Lecture : Lancinante question conciliaire
Deux ouvrages récents, de taille modeste et d’approche presque toujours aisée, publiés en Italie, s’accordent sur une affirmation préliminaire, comme sur le bien-fondé qu’il y a pourtant d’écrire encore sur le sujet : « Je crois qu’il n’est pas un point ou une virgule [des documents du concile Vatican II] qui attende encore d’être soumis à un examen critique ». Mgr Brunero Gherardini signe le premier de ces livres ((. Brunero Gherardini, Contrappunto conciliare, Lindau, Turin, mai 2013, 112 p. La première citation s’y trouve page 19.)) , dans lequel il propose quelques réflexions conciliaires selon la catégorie du contrepoint. Le second ouvrage est né sous la plume de Stefano Fontana, « un simple fidèle de l’Eglise » ainsi qu’il se nomme lui-même, où il entend prendre acte que le Concile doit être, et en définitive a été rendu à l’Eglise, à travers dix questions sur le dernier concile ((. Stefano Fontana, Il concilio restituito alla Chiesa. Dieci domande sul Vaticano II, La Fontana di Siloe, Turin, avril 2013, 192 p. L’ouvrage est préfacé par l’archevêque-évêque de Trieste, Mgr Crepaldi. Il n’est pas sans intérêt de noter que « La Fontana di Siloe » est une marque des éditions Lindau ; de même, relevons que l’auteur est le directeur de l’Observatoire international Cardinal Van Thuân sur la doctrine sociale de l’Eglise, dont le siège est également à Trieste.)) .
Le point de départ des deux auteurs est commun, que signale la citation suivante : « Le concile a eu lieu, il a certainement été un événement de grâce – un kairos – pour la vie de l’Eglise, mais il n’en a pas moins été un séisme considérable dont les secousses se produisent encore, et ce en raison de ses seize documents » (Gherardini, p. 15). Il s’agit ainsi d’une démarche a posteriori : au vu des bouleversements, de leur enchaînement et de leur gravité ; au vu surtout de la revendication conciliaire de ceux qui les ont mis et les mettent en œuvre, on ne peut que remonter au Concile lui-même, non pas simplement en portant un regard historique sur le déroulement des événements, sur les luttes d’influence et les acteurs publics ou cachés, mais essentiellement en posant une analyse théologique de Vatican II comme concile de l’Eglise et de ses documents. Il n’est alors pas possible d’éluder la question de la responsabilité de Vatican II dans la situation postconciliaire. Certes, et Stefano Fontana entreprend ici ce que Mgr Gherardini a fait en de précédents ouvrages, on peut et on doit évoquer la mainmise sur le concile par les tenants d’une interprétation, théorique et pratique, du concile comme événement. Pour la contrer, une juste appréhension de ce que sont la Tradition et le Magistère – et donc de ce qu’est un concile – est nécessaire. Sans aucun doute y a‑t-il aussi quelque enseignement à tirer d’une mise en perspective de cette récente évolution de l’Eglise avec les évolutions socioculturelles des dernières décennies. On peut encore porter l’analyse à un niveau plus profond, celui des fumées de Satan qui se sont introduites dans l’Eglise ; et comment ne pas en convenir ? « Il est difficile d’expliquer la période post-conciliaire sans faire référence au mysterium iniquitatis » (Fontana, p. 40). Mais cela, qui est vrai, ne suffit pas à rendre compte de ce qui s’est passé ; car l’on doit tenir qu’il s’est bien passé quelque chose, on ne peut « vivre et se comporter comme si rien n’était arrivé » (Gherardini, p. 15). Il s’est bien passé quelque chose, et si – telle est la thèse de Stefano Fontana – le concile Vatican II n’en est pas directement responsable, il en est la cause ou l’occasion, en ce que c’est en lui (son orientation pastorale revendiquée, réaffirmée, et ses documents) que se trouvent les fissures par lesquelles un esprit étranger à l’Eglise s’est insinué en elle. C’est en ce sens, selon Fontana, qu’il y a bien « un problème Concile » (Fontana, p. 40).
