Face à la violence politique
La lutte entre l’Eglise et l’Etat au Mexique, au XXe siècle, est un épisode de l’histoire moderne méconnu de la plupart. Deux longs métrages récents contribuent de manière heureuse à le sortir de l’oubli. Le premier, For Greater Glory : The true story of Cristiada, de Dean Wright, relate la révolte des catholiques mexicains contre les lois antireligieuses du gouvernement socialiste révolutionnaire, durant les années 1926–1929. Projeté en avant première lors des JMJ de Madrid, en 2011, l’oeuvre retient l’attention tant à cause du sujet, qu’à cause de la qualité de la réalisation et de la distribution des rôles. Qui plus est, l’absence d’un distributeur en France, et dans la plupart des pays d’Europe n’est pas sans susciter les interrogations, à une époque où l’hostilité à l’Eglise est à nouveau patente.
On parle moins du second, Los Últimos Cristeros, de Matías Meyer, réalisé également en 2011, et adapté du roman de même nom d’Antonio Estrada ((. Antonio Estrada Muñoz, Rescoldo : los últimos cristeros, Encuentro, Madrid, 2010. Matías Meyer, né à Perpignan en 1979, est le fils de Jean Meyer, historien du Mexique contemporain et auteur de nombreux ouvrages sur la « Cristiade », l’épopée des Cristeros.)) . Ce film d’auteur traite de la Segunda Cristiada, qui se développa de 1934 à 1939, en réponse aux lois de 1934 sur l’éducation socialiste. Les Cristeros qui n’avaient jamais accepté ce qui fut de fait une forme de capitulation de l’Eglise face au gouvernement, les « arrangements » (« arreglos ») de 1929, trouvèrent là une raison de ranimer la révolte. Parmi eux, Florencio Estrada, le père du romancier, qui est le personnage principal du film, et qui finit par se faire tuer, avec ses compagnons. Ce très beau film reçut un prix au festival du cinéma sud-américain de Toulouse, en 2012, et il mérite largement d’être connu. Mais sa diffusion en France est sans doute encore plus aléatoire que pour le premier ((. Il est néanmoins téléchargeable (version espagnole et sous-titres anglais), moyennant la somme de 25 pesos mexicains, soit 2 € environ : http://nuflick.com/los-ultimos-cristeros.)) .
Il n’entre pas dans notre propos de faire une critique cinématographique, ni d’estimer le degré de véracité du traitement de cette tragédie historique. Nous laissons ces analyses bienvenues à plus compétent que nous, pour nous centrer sur les questions d’ordre moral que posent ces oeuvres, et les événements historiques qu’elles font connaître. Il ne saurait s’agir non plus de porter un jugement sur la conduite des insurgés mexicains. Le jugement prudentiel dépend dans une très large mesure des circonstances de l’action. Celles-ci nous sont connues, jusqu’à un certain point, et de manière abstraite, par les témoignages et le travail des historiens ; elles nous demeurent à jamais inconnues dans ce qui importe pour le jugement pratique : le vécu. La guerra cristiera est, par ailleurs, à replacer dans le contexte particulier d’une histoire mexicaine marquée par la violence depuis le XIXe siècle, la fin de l’Ancien Régime et l’avènement d’un libéralisme très anticlérical.
Elle fut une réponse désespérée face à une politique extrémiste du gouvernement. Comme telle, il ne nous appartient pas d’en juger. Mais elle offre ample matière à réflexion sur l’attitude à avoir, dans une perspective chrétienne, face à une politique injuste et violente, et sur le recours à la force et à la révolte armée pour s’y opposer. Ce recours peut-il être légitime ou non ? Sachant qu’on a souvent l’idée, de nos jours, que dans une vision chrétienne des choses, il ne saurait l’être.
La foi chrétienne et l’usage de la force
On trouve, dans les Evangiles, et plus généralement le Nouveau Testament, deux attitudes majeures face à la violence : la fuite, et la non résistance. Jésus échappe aux Nazaréens en fureur qui veulent le jeter dans le précipice (Lc 4, 28–30), et avant cela, Joseph fuit en Egypte avec sa famille pour faire échapper Jésus au massacre des saints Innocents (Mt 13–18). Celui-ci préconise à ses disciples de fuir lors des persécutions. Saint Paul fuit Damas clandestinement pour échapper aux Juifs (Ac 9, 25).
Par ailleurs, l’attitude fondamentale de Jésus lors de sa Passion est de ne pas s’opposer à la violence qui lui est faite, donc de ne faire usage ni de la fuite, ni à plus forte raison de la force. Toutefois, pour être bien comprise, cette attitude est à situer dans la perspective du salut, de la rédemption par le sacrifice du Fils unique innocent. Les versets évangéliques dans lesquels il est dit ne de pas résister au violent (par exemple Mt 5, 39) sont à comprendre dans la même perspective, selon le principe de la conformation du disciple au Christ, et de la continuation du sacrifice dans le corps mystique qu’est l’Eglise. Mais ce ne saurait être l’unique attitude, puisque la fuite au moins est légitime. Sur un plan politique, les Evangiles soulignent que les puissants font sentir leur pouvoir et qu’il n’en doit pas aller de même parmi les disciples (Mt 20, 25, et parallèles). Il faut toutefois rendre à César ce qui lui revient (Mt 12, 13 ss.), et Paul appelle à se soumettre « aux autorités en charge », qui sont « constituées par Dieu », la justice humaine étant « un instrument de Dieu pour faire justice » (Rm 1, 5).
Mais on ne saurait identifier simplement le fait et le droit, et c’est pourquoi Pierre affirme encore que, s’il y a conflit, « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5, 29), parole justifiée au besoin par le Christ ressuscité affirmant : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre » (Mt, 28, 18). La question de la résistance à l’injustice est donc posée dès la source de la doctrine chrétienne. Mais rien n’est précisé sur les moyens de s’y opposer autres que la fuite, et donc sur l’usage d’une force légitime.
Le fondement d’un tel usage doit être vu dans le droit, voire le devoir, de défendre sa vie, que l’on peut rattacher au commandement de l’amour de soi (« aime ton prochain comme toi-même »), étendu à la communauté pour sa défense. C’est le ressort du sursaut des Maccabées, dans l’Ancien Testament (1 Macc 2, 40 ss.). Et on peut encore le justifier par le fait que rien ne saurait légitimer le sacrifice d’une communauté chrétienne, qui entraînerait par hypothèse la disparition du véritable culte rendu à Dieu. De fait, la dimension sacrificielle de la foi ne peut s’identifier à la seule forme du martyre sanglant.
Ces considérations ont contribué à développer la doctrine théologique dite de la « guerre juste », dont on sait qu’elle encadre de manière stricte l’usage de la force armée, tout comme celle du tyrannicide et de l’insurrection qui en constituent un appendice. Selon la synthèse que fait saint Thomas dans la Somme théologique, lorsqu’il demande Utrum bellare semper sit peccatum – si faire la guerre est toujours un péché – (IIa IIae, q. 40 a. 1), trois conditions doivent être remplies pour qu’on puisse parler de guerre juste : l’autorité d’un pouvoir légitime, une cause juste, et une intention droite, c’est-à-dire cherchant à promouvoir le bien ou à tout le moins à éviter le mal. Les deux films dont il est question illustrent ces rapports à la force, dont la complexité se noue dans le domaine politique.
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