Rémi Brague : Le propre de l’homme. Sur une légitimité menacée
La tentative pour imposer par contrainte l’idéologie du « genre », que l’impudence sans limites du personnel politique actuellement aux affaires en France permet de faire passer pour une illusion ou fruit d’une rumeur malveillante, est trop choquante pour la raison pour ne pas susciter des réactions de diverses parts. Comme chacun le sait, ces réactions sont variées, et elles s’expriment notamment dans des publications, soit qu’il s’agisse de faire connaître les divers vecteurs de cette idéologie, soit ses origines théoriques et ses conséquences prévisibles, conformes ou non au projet de ses protagonistes. Les deux ouvrages présentés ici s’intéressent plus ou moins directement aux foyers de pensée d’où sont sortis ces constructions délirantes, mais ne les traitent pas de la même manière.
A. de Benoist brosse dans un premier chapitre un tableau assez général de ce qu’il appelle le « nouvel ordre moral ». On en retiendra le constat politique de l’existence d’une catégorie sociale dominante (la « Nouvelle Classe »), parfaitement représentée par des gens comme Jacques Attali, dont les privilèges sont liés à la pérennisation de l’économie actuelle, et qui « entend domestiquer le peuple parce qu’elle en a peur, et elle en a peur parce que ses réactions sont imprévisibles et incontrôlables. Pour remédier à cette peur, elle cherche à en inculquer une autre au peuple ; la peur de déroger aux normes, de penser par soi-même, de se rebeller contre le désordre établi » (p. 55). L’idée n’est pas plus amplement développée, mais elle ouvre une piste, partielle peut-être, néanmoins fondée, permettant d’expliquer pourquoi le phénomène d’imposition de contraintes psychologiques de masse s’est intensifié au cours des dernières années, et aussi quelle est sa fragilité.
A. de Benoist ne développe pas ce point. Il se porte sur les origines féministes de l’idéologie du genre, qu’il réfute avec des arguments tirés de la physiologie et de la psychologie, avant de conclure que, dépassant la contradiction entre une société pansexualiste et la prétention d’éliminer la différence entre les sexes, l’entreprise aujourd’hui symbolisée par le gender signifie surtout un recul de l’humain. Malheureusement il se cantonne dans une approche de type amoral qui limite beaucoup la portée de ce constat.
C’est précisément ici que Rémi Brague permet de prendre le relais. L’essentiel de son livre – réunion de plusieurs conférences et articles antérieurs – porte sur ce que Günther Anders appelle l’obsolescence de l’homme, l’épuisement de la prétention humaniste moderne. Le fil conducteur de ces études assez dispersées – et d’une érudition parfois un peu voyante – est donné p. 37 : les Temps modernes ont produit toutes sortes de biens (toutes sortes de malheurs également !), mais « [i]l y a cependant une chose que les Temps modernes sont incapables de dire : pourquoi il est bon qu’il y ait des hommes sur la terre ». Ce constat se manifeste par de nombreux paradoxes, comme celui, si évident, entre exaltation de l’homme au nom d’une dignité posée en absolu, et son humiliation sans précédent, sous les coups notamment de l’écologie profonde. Pour tous les petits cercles « transhumanistes » l’homme est de trop sur la Terre. On retrouve ainsi l’esprit de la Gnose, pour qui « l’homme est ce qui ne devait pas être » (77). Ces officines s’efforcent de le convaincre qu’il ne faut pas engendrer, qu’il devrait même entreprendre un suicide collectif pour permettre à la vie de se régénérer en « créant » des espèces inédites, etc. La veine du gender participe de ces tendances. Pourquoi en définitive ? Rémi Brague renvoie à Michel Foucault : « quand Nietzsche annonce la venue du surhomme, ce qu’il annonce, ce n’est pas la venue d’un homme qui ressemblerait plus à un Dieu qu’à un homme, ce qu’il annonce, c’est la venue d’un homme qui n’aura plus aucun rapport avec ce Dieu dont il continue à porter l’image » (cité p. 155). Tel est le problème.