Lecture : La Beauté fait-elle encore signe ?
Dans un livre récent, La Beauté fait signe ((. Paul Valadier, La Beauté fait signe. Arts. Morale. Religion, Cerf, 2012, 232 p. , 18 €. Les nombreuses citations de ce livre seront simplement suivies de la référence des pages.)) , Paul Valadier, philosophe et jésuite, entend réaffirmer la pertinence de la beauté pour le temps présent. Selon son argumentation, la beauté prend d’abord appui sur le christianisme. Le dogme de l’Incarnation, où l’infini transparaît dans le sensible et le charnel, déclenche une histoire féconde pour tous les arts. Il n’y a en effet aucune raison de dévaloriser un monde créé par Dieu et où celui-ci a pris chair. En régime chrétien, déclare l’auteur, « le sensible lui-même peut être Parole ou un signe signifiant » (124) : être représenté de manière sensible ne suscite en Dieu aucune crainte. C’est une analyse qui conduit de fait au rejet de tout iconoclasme. Le P. Valadier note d’ailleurs finement que si l’on reproche à l’Eglise d’avoir usé de la pastorale de la peur, l’ampleur de son mécénat artistique prouve qu’elle croyait en réalité beaucoup plus qu’on ne le disait en la beauté, comme moyen de convaincre du salut.
« Se différenciant radicalement de cette approche », poursuit le P. Valadier, « l’art moderne n’a émergé comme art spécifique et propre qu’à partir du moment où l’objet d’art a été détaché de sa fonction proprement religieuse » (53). Une évolution qui conduisit notamment à la tentation de l’« art pour art », où l’œuvre se veut autonome et sans au-delà. La récusation de la source chrétienne et la rupture avec la transcendance expliquerait-elle alors ce que l’auteur nomme « un abaissement (artistique) largement déploré » ?
L’ouvrage de P. Valadier s’appuie sur nombre de philosophes (Diderot, Kant, Schopenhauer, etc.) rejoints par la Scolastique, pour expliquer qu’« on ne reçoit (la beauté) qu’à la mesure de son aptitude à recevoir » (202). L’art demande un effort, pour le spectateur comme pour l’artiste. Même s’il met en jeu des intuitions, la seule spontanéité n’est pas créatrice. « Aucun art ne peut se dispenser d’un métier, d’un apprentissage, d’un ensemble de règles et de pratiques héritées. […] Il n’est pas vrai que n’importe quel objet visible puisse être proclamé œuvre d’art » (38). L’art suppose donc des critères, même si l’auteur rappelle avec Horace qu’« au peintre comme au poète, il a toujours été accordé de tout oser » (173). Un artiste qui se fait roi, et rejette tout référent, finit par obérer tout jugement de goût par son arbitraire.
Pour l’auteur, renoncer au jugement de goût, c’est démissionner. Juger d’une œuvre, c’est comparer, établir des hiérarchies – « un mot difficile à entendre » admet Paul Valadier. Lui qui s’est soucié de philosophie politique se demande si le grand art ne respire pas un air aristocratique, menacé à l’âge démocratique par le « démocratisme » où apprentissage et travail sont dévalués, la spontanéité tenant lieu de règle. Quand le refus de différencier devient vertu, explique-t-il, l’égalitarisme fusionne haute et basse culture. Il n’est pas sûr que ces remarques rassurent les démocrates aux prises avec un démocratisme galopant qui barre la perspective eschatologique promise à la beauté artistique : « L’artiste saisit intuitivement l’essence des choses et se révèle apte à la traduire à travers une forme adéquate. Il n’imite certes pas la nature : il la parachève. » (71) Une description qui s’accorde avec la Genèse, celle-ci montrant un univers non achevé, en attente du Jour ultime. Les arts réussis donnent donc un avant-goût de la perfection à venir ; la beauté qu’ils engendrent est celle du monde en voie de rédemption.
L’Art véritable est donc un art de célébration, qui aide, comme le dit Nietzsche, « à dire oui au monde ». Spécialiste de ce philosophe, le P. Valadier se livre à une mise au point (83–89) : l’ivresse préconisée par Nietzsche « n’est nullement une absence de contrôle de soi ou une extase érotique ». Elle consiste bien plutôt en un « sentiment d’intensification de la force, de la plénitude ». « Il faut donc se garder, conclut-il, des lectures du dionysiaque faites à partir de Georges Bataille ou des prétendus « postmodernes » qui exaltent […] précisément ce que Nietzsche repousse sous le terme de « décadence » ». Car Nietzsche, dit-il aussi, ne minimise jamais l’importance de la forme, qui structure la matière : « il appelle « décadence » l’incapacité de l’artiste à « donner forme à son chaos », son impuissance à maîtriser le détail […] « la désagrégation de la volonté » artiste vaincue par l’immédiat ou le caprice ». Nietzsche est d’ailleurs opposé à la théorie de l’art pour l’art, toute œuvre devant entretenir chez l’auteur et le spectateur le « dire oui » à la vie, et non un pessimisme négateur. L’art a pour lui un but : être le grand stimulant de la vie. Le passage par Nietzsche est donc d’un grand secours pour éviter, comme le dit P. Valadier, « les excès déconstructeurs de certains théoriciens ou praticiens de l’art contemporain » à qui l’on pourrait opposer que ceux-ci sont tous « postmodernes ». Ce que traduisait bien Dionysiac en 2005, à Beaubourg, apologie, au nom de Nietzsche, de tout ce que Nietzsche détestait.
« L’art est-il moral ? » : telle est l’interrogation centrale du livre. A cette question, l’auteur répond en expliquant que le jugement esthétique que l’on prononce devant une œuvre obéit à une norme, tout autant que le jugement moral. « Ainsi le sujet est-il central […] puisque ce sujet découvre en lui ou dans l’œuvre une norme à partir de laquelle apprécier ce qui est senti » (155). La place importante prise par le sujet montre la non-objectivité du Beau. Mais, comme notre appréciation esthétique est offerte à l’appréciation d’autrui, le beau n’est pas non plus « purement subjectiviste, puisqu’il vise l’éventuelle approbation d’autrui, le partage du jugement de goût » (157).
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