Suong Sikœun : Itinéraire d’un intellectuel khmer rouge
Autobiographie, obtenue grâce à l’insistance du journaliste Henri Locard, qui préface le livre, d’un ancien haut collaborateur de l’Angkar, l’organisation maoïste maîtresse du Cambodge, entre 1975 et 1979, responsable directe de la mort d’un quart de la population de ce pays. Comme les autres dirigeants khmers rouges, Suong Sikœun – né en 1937 – est le fruit de l’éducation reçue à Paris, tant comme étudiant à la Sorbonne (Géographie) qu’au contact du PCF auquel il adhéra. Très entreprenant, connaissant plusieurs langues aussi bien européennes qu’asiatiques, il sut à la fois rester dans les sphères dirigeantes et sauver sa peau et celle de ses proches, dans un petit monde révolutionnaire qui acheva fréquemment son parcours terrestre après un stage dans l’enfer de la prison S‑21 de Phnom-Penh. Ce qui est frappant et irréel, c’est que ce personnage, comme ses compagnons, mena une vie presque normale, qui le rapprocherait plus de celle des dignitaires titistes que des combattants de la jungle (bien qu’il y séjournât et qu’il finît par la franchir au moment de prendre la fuite devant l’arrivée des troupes vietnamiennes venues chasser les khmers rouges et tenter d’annexer le Cambodge). Il a rang d’ambassadeur, en Chine, à l’ONU, fait d’agréables voyages à Alger, à Cuba et dans beaucoup d’autres pays, et sert de traducteur de confiance au « Frère n° 1 », Pol Pot. Témoin de la folie génocidaire des khmers rouges, et de la férocité mutuelle des dirigeants, il n’en continue pas moins de collaborer au plus haut niveau, ne regrettant que pour la forme, en quelques pages finales, les malheurs de son peuple, tout comme la séparation d’avec sa femme, Laurence Picq, qui a fini par craquer après des années d’asservissement au parti. Sa description de la capitale cambodgienne vidée de sa population, puis partiellement réoccupée par des catégories sociales arriérées, se limite à quelques regrets esthétiques (notamment le fait que sur ordre des khmers rouges, on ait détruit les trottoirs pour y planter des choux) et administratifs (un manque de coordination ubuesque entre les commandements). L’intérêt principal du récit est peut-être de révéler l’étrange mélange entre une adhésion de l’auteur aux acquis parisiens (fascination pour la Révolution et la Commune, stricte discipline militante) et le maintien de tout un réseau de combines familiales et d’anciennes camaraderies avec d’autres milieux cambodgiens de divers bords. Ajoutons qu’après avoir survécu aux luttes internes, Suong Sikœun n’a été impliqué dans le procès des chefs de l’Angkar qu’à titre de témoin.