Emmanuel Mounier : Feu la chrétienté
Réédition d’une conférence du fondateur de la revue Esprit, prononcée en 1949 et publiée pour la première fois l’année suivante. La présentation de Guy Coq est décevante, se contentant de résumer ce texte déjà court et par ailleurs peu dense, et néanmoins intéressant. Mounier s’exprime dans une période charnière, au moment où bien des constructions intellectuelles connaissent l’échec, mais aussi où le prurit idéologique atteint les milieux théologiques qui connaîtront leur heure de gloire une décennie plus tard. L’époque est celle du progressisme, autrement qualifié de crypto-communisme, autant que du démocratisme chrétien issu des groupes de la résistance. Malgré les grandes ruptures et notamment l’Epuration, un lien de continuité subsiste avec les doctrines et les tentatives de l’avant-guerre. Cet opuscule se comprend donc sur le fond du combat d’idées entre le maurrassisme, les idées du Sillon de Marc Sangnier et l’activisme des mouvements d’Action catholique.
Mounier a une thèse plus négative que positive : il récuse le moralisme de Sangnier – sa réduction de la politique à une sorte de prêchi-prêcha romantique et idéaliste – tout autant que le positivisme séparatiste de Charles Maurras. Il récuse également, et plus radicalement, l’idée que l’on puisse revendiquer une civilisation chrétienne, d’où son titre prescriptif. Ce faisant il s’oppose évidemment à l’intégralisme de Pie XI et presque mot pour mot à l’affirmation de saint Pie X concluant sa Lettre sur le Sillon (1910) : « Non, la civilisation n’est plus à inventer, ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est : c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique. Il ne s’agit que de l’instaurer et de la restaurer sans cesse sur ses fondements naturels et divins contre les attaques toujours renaissantes de l’utopie malsaine, de la révolte et de l’impiété : Omnia instaurare in Christo ». Que cherche alors Mounier ? Pas encore ce qu’un peu plus tard on appellera la fin du constantinisme, du moins pas explicitement. D’une manière assez embarrassée, il entend tout d’abord rejeter une vision idéalisée, idéologique et irréaliste, de revendiquer « la chrétienté », constatant qu’à travers l’histoire cette essence idéale ne s’est jamais pleinement ni durablement réalisée. Il insiste aussi, de manière plutôt insidieuse, sur le manque de base doctrinale de la théocratie, telle qu’un Gilles de Rome l’avait pensée à la jointure du XIIIe et du XIVe siècle : mais qui revendique pareille chose au XXe siècle ? Tout cela est bien évident, mais à partir de là Mounier glisse vers d’autres considérations qui le sont sans doute moins. Contre l’irréalisme d’une aspiration toute verbale à une chrétienté qui serait comme « l’esprit sans corps, le souffle de vie sans vie, la bonne volonté sans volonté, la culture sans terre » (p. 54), à la nostalgie d’un « royaume charnel, dont l’ère chrétienne devait subir la tentation après le peuple juif » (p. 68), il est conduit à voir des semences chrétiennes dans des réalités qui ne le sont pas, parmi ceux que Rahner appellera les chrétiens anonymes, « ces athées qui, déclarativement athées, vivent cependant dans la bonne volonté au sens théologique du mot, et sous d’autres noms se donnent réellement Dieu pour fin de leur vie » (p. 72).
En définitive Mounier se montre bien proche de Maritain et de sa « nouvelle chrétienté profane », tout autant que des thèmes qui écloront lors de la phase conciliaire : si l’Eglise doit avoir une influence sur la société, ce doit être « par un cheminement de biais », le chrétien ayant le rôle « du levain, du ferment ou du sel » (p. 68). La différence d’avec l’auteur de La Primauté du spirituel, outre l’usage d’un langage moins emprunté, réside chez Mounier dans une tournure d’esprit plus concrète. Peut-être faut-il même voir dans la fin de l’ouvrage une critique implicite du spiritualisme de Maritain, même si en définitive l’un et l’autre aboutissent à un conservatisme de l’ordre établi.