Variations sur la guerre juste
Comme on a eu l’occasion de le regretter déjà dans ces colonnes, la réflexion en langue française sur la dimension morale et philosophique de la guerre est particulièrement réduite, et plus encore la parole de l’Eglise. La prise de position, citée en exergue, de Mgr Dubost ((. « Dans les temps anciens, dans l’Eglise, on a forgé autrefois la théorie de la guerre juste. Mais l’expression est à bannir. […] Je peux dire par expérience que la guerre n’est jamais, jamais juste. On peut discuter de savoir si elle est légitime, mais il n’est jamais juste de détruire ce que les hommes ont construit ; il n’est jamais juste de tuer même des combattants. » Michel Dubost, La guerre. Un évêque prend la parole, Mame/Plon, 2003, p. 25.)) , qui fut dix ans évêque aux armées françaises, n’en prend que plus de relief. Elle se situe de surcroît dans un océan d’ignorance de la doctrine traditionnelle de l’Eglise ((. Exemple récent : Nouvelles guerres et théorie de la guerre juste (Infolio, Genève, 2011), ouvrage accumulant les approximations et contre-vérités, dont l’un des seuls intérêts est de mettre le doigt sur un problème différent, celui que pose l’émergence d’un terrorisme « individuel », mis en œuvre, sous réserve de confirmation, par des individus isolés du type de Mohamed Merah.)) . Le regret de cette carence n’est pas vain ou platonique, car l’actualité immédiate illustre cruellement la nécessité d’une réflexion de fond sur ces sujets, qui intéressent, en France du moins, tous les citoyens. Va-t-on, comme on semble s’y acheminer, passer par pertes et profits sans aucun débat les morts et les blessés d’Afghanistan au moment où nos forces achèvent de s’en retirer sans aucun apport tangible ? Après le « succès » de l’intervention en Libye et ses funestes conséquences, comment saluer la fleur au fusil celle au Mali, et dans le même temps se satisfaire de l’inaction en Centrafrique, pays auquel la France est liée par un accord de défense et que nous laissons livré au pillage, à la destruction de toutes les institutions et à l’imposition d’un Islam particulièrement sauvage par des bandes armées en partie constituées de soldats et mercenaires étrangers à ce pays ? Au moment enfin où il faut reconsidérer pour des raisons financières pressantes notre posture de défense, peut-on dans l’indifférence et sans aucun débat confirmer une force de dissuasion nucléaire coûteuse dont la légitimité est peut-être remise en cause par la disparition de la menace massive que faisait peser sur notre avenir le régime totalitaire soviétique ?
Mais la réflexion sur ce sujet a une portée encore plus large, et également d’actualité, car à travers la question de la justesse de la guerre et de sa qualification morale se pose la question du rapport du chrétien et de l’Eglise avec le pouvoir et de leur rôle dans la société politique. Quels sont nos droits et nos devoirs d’orientation de son action ? Quel est notre devoir d’obéissance, voire de rébellion face à un pouvoir illégitime ? Le lecteur comprendra que l’on fait ici référence aux péripéties récentes de la lutte au sujet du « mariage pour tous » qui a fait éclore quelques interrogations bienvenues, dont on veut espérer qu’elles ne s’évaporeront pas trop vite par manque d’un cadre de réflexion assez solide.
A défaut d’une nourriture française plus substantielle, l’objet premier de cet article est donc d’attirer l’attention sur un ouvrage récent de deux universitaires chrétiens américains dédié à la « tradition de la guerre juste », et d’en rendre compte succinctement pour les autres, en attendant une éventuelle traduction que nous appelons de nos vœux ((. David D.Corey et Daryl Charles, The just war tradition ; an introduction, ISI Books, Wilmington, Delaware, 2012, 280 p.)) . On essayera cependant dans un deuxième temps de revenir sur les questions plus générales évoquées ci-dessus.
Les auteurs se livrent dans cet ouvrage à une description critique mais toujours bienveillante des réflexions développées sur le thème de la guerre juste par les auteurs occidentaux depuis les pères apostoliques jusqu’aux auteurs américains les plus récents comme Michael Walzer, en passant par saint Augustin, saint Thomas, Luther, Locke et Kant. Il importe de souligner que leur ambition n’est pas de dégager une « théorie » de la guerre juste qui, en se fixant, courrait le risque certain de manquer à saisir la totalité du réel, mais de faire émerger les clés d’analyse et de jugement dont la pertinence et la justesse ont été vérifiées par l’épreuve du temps et de la confrontation loyale des idées, en allant chaque fois à la source de leur expression, éclairée par le contexte du moment.
Le premier chapitre de ce livre ne peut que mettre en appétit de la suite, car il fait justice, avec beaucoup de mesure, de l’opinion fausse et trop courante, comme on l’a vu plus haut, selon laquelle l’Eglise des premiers siècles aurait été unanimement pacifiste et aurait condamné sans détour le métier militaire comme incompatible avec la confession chrétienne.
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