qui les connaît de près sait très bien quelle est l’importance de leur mérite, et je ne trouve aucun motif de scan­dale dans leur cen­tra­li­sa­tion, si sou­vent cri­ti­quée. En réa­li­té ceux qui s’en scan­da­lisent ne savent pas de quoi ils parlent : ils ne savent pas que la vie de l’Eglise, du point de vue admi­nis­tra­tif, dépend du ser­vice ren­du par cette Curie aus­si injus­te­ment décriée. Il n’y a peut-être pas lieu de lui éri­ger un monu­ment, mais ce n’est pas pour autant qu’il devient juste de la mettre plus bas que terre. Certes, la Curie n’est pas l’Eglise ; elle n’est « que » le Saint-Siège. Mais elle est le pou­mon qui per­met à l’Eglise de res­pi­rer. Si ce pou­mon devait être neu­tra­li­sé, la res­pi­ra­tion de l’Eglise s’arrêterait avec lui. Pour­quoi alors tant de cri­tiques adres­sées à l’encontre de la Curie ? Je l’ignore. Ce que je sais seule­ment, c’est que toute cri­tique, la plu­part du temps, s’avère infon­dée et n’est qu’un pré­texte. Ce qui en souffre, c’est le sérieux et la cré­di­bi­li­té de ceux qui cri­tiquent.

-->