Lecture : Diversités grecques versus intolérance chrétienne ?
Le christianisme a‑t-il précipité, dans l’Antiquité tardive, la fin d’une société pluraliste, en jetant, incidemment, puis brutalement, les bases d’un « nouveau modèle sociétal », inconnu de l’hellénisme aussi bien que de l’islam ? Telle est la thèse, formulée en des termes volontairement contemporains, que l’on voit soutenue, malgré certaines précautions oratoires, dans un ouvrage de Polymnia Athanassiadi, professeur d’histoire ancienne à l’Université d’Athènes. Reprenant une série de conférences données par l’auteur dans les murs du prestigieux Collège de France, il est intitulé : Vers la pensée unique. La montée de l’intolérance dans l’Antiquité tardive ((. Polymnia Athanassiadi, Vers la pensée unique. La montée de l’intolérance dans l’Antiquité tardive, Les Belles Lettres, coll. « Histoire », 2010, p. 17 : « L’image de la vie méditerranéenne du ive au vie siècle qui s’en dégage est une image sombre. En vérité, ce qui s’effectue dans cet intervalle n’est pas tant le passage du paganisme au christianisme, que la transition du politique au religieux et du pluralisme à l’intégrisme. » Il se trouve, cependant, que le dossier traité est presque exclusivement chrétien.)) .
La section du volume dans laquelle l’auteur dévoile à son lecteur l’angle choisi pour conduire son étude – « un concept dont j’ai vainement cherché le nom dans les sources : l’intolérance » ((. Op. cit., p. 39. L’anachronisme des mots est volontaire de la part de l’auteur qui cherche à rapprocher la matière de problèmes culturels et religieux du monde contemporain. En termes de stratégie commerciale, le calcul n’est sans doute pas mauvais. Reste le problème de la légitimité de la démarche du point de vue de la méthode historique.)) – est instructive à cet égard. Le chapitre est, comme en passant, coiffé de l’épigraphe : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi ! (Matthieu 12 : 30) ». P. Athanassiadi semble entendre, de fait, que l’intolérance dont l’Antiquité tardive aurait été spécialement le théâtre trouve en grande partie son origine dans l’intransigeance évangélique, inconnue d’un hellénisme idéalisé, dont l’historienne semble oublier, curieusement, qu’il connaît, même à l’époque de son « âge d’or », les procès pour impiété – dont certains fort célèbres (Socrate, Anaxagore) –, les autodafés (Protagoras) et, comble de l’intolérance, les controverses doctrinales…
Le masque de l’auteur se lève quelques pages plus loin, lorsque P. Athanassiadi déclare : « Lorsqu’on parle d’intolérance dans le cadre de l’Empire romain, le groupe humain qui vient spontanément à l’esprit, dans sa capacité tour à tour de victime et d’agent de persécutions, est bien sûr (sic) celui des chrétiens. Né dans un monde qui professe le pluralisme religieux, le christianisme exige pourtant de ses fidèles une dévotion exclusive à ses principes et, par conséquent, le rejet actif de toute autre voie menant à Dieu […] Le prosélytisme agressif des chrétiens est une nouveauté absolue » (p. 44). On a du mal à suivre la pensée de l’auteur. Reprocherait-on ici aux chrétiens d’adhérer aux principes de leur religion ? Qu’entend-on exactement par un « prosélytisme agressif » ? Rien n’est explicité ; aucun fait n’est avancé ; mais ce tableau des débuts contribue à créer, aux yeux du lecteur, une atmosphère de violence et d’enfermement idéologique, qui, présente dès les origines, ne pouvait mener qu’à une catastrophe politique et culturelle.
Par la suite, les mots de l’étude sont durs et contribuent à dresser un tableau particulièrement sombre de l’époque où les chrétiens, de minorité religieuse réduite à faire de la propagande par le martyre – telle est, peu ou prou, la thèse exposée aux pp. 46–47 – sont passés au rang de majorité au pouvoir et s’emploient, pour ainsi dire, à rendre aux hommes la vie impossible, sous la houlette des évêques, qui sont appelés « gourous théologiques » (p. 105) ; il règnerait, parmi les chrétiens, un climat de « terreur théologique » (p. 106) ; l’époque développerait une véritable « culture de la persécution » (p. 44) et chercherait progressivement à « normaliser l’intolérance » (p. 44).
On se concentrera ici sur les ruptures culturelles que l’auteur croit pouvoir distinguer dans le matériau littéraire qui nous a été transmis. Parmi les atteintes au pluralisme culturel, intellectuel et religieux perpétrées par le christianisme, on devrait relever la fin de la culture du dialogue – alors que nous possédons, de cette époque, de nombreux ouvrages de controverse doctrinale et la réponse qui leur a été donnée –, un rétrécissement du champ des lectures autorisées, une obsession taxinomique en ce qui concerne « l’Autre », notamment en matière d’hérésies, et même, la fin du rire (sic, p. 114). Les exemples choisis pour établir cette thèse ne résistent cependant pas à l’examen.
Ainsi, le traité Aux jeunes gens de Basile de Césarée (ive siècle) est donné comme un exemple du rétrécissement inédit du champ littéraire imposé par les évêques à la jeunesse chrétienne, par la constitution d’une « liste d’auteurs » autorisés (p. 115). Il n’en est rien : l’idée de « réception sélective » de la littérature que l’on trouve dans l’opuscule est présente, dans l’esprit et dans la lettre, dans la tradition gréco-latine : qu’on songe à Sénèque et Plutarque. Les chapitres empruntent à la réflexion de Platon sur les poètes. Basile ne donne que le critère de mémorisation, retenir ce qui porte à la vertu (ce qui ne le distingue guère des conseils traditionnellement donnés par la littérature profane dans ce domaine), et non une liste des poètes ou prosateurs « autorisés ». Le contresens est manifeste ((. Le point est fait sur cette question dans l’introduction à la nouvelle traduction de ce traité, Basile de Césarée, Aux jeunes gens, Comment tirer profit de la littérature grecque, Les Belles Lettres (Classiques en poche, 105), 2012, pp. xxix-xxxvii.)) .
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