Un climat de réforme ?
En tant que théologien, doté d’une exceptionnelle expérience du centre vital de l’Eglise, et d’une activité intellectuelle d’une rare intensité, Mgr Brunero Gherardini est particulièrement bien placé pour être pris à témoin de certaines évolutions récentes, et d’autant plus aisément qu’il a toujours pris soin de rester indépendant.
A la suite du fameux discours à la Curie romaine du 22 décembre 2005, par lequel Benoît XVI avait ouvert le débat interprétatif sur les textes de Vatican II, l’interdit de soumettre ces textes à l’analyse semblait être levé. On a toutefois eu l’occasion de constater que cette ouverture est restée, pour le moins, très partielle. Depuis quelques mois, les événements se sont précipités, avec la renonciation de Benoît XVI, sur fond de l’obscur Vatileaks, et la rapide élection du cardinal Bergoglio, immédiatement traduite par un changement de style très visible dans les usages.
Dans ces conditions, la première impression est que la discussion scientifique autour de certaines questions théologiques que Mgr Gherardini souhaitait instamment voir introduire semble s’évanouir. Cependant il paraît difficile que des problèmes réellement posés puissent être subitement omis, et en outre, il est peut-être possible d’en voir apparaître de nouveaux.
C’est autour de cette remarque que nous avons sollicité les appréciations du théologien.
Catholica – Le style très simple adopté par François – ce seul nom sans ordinal constituant en lui-même une simplification qui nous ramène à l’époque presque archéologique du pape Gélase – est fait de gestes aux significations multiples, dont le poids symbolique a été immédiatement, mais diversement interprété, les uns y voyant une intégration à la normalité et un retour à l’option préférentielle pour les pauvres lancée dans les catacombes romaines pendant le concile, les autres une banalisation de la fonction dans un sens très postmoderne. Comment voyez-vous ce problème, si c’en est un, du point de vue romain, c’est-à-dire à partir du centre de l’Eglise ?
Mgr Brunero Gherardini – Si l’Eglise a en Jésus-Christ son unique Seigneur, cela signifie aussi qu’elle a en lui son unique point de référence, son unique modèle à imiter, son unique maître à écouter. Déjà sous cet aspect saute aux yeux ce rapport singulier entre l’Eglise et le Christ ; sur lui se fonde, pour l’Eglise elle-même, le rigoureux devoir d’être le reflet, de manière ininterrompue, de son comportement, de son enseignement, et même de son être et de sa manière d’être. L’Eglise, en effet, plus encore que chacun des chrétiens, est tenue à l’observance d’un précepte bien connu : « Apprenez de moi » (Mt 11, 29). Il en découle que, même sans considérer d’autres raisons d’opportunité – elles ne manquent pas – et même sans considérer l’identité mysticosacramentelle entre le Christ et son Eglise, toute décision, toute déclaration, toute intervention de l’Eglise devrait se présenter comme décision, déclaration ou intervention du Christ lui-même. Ou à tout le moins refléter une claire analogie avec les paroles et les comportements du Christ tels qu’ils sont transmis par les récits évangéliques. Mais dans ces derniers je n’ai jamais trouvé une quelconque exaltation gratuite et populiste du paupérisme. Et encore moins une absurde banalisation de l’autorité. « Bienheureux les pauvres » (Mt 5, 3) perd toute possibilité d’être compris dans un tel sens dès la suite immédiate où Jésus spécifie la béatitude : « en esprit », c’est-à-dire intérieurement, par la liberté qui ne s’attache pas de manière désordonnée aux choses et à leur possession. En outre, la provenance de l’autorité de Dieu comme de sa source primaire fonde le devoir moral de l’obéissance. Il peut surgir, et je m’en rends bien compte, une certaine difficulté à coordonner dans un rapport de cohérence totale la doctrine et l’Institution, surtout si les hommes qui l’incarnent laissent un peu – ou beaucoup – à désirer quant à l’exemple qu’ils donnent. Toutefois distinguer les responsabilités n’est pas une entreprise impossible, ni somme toute difficile. Un discernement normal est en mesure de séparer les principes de leur application et de porter clairement un jugement – jamais séparé de la charité – sur les responsabilités de ceux qui manquent à leur devoir.
La revue Città di Vita avait publié au mois d’août 2012 un article intitulé « L’Eglise entre charité et pouvoir : les termes d’une réforme impossible à retarder » ((. « La Chiesa tra carità e potere : i termini di una riforma non più dilazionabile ».)) , dans lequel l’auteur, Giovanni Manco, argumentait, en termes virulents, en faveur d’une « démocratisation » de l’Eglise afin que celle-ci s’adapte à l’esprit de l’époque, rejette sa « superbe » et troque sa « prétention » de détenir la vérité pour la « charité ». Cet auteur écrivait, entre autres : « Le souverain pontife – entouré de la « curie », revêtu des « symboles sacrés » du pouvoir impérial est encore aujourd’hui un chef d’Etat disposant de la charge exclusive du pouvoir législatif, exécutif et judiciaire, celle donc d’un souverain absolu, tout en étant le vicaire du Christ Jésus, l’anti-pouvoir par excellence ». Comment interpréter une telle critique de la Curie romaine ?
Città di Vita est une revue que je connais bien et dont je reconnais l’intérêt, même si depuis que je suis à Rome j’ai cessé d’y être abonné. L’argument que vous me signalez est bien conforme à la ligne de cette revue. Malheureusement je trouve dans le passage que vous en citez une grande confusion. Tout dépend probablement d’un déficit de science ecclésiologique : la vision restreinte ou unilatérale de l’Eglise peut en effet être à la base de conceptions impossibles à soutenir, comme celle de la démocratisation, de l’exercice despotique du pouvoir, de la structure « impériale » de la Curie, de la souveraineté absolue du pape, et ainsi de suite. Je précise que je trouverais opportune une certaine simplification des services curiaux ; mais pour qui les connaît de près sait très bien quelle est l’importance de leur mérite, et je ne trouve aucun motif de scandale dans leur centralisation, si souvent critiquée. En réalité ceux qui s’en scandalisent ne savent pas de quoi ils parlent : ils ne savent pas que la vie de l’Eglise, du point de vue administratif, dépend du service rendu par cette Curie aussi injustement décriée. Il n’y a peut-être pas lieu de lui ériger un monument, mais ce n’est pas pour autant qu’il devient juste de la mettre plus bas que terre. Certes, la Curie n’est pas l’Eglise ; elle n’est « que » le Saint-Siège. Mais elle est le poumon qui permet à l’Eglise de respirer. Si ce poumon devait être neutralisé, la respiration de l’Eglise s’arrêterait avec lui. Pourquoi alors tant de critiques adressées à l’encontre de la Curie ? Je l’ignore. Ce que je sais seulement, c’est que toute critique, la plupart du temps, s’avère infondée et n’est qu’un prétexte. Ce qui en souffre, c’est le sérieux et la crédibilité de ceux qui critiquent.