Une conception correcte de la Tradition et du Magistère s’impose, avons-nous relevé dans l’analyse de Fontana. Voilà qui aide à réfuter certains arguments ; mais voilà aussi qui permet de saisir la place inédite de Vatican II dans l’histoire des conciles, place qui le met en porte-à-faux avec l’exercice ordinaire du Magistère conservant et interprétant authentiquement la Révélation, et plus spécifiquement la Tradition. En effet, ce que le Concile a affirmé soulève des problèmes d’interprétation ou d’herméneutique, alors que les autres conciles ont été des actes d’interprétation, au sens de clarification : affirmation de la doctrine, réfutation et condamnation des positions hétérodoxes. Ainsi, pour la première fois, la Tradition ne s’est pas trouvée mieux mise en lumière par cet acte magistériel que fut le concile Vatican II. Or, c’est à des choix de l’assemblée conciliaire, choix cristallisés dans les textes, que l’on doit cette situation : refus de condamner, « buonismo » face au monde moderne, facture non définitoire des documents conciliaires, prévalence de la pastorale sur la doctrine… S’il n’écrit pas les choses aussi directement, Stefano Fontana les suggère à tout le moins. Mais il ne va pas plus loin, bloqué qu’il est par la réponse univoque qu’il donne à deux de ses dix questions : « Le Concile a‑t-il dit des choses nouvelles ? Y a‑t-il des erreurs dans le Concile ? » Réponse par trop simple, problématique même, à laquelle on ne peut donner son accord, que celle qui consiste à poser que puisque le Concile Vatican II a été un concile œcuménique, il n’a pas pu formuler des affirmations qui ne sont pas dans le depositum fidei, dans le dépôt de la foi. L’auteur reprend alors à son compte l’herméneutique de la réforme dans la continuité telle que Benoît XVI l’avait développée dans le discours à la curie romaine le 22 décembre 2005 : s’il y a discontinuité, elle porte sur les éléments contingents de la doctrine que les évolutions historiques modifient sans perte sur le fond. Il concède dans le même temps, pour les regretter, le manque de clarté dans la formulation des textes, notée plus haut, et même, parfois, l’insuffisance de l’argumentation. A cet égard, l’assez long excursus sur la liberté religieuse énoncée par Dignitatis humanae, mérite d’être lu (pp. 128–141). Il aboutit à cette conclusion : le document conciliaire non seulement ne s’oppose pas au Syllabus, acte définitif du Magistère, mais il le suppose, car c’est en celui-ci que sont posés les fondements pérennes, alors que la justification de la liberté religieuse par la dignité humaine (un des effets de la visée pastorale et anthropocentrique du concile) est insuffisante ; il ne s’oppose pas non plus à un retour à la position concrète exprimée par le Syllabus, si le mouvement de sécularisation moderne se renversait. Il est permis de douter que Dignitatis humanae ou le discours du 22 décembre 2005 disent cela… Au final, la continuité paraît plus postulée que démontrée.
Nous ne sommes ici pas très loin du contrepoint tel que Mgr Gherardini le met en valeur dans son dernier opus. A cette différence que Stefano Fontana, s’il en usait, accorderait à cette figure la dimension d’harmonie que la composition musicale lui associe, ce qui n’est pas le cas du prélat romain qui se tient volontairement plus proche de l’étymologie latine du vocable : le contrepoint est ainsi, plus simplement, la superposition de deux lignes, mélodiques dans le cas de la musique, intellectuelles dans le champ qui l’intéresse ; et ce contrepoint peut témoigner parfois d’une tension irréductible, voire d’une opposition (cette signification de « situation, état, procédé contraire » étant un sens figuré possible du terme selon le Dictionnaire de Moyen Français ((. Dictionnaire du Moyen Français, version 2012 (DMF 2012). ATILF/CNRS & Université de Lorraine. Site internet : http://www.atilf.fr/dmf.)) ). Sans aucun doute est-ce – pour ne citer qu’une raison – parce que Mgr Gherardini est plus averti de ce qu’il en est des degrés d’autorité des discours magistériels.
