Un déni de démocratie ?
La récente controverse française sur le « mariage » des homosexuels a, sans qu’il en ait été pris claire conscience, fait surgir un débat d’une tout autre nature que simplement politicienne, en dépit des efforts déployés par les principaux protagonistes, y compris dans l’opposition, pour lui conserver cette unique dimension. Ils n’ont pu faire qu’il ne revête dans les consciences, de manière plus ou moins explicite, une dimension proprement métaphysique et spirituelle. En organisant, et en réussissant d’ailleurs, des manifestations d’une ampleur rarement atteinte, ses promoteurs avaient évidemment en vue de faire apparaître que la masse des citoyens ne voulait pas de cette loi. Pour prendre le vocabulaire démocratique, il s’agissait de montrer qu’en occupant les rues le vrai peuple faisait connaître sa vraie volonté, se prononçait contre celle de ses représentants et ne leur donnait d’autre choix que de se soumettre ou se démettre à peine de n’apparaître plus que comme une minorité fallacieusement majoritaire et donc tyrannique. Il s’agissait en somme de dire qu’on avait affaire à un déni de démocratie. Je crois au contraire que ce n’est pas la démocratie qui a été bafouée, mais tout autre chose.
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Considérons l’accusation principale : les représentants du peuple se moquent de la volonté du peuple souverain.
On conviendra que pour que l’accusation porte, il faut au moins deux choses : d’une part que la volonté du peuple puisse être représentée, et de l’autre que l’on puisse démontrer ce qu’est cette volonté.
Quant au premier point, il convient de rappeler qu’en bonne logique démocratique, un représentant du peuple ne saurait être le représentant d’une section géographique, d’une profession, d’une catégorie sociale, comme c’était le cas sous l’Ancien Régime, il ne peut être le représentant que du Peuple et de sa volonté une et indivisible. Dès l’instant qu’en démocratie le seul souverain légitime est une pure et simple volonté, celle du peuple, une, indivisible et souveraine, c’est-à-dire réputée n’avoir d’autre loi que son bon plaisir, aucun citoyen ne peut vouloir à la place du peuple, aucune volonté particulière ne peut se targuer d’incarner la volonté générale, sauf pour s’en faire l’exécuteur momentané. Dès l’instant qu’il déborde de ce rôle étroit, tout représentant peut être considéré comme confisquant la volonté du peuple et sa souveraineté : c’est la démocratie représentative qu’il faut condamner. C’est ce que disait Rousseau quand il disait inaliénable la volonté du peuple. Mais on ne sache pas qu’il y ait eu beaucoup de manifestants, et encore moins de leaders de l’opposition à réclamer l’abolition de la démocratie représentative.
Que si maintenant le peuple juge quasi unanimement impossible d’être en permanence réuni pour manifester sa volonté d’instant en instant, et qu’en pratique il lui apparaisse nécessaire, en particulier s’il est constitué de millions d’hommes, de se donner des représentants, alors de deux choses l’une.
Ou bien il est condamné à faire comme si ce qui est en réalité une usurpation de sa volonté en était l’expression véritable, c’est-à-dire à avaliser la fiction d’une identité entre sa volonté et celle de ses représentants. Mais alors le peuple ne saurait se plaindre du despotisme de ceux auxquels il a de son plein gré confié son autorité, au moins jusqu’au terme de la période que lui-même a fixée comme durée d’exercice légitime du pouvoir qu’il a délégué.
Ou bien le peuple accepte la fiction mais exige que ses représentants se plient aux évolutions de sa volonté. Alors la question devient : à partir de quand est-il clair que ses représentants trahissent sa volonté, ou si l’on préfère comment prouver que cette volonté a changé ? La seule manière de sortir de ce cercle vicieux serait de convoquer le peuple en permanence, solution irréaliste dont l’impossibilité pratique a suscité l’apparition du système représentatif.
