Lecture : Un guide médiéval du mieux vivre
En des temps très troublés, une femme remplie de tendresse et d’inquiétude pour son fils aîné de quatorze ans inscrit ce qu’elle a de plus précieux dans un livre qu’elle laisse en héritage à l’aîné, avec la charge de partager avec son petit frère, quand il aura grandi, tout ce qu’elle y a mis. Elle a appelé ce livre « Manuel pour mon fils Guillaume ». Il a été écrit en latin, entre « le 2 des calendes de décembre », dans la deuxième année après la mort de Louis le Pieux, soit le 30 novembre 841, et « les nones de février », seizième anniversaire de son fils, c’est-à-dire le 2 février 843. Cette voix lointaine dans le temps est étonnamment proche par la force de sa sincérité, sa sensibilité religieuse, féminine, maternelle et poétique. Ce qu’elle écrit ne peut pas nous être indifférent dans notre période confuse et troublée où l’honneur semble avoir déserté la vie publique, où la volonté de miner ce qui fait tenir la société s’impose par la force, mais fait naître une résistance profonde et pacifique qui s’affirme avec de plus en plus de détermination. Ce Manuel peut même nous guider par le sérieux des convictions et la chaleur du cœur de l’auteur. Les éditions du Cerf avaient publié en 1975 dans la collection « Sources chrétiennes » l’intégralité des textes que l’on possède. Des fragments d’un manuscrit, dit Manuscrit de Paris, avaient bien auparavant été publiés par Dom Mabillon. Cette copie avait été faite au monastère de Saint-Germaindes-Prés d’après un texte qui appartenait à Pierre de Marca, archevêque de Toulouse puis de Paris, mort en 1662, qui dérive elle-même d’un manuscrit ancien de l’abbaye de Lagrasse. C’est en 1885 que l’on découvrit d’autres fragments à Nîmes, puis en 1965, à Barcelone, ville dans laquelle mourut Guillaume et qui, à cause de cela pourraient être dérivés du manuscrit qu’il avait reçu de sa mère. Le texte est d’une telle importance qu’en 2012, le Cerf nous offre la lecture de ce Manuel par Jean Meyers, agrégé de philosophie, professeur de langue et de littérature latines à l’université de Montpellier ((. Dhuoda. Manuel pour mon fils, lu par Jean Meyers, Paris, Cerf, Collection de l’abeille, 2012, 208 p. , 18 €.)) .
L’auteur, Dhuoda, d’une grande famille d’Austrasie, avait épousé le duc Bernard de Septimanie dont le père était Guillaume de Gellone, petit-fils de Charles Martel, ce qui faisait de lui le cousin germain de Charlemagne. Il fonda vers la fin de sa vie, en 804, l’abbaye de Gellone qui s’est appelée Saint-Guilhem-le-Désert après sa canonisation au XIe siècle. Bernard de Septimanie, peu après son mariage, avait reçu de l’empereur Louis Ier le Pieux le commandement de la Marche d’Espagne et sa défense contre les musulmans. Après une grande victoire, il fut nommé chambellan de l’Empereur à la cour d’Aix-la-Chapelle et soutint fidèlement Louis contre les attaques de Lothaire, son fils aîné. L’époque est très agitée. Louis Ier le Pieux, couronné Empereur d’Occident en 814 à la mort de Charlemagne son père, partage l’empire entre ses trois fils : l’aîné, Lothaire, devient corégent de l’empire, Pépin devient Pépin Ier d’Aquitaine et Louis, surnommé Louis le Germanique, reçoit la Bavière. Cette répartition provoque des dissensions qui s’aggravent encore lorsque Louis Ier a un quatrième fils, Charles, de son second mariage. Lothaire s’oppose à un nouveau partage, s’ensuivent révolte des fils contre leur père, guerres contre lui et entre eux. Louis le Pieux est déposé puis rétabli deux fois.
Lors du conflit entre Charles, Lothaire et son allié Pépin II d’Aquitaine, Bernard de Septimanie avait pris le parti de Pépin contre Charles. Mais après la victoire de ce dernier, le 22 juin 841, il se réconcilie avec le vainqueur et, en gage, fait venir à la cour son fils Guillaume âgé de quatorze ans. Le 22 mars 841, à Uzès où elle réside et veille aux affaires du comté, Dhuoda met au monde son second fils, mais l’enfant est aussitôt emmené auprès de son père, peut-être pour le mettre sous sa protection en des temps incertains pour toute la famille. Lorsqu’elle apprend que Guillaume est à la Cour du roi Charles le Chauve, Dhuoda commence son Manuel.
Le livre se divise en onze chapitres qui se subdivisent eux-mêmes en sous-chapitres et dont la liste est donnée au début du livre, dans un ordre hiérarchique très précis. Cette conception permet de le feuilleter, d’aller directement à un titre ou à un autre. A ce plan s’ajoute une seconde organisation qui transcende tout l’ouvrage. Elle est présentée par l’auteur comme ramifiée « en trois branches » ce qui met l’accent sur l’esprit du livre. Ces trois branches –Règle, Modèle, Manuel – se retrouveront tout au long des chapitres, où chaque fois, Dhuoda exposera à son fils la règle, ce qu’il faut faire, puis le modèle à suivre, pris le plus souvent dans les Ecritures mais aussi dans les Pères de l’Eglise, et enfin comment le mettre en œuvre dans sa vie, « le plus dignement possible », ce qui est le but du Manuel. Puis elle explique, sur un ton qui rend aussi présents l’un que l’autre la mère et le fils, et leur relation affectueuse et proche, pourquoi elle a appelé son livre Manuel, cela au moyen d’une étymologie très personnelle, et très parlante. Puis elle affirme avec force que tout dans ce petit livre, dans la forme et dans le fond, a été entièrement écrit pour le salut de l’âme et du corps de son fils. Il lui faut donc prendre le Manuel aussi souvent qu’il joue aux cartes ou aux dés, écrit-elle en bonne connaissance de la jeunesse. Puis elle lui demande de s’appliquer à le mettre en œuvre : « Les mots viennent de moi, la mise en œuvre (opus) sera de toi. » Elle s’adresse à la noblesse de son fils et lui fait sentir la confiance qu’elle a en lui. Ce qui donne valeur à cet ouvrage, c’est que tout ce qui y a été développé dès le début a été « mis en œuvre et achevé jusqu’au bout en Celui qui est appelé Dieu. »
[…]