Nous l’avons signalé, ce dernier ne prétend pas apporter des informations ou des analyses inédites, mais il s’est rendu compte que ses travaux précédents avaient eu pour conséquence qu’on le classe dans la catégorie des « anticoncilaires » et que, pour ce motif, on se dispense de le lire et de lui répondre. Le procédé du contrepoint lui permet alors, sur quelques thèmes marquants de l’après-concile, de présenter parallèlement les diverses lignes qu’il aperçoit dans le corpus de Vatican II : tout d’abord, le discours du concile en tant qu’il se situe dans le droit fil de la Tradition ; ensuite, ce que furent ses intentions louables et même justifiables introduisant des nouveautés pastorales (l’adjectif étant pris ici dans son sens acceptable, et sans connotation antidogmatique), au moins ce qui se trouve transcrit dans les textes ; mais aussi ce qui en est sorti dans la pensée et dans la vie de l’Eglise, avec, pour cette dernière ligne, l’affirmation exposée plus haut que si problème il y a, il n’est pas seulement un problème de l’après-concile, mais un « problème Concile » pour reprendre la terminologie de Stefano Fontana. Or, l’harmonie ne ressort toujours pas de la conjonction de ces lignes ; au contraire même, sur des points doctrinaux et pastoraux aussi importants que l’unité de l’Eglise, les dialogues œcuménique et inter-religieux (notamment avec le judaïsme et la religion musulmane), le gouvernement de l’Eglise, la liberté religieuse. L’argumentation de Mgr Gherardini est ici très ramassée, et le lecteur gagne sans aucun doute à avoir lu certains de ses ouvrages précédents, même si cela n’est pas indispensable. Ce lecteur aura peut-être l’impression que le prélat romain se situe en retrait dans ses conclusions au regard de ce qu’il a déjà écrit : il nous semble que cela est dû en très grande partie au procédé employé, ce contrepoint auquel il serait souhaitable qu’on donne une résolution harmonique ; mais cela, en l’état des textes et des pratiques, n’est pas possible. Le mode conditionnel qui conclut les développements de l’auteur contient implicitement sa supplique d’une interprétation authentique et définitive par le Magistère.
Comme en ses autres ouvrages, la succession des thèmes abordés, qui valent en eux-mêmes, s’accompagne d’une réflexion transversale. Dans celui-ci, il s’agit, à un premier niveau, d’une clarification du concept aujourd’hui omniprésent de dialogue. Pour résumer les réflexions de notre auteur, appliquons-lui le procédé contrapuntique : s’il est vrai que ce dialogue prôné s’accompagne dans les textes conciliaires de l’affirmation claire d’une nécessaire annonce explicite de la foi en vue de la conversion ; s’il est présenté sous les modalités de la fraternité, de la charité et de l’humilité, ce avec quoi on doit sans doute s’accorder en fidélité à l’Evangile ; ce dialogue a toutefois pris par la suite la valeur d’une fin et non d’un moyen. Or cet « ensuite » ne trouve-t-il pas ses racines dans un irénisme et un anthropocentrisme assez prégnant dans le discours conciliaire ? Ou, pire, dans des ambiguïtés comme celle qui fait proclamer au concile que les musulmans adorent le Dieu unique et miséricordieux ? Quelle annonce est-elle encore possible ? et qu’annoncer (le Dieu unique, la Sainte Trinité, Jésus-Christ Fils de Dieu) ? D’autant que l’on a encouragé ou permis que le dialogue soit entrepris par des personnes qui n’en ont pas les compétences au regard de la nécessaire précision de la pensée (la sienne, celle de l’autre)… sauf à dire et à vivre dans l’insignifiance, l’ambiguïté, l’erreur. On rejoint ici un second niveau de la réflexion transversale de Mgr Gherardini : celui du langage, de la substitution de la métaphysique par le discours narratif, de l’imprécision des termes en raison de cette substitution ou pour (intentionnellement ou pas) faciliter un dialogue quelque peu irénique…
Au terme, la réflexion de Mgr Gherardini reste comme en suspens, dans l’attente d’une interprétation magistérielle, mais peut-être plus fondamentalement d’un retour, dans le magistère et la théologie, de la raison au sens classique du terme. Stefano Fontana, qui s’accorde avec lui sur ce point comme sur d’autres, lui rappellerait toutefois que le Magistère a parlé à plusieurs reprises et que s’il y a un « problème Concile », il y a aussi un problème de l’après-concile, celui de la non-réception de ces clarifications, c’est-à-dire un problème d’obéissance. Au nombre de ces clarifications, le « simple fidèle de l’Eglise » met au premier plan les actes liturgiques de Benoît XVI : le motu proprio Summorum Pontificum, l’exemple donné par Benoît XVI dans ses messes. Ecrit entre la renonciation de Benoît XVI et avant l’élection de son successeur, l’ouvrage se conclut ainsi sur une note assez enthousiaste : si le concile Vatican II a été en soi l’occasion – ou la cause – de graves troubles, le magistère y a répondu, rendant le concile à l’Eglise, selon un mouvement irréversible, à travers la porte d’entrée la plus noble, celle du culte rendu à Dieu. Faut-il tempérer cet optimisme en rappelant la résolution du « contrepoint » de la liberté religieuse ? Séduisante peut-être, elle est apparue volontariste et peu fondée sur les textes, qu’il s’agisse de leur contenu ou de leur autorité.