Les affrontements récents se sont trompés de cible. Il eût fallu ne pas hésiter à dire : toute démocratie représentative est une tyrannie en puissance, le peuple, étant souverain, doit délibérer de tout en permanence par lui-même. Et si ce n’est pas possible, c’est que la démocratie est impraticable.
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On rétorquera alors que tous les représentants du peuple ne trahissent pas sa volonté, mais seulement certains, en l’occurrence les socialistes, qui s’arrogent un pouvoir qu’ils ne tiennent plus du peuple, cependant que l’opposition peut seule s’en réclamer désormais. Il ne s’agit pas de dénoncer la démocratie représentative, mais seulement des usurpateurs.
L’argument n’est évidemment valable que si l’on peut démontrer l’usurpation, ce qui revient à affirmer la deuxième chose, c’est-à-dire qu’on connaît vraiment la volonté du peuple. Or, même en admettant que toutes les conditions sont réunies pour qu’une consultation des citoyens révèle effectivement la volonté de chacun, de deux choses l’une.
Ou bien les citoyens apparaissent unanimes, sans qu’une seule voix s’élève contre les autres : alors, quoi qu’on pense d’autre part de ce que peut vouloir le peuple, qui peut vouloir n’importe quoi puisqu’il est souverain, on peut dire que le peuple exprime sa volonté, puisqu’il n’en a qu’une.
Ou bien il n’y a pas unanimité, ce qui est le cas le plus fréquent – on peut même penser que c’est le seul cas plausible : comment deux citoyens pourraient-ils être durablement du même avis, quand la démocratie proclame le droit de chacun à être souverain juge de tout et par là-même qu’il n’existe aucune norme objective susceptible de s’imposer à l’arbitraire des subjectivités. Dès lors l’idée même que le peuple a une volonté est ridicule et même absurde, parce que la notion même de peuple est creuse : le peuple n’a pas une volonté, mais au moins plusieurs, sinon une infinité de volontés. On disait volontiers autrefois, quand il était moins nombreux : le peuple français est divisé en quarante-cinq millions de citoyens.
On dira alors qu’il n’est pas besoin d’unanimité et qu’il est légitime de considérer que la voix du peuple s’exprime par celle de la majorité des citoyens. Rousseau lui-même l’avait admis. Deux remarques s’imposent néanmoins.
D’abord les faits prouvent qu’une majorité n’en est jamais vraiment une : il est constant que les abstentions, les votes blancs ou nuls ramènent le nombre des suffrages exprimés à environ soixante pour cent de son total virtuel, de sorte qu’une majorité est constituée d’au mieux un tiers du corps électoral.
Mais revenons au principe. Quand bien même la moitié effective des électeurs, plus un se prononcerait pour ou contre une proposition quelconque, cela signifie en tout état de cause qu’un peuple se réduit à la majorité de ses membres, que la majorité est le seul peuple dont la volonté compte, tandis que celle de la minorité peut être ignorée, et ainsi qu’il n’y a pas plus de volonté du peuple qu’il n’y a de beurre en broche. Les Jacobins l’avaient fort bien compris qui résolurent d’incarner sans contestation possible la volonté du peuple en éliminant physiquement leurs adversaires : ils furent le peuple parce qu’ils cherchèrent à guillotiner tous ceux qui n’étaient pas Jacobins.
Cependant, s’il n’existe ni peuple, ni volonté du peuple, alors la démocratie elle-même est un vain mot. Il ne reste donc, si l’on veut en sauver les apparences, qu’à faire d’un commun accord comme si le peuple existait, comme si la volonté de tous pouvait être représentée par la moitié du tout plus une unité, tout en se réservant par là même de pouvoir toujours accuser ceux qui sont actuellement aux affaires de trahir le peuple. Il ne reste qu’à consentir à la fiction de l’existence d’un peuple souverain et à la fiction de sa représentation par une majorité seulement, sans jamais cesser de pouvoir dénoncer cette majorité comme fallacieuse. Or c’est exactement ce qui se passe aujourd’hui, pour le plus grand profit, en particulier, des politiciens qui ne cessent de jouer aux chaises musicales.