Lecture : Prophètes… du statu quo
Comment repenser la place de la foi dans la sphère publique à l’heure où, après que la stratégie de l’enfouissement a montré ses limites, les chrétiens reviennent à une « attitude plus confessante, qui peut être qualifiée d’attestataire » ? C’est ce que se demande le P. Pierre-Yves Materne, dominicain enseignant à Louvain-La-Neuve, dans La condition du disciple ((. Pierre-Yves Materne, La condition de disciple. Ethique et politique chez J. B. Metz et S. Hauerwas, Cerf, coll. Cogitatio fidei, 2013, 467 p., 40 €.)) . Au moyen d’une relecture fouillée et largement contextualisée, à défaut d’être toujours objective, de deux figures majeures du « théologico-politique », il propose, à la suite de Dietrich Bonhoeffer, d’aborder cette question très classique à travers le prisme de la « suivance » du Christ, c’est-à-dire de la condition de disciple. Au-delà d’une explicitation parfois très descriptive et linéaire, mais toujours précise, des écrits de de Johann Baptist Metz et Stanley Hauerwas, c’est la question centrale de l’insertion communautaire de la pratique chrétienne qui est abordée dans cet ouvrage. S’accordant sur le fait que la foi vécue nécessite de participer à une mission évangélisatrice qui ne peut être que communautaire, les deux auteurs étudiés divergent quant au rapport entre la communauté des croyants et l’humanité tout entière.
On sait en effet que pour Hauerwas la communauté est une dimension consubstantielle à la foi chrétienne. Suivre le Christ ne peut être qu’une aventure communautaire, au sens le plus concret et visible du terme, communauté dans laquelle se vit (et se construit aussi, dans la perspective méthodiste qui est la sienne) le discours moral commun indispensable à la pratique chrétienne, qui est d’abord une éthique sociale. A ce stade, la perception de la communauté chez Metz n’est pas fondamentalement différente. Mais c’est dans le rapport entre communauté de foi et communauté politique que les positions se séparent radicalement. Pour Hauerwas, l’Eglise est la véritable communauté politique, celle à l’aune de laquelle les autres instances qui se revendiquent telles doivent être appréciées. Le rapport des chrétiens à l’organisation politique n’est donc pas de la partie au tout, mais d’extériorité : « Le lieu politique majeur des chrétiens est l’Eglise […]. L’action politique est dès lors moins une lutte émancipatrice au cœur des institutions publiques qu’un processus communautaire de conversion pour devenir une communauté vertueuse en dehors de ce type d’institutions » (p. 187). Cela ne signifie pas, contrairement à ce que transmet parfois une lecture hâtive de Hauerwas, que les chrétiens doivent rejeter les institutions publiques, ni d’ailleurs que sa réputation d’antilibéralisme soit fondée : « Le fait que la première tâche de l’Eglise est d’être elle-même n’est pas un rejet du monde ou une éthique du retrait, mais un rappel que le chrétien doit servir le monde à partir de ce qu’il est ». Le rôle politique de la communauté chrétienne est donc celui d’un témoignage : structurée et organisée comme communauté politique alternative, mais restant exclusivement « pacifique », c’est-à-dire séparée du monde et ne cherchant pas à le convertir autrement qu’en lui offrant le témoignage de son existence. Pour ce faire, il faut, dit Hauerwas, dépasser la peur qui est à la racine de ce qui pour lui est le « constantinisme », c’est-à-dire « la tentation de faire du monde notre demeure en utilisant un pouvoir étranger pour se mettre en sécurité » (p. 203).
Reprenant à son compte des critiques déjà souvent formulées à l’encontre d’Hauerwas, P.-Y. Materne estime que l’ordre naturel est oublié : « A force de mettre l’accent sur la rupture prophétique, ce théologien perd de vue que le monde, même blessé par le péché, continue à porter une vérité. Si l’ordre naturel n’est pas respecté pour lui-même, la théologie aboutit à une « confusion communautariste » qui suscite une rupture d’équilibre des ordres (l’ordre du divin et l’ordre de l’humain) » (p. 235). Mais la limite du propos de Materne, comme de Metz dont il se fait proche, est précisément dans la confusion opérée entre ordre naturel et « monde », au vu de son incapacité à dépasser la modernité politique. En effet, la question centrale n’est pas pour lui de penser le rapport entre christianisme et politique, mais de voir comment le chrétien peut trouver une place authentique dans la société démocratique : « Comment le chrétien en tant que disciple peut-il exercer sa responsabilité de citoyen en prenant part à la délibération démocratique dont les règles font autorité pour l’ensemble des citoyens de l’Etat ? » (p. 377). Conscient cependant que les institutions sont insuffisantes pour protéger la dignité humaine si elles ne se fondent pas en amont de la sphère politique, la seule solution envisagée, à la suite de Metz comme du dernier Habermas, consiste à développer la culture de la reconnaissance d’autrui. Programme qui se bornerait à une illusion aussi sympathique qu’irénique si son affirmation n’était liée, là encore avec Metz, au rejet de ce qu’il appelle le réductionnisme théologique ou narcissisme ecclésiologique, incompatible « avec une définition ecclésiologique qui réclame l’altérité pour devenir authentiquement elle-même ». Pour qu’ils soient un témoignage authentique du « vivre-ensemble » dans la diversité politique, les chrétiens devraient donc accepter, ou plus encore requérir que l’Eglise ne soit considérée que comme une voie de salut parmi d’autres, partielle et incomplète au milieu d’autres voies présentes dans le monde. Dépasser l’enfouissement politique par la dissolution ecclésiologique…