Aux sources de l’antihumanisme moderne
« le christianisme commence avec la doctrine du péché et donc avec l’être personnel de l’homme. »
kierkegaard, la maladie à la mort
Intitulé simplement Le Mal, le livre posthume de Jean Brun édité l’an dernier ((. Jean Brun, Le Mal suivi de Sombres « Lumières », préface de Monica Papazu, Artège, Perpignan, 2013, 192 p., 15,90 €. Rappelons que l’auteur est mort en 1994.)) est une œuvre dense, où l’on retrouve, sous un éclairage nouveau, les thèmes caractéristiques de ce remarquable penseur. Réflexion existentielle, politique et sociologique, aperçu philosophique, le tout sous-tendu par un témoignage de la foi, l’ouvrage nous met en face de cette réalité mystérieuse et irréductible qu’est le mal, réalité que l’homme, et en particulier l’homme moderne, ne cesse de se cacher à lui-même et de fuir, devenant de la sorte l’auteur d’un excès du mal. Voilà pourquoi le titre devait nécessairement apparaître ainsi, sans aucune épithète ni contexte relativisant, car il s’agissait d’insister, à une époque dominée par l’idée que « le seul mal est de croire à l’existence du Mal », sur cette présence implacable « autour de nous » et « en nous », à laquelle chacun se « trouve exposé » (pp. 123, 158). Analysant le processus intellectuel qui a mené à la disparition de la conscience du mal, Jean Brun dresse le procès de la modernité. Les temps modernes représentent, en effet, une nouvelle interprétation du mal. C’est là le point central dont tout découle et qui explique les développements ultérieurs, le maelström dans lequel se trouveront aspirées toutes les valeurs transcendantes ainsi que la vie dans sa dimension la plus spécifiquement humaine.
La trajectoire intellectuelle qui se dessine à partir des Lumières antichrétiennes est assez facile à saisir : la conscience du péché ayant été rabaissée au niveau des « préjugés » dont l’humanité éclairée doit se débarrasser, le mal n’apparaît plus que comme un fantasme résiduel des siècles obscurantistes, ou bien comme une « erreur d[e] parcours », une erreur de « jugement » à même d’être rectifiée par la connaissance, ou encore comme une « maladie guérissable » (pp. 25–27, 90).
La modernité est, en son essence, une lutte contre le mal – non seulement une lutte contre les maux (pluriel relativisant), mais contre la réalité et l’idée même du mal. Ce combat s’accompagne d’une redéfinition de l’homme. Tout en proclamant l’avènement de l’homme (« La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable » ((. Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ? (1784). )) ), les Lumières et leurs ramifications ultérieures sont caractérisées par la tendance à nier l’existence d’une « essence immuable » spécifiquement humaine (p. 92) et à « dissoudre » l’homme « dans la nature » (p. 80), dans le « milieu social, géographique, climatique » (p. 74), dans les grandes structures désignées sous le nom de « races » et de « classes » ou sous celui du « Grand Etre de l’Humanité » (p. 96). Analysé sous microscope, l’homme ne saurait apparaître autrement que comme un enchaînement de processus physiques et chimiques, ou comme « un organisme dont les pensées, réduites au rang de secrétions cervicales et sociales, [sont] soumises aux lois des sciences naturelles » (p. 99), expression qui renvoie à la définition de « l’idéologue » Cabanis, sur l’importance de laquelle Xavier Martin a souvent insisté dans ses études magistrales ((. Xavier Martin, Nature humaine et Révolution française. Du siècle des Lumières au Code Napoléon, DMM, Bouère, 1994. )) . A partir du moment où les sciences humaines commencent à se calquer sur les sciences de la nature, l’homme est soumis à tous les réductionnismes, à un méprisant « l’homme n’est que » qui le rabaisse au niveau d’une matière quelconque à peine animée, à des « faits sociaux », « psychologiques », « politiques », à des « structures », à des « faisceaux de relations », ou à des produits « comparable[s] aux autres produits naturels » (p. 99). Dans cette vision « dé-spiritualisée » ((. La déspiritualisation chez Kierkegaard (Aandløsheden), c’est la dérive, l’action de fuir l’esprit, le refus de l’esprit. )) , l’homme perd sa profondeur et se trouve réduit à une surface visible, mesurable et manœuvrable (de là la grande entreprise « pédagogique » et « régénératrice » des Lumières et de la Révolution française ((. Xavier Martin, Régénérer l’espèce humaine. Utopie médicale et Lumières (1750–1850), DMM, Bouère, 2008 ; Jean de Viguerie, Les Pédagogues : Essai historique sur l’utopie pédagogique, Cerf, 2011. )) ).
Tandis que l’idée du mal et la réflexion morale avec ses critères sont reléguées dans un coin perdu de l’histoire, les « jugements de réalité » sont érigés en « jugements de valeur » (p. 95) : ce qui se fait, c’est ce qui « doit » se faire. On arrive alors à un renversement de toutes les valeurs, qui sont désormais remplacées par un « devoir » nouveau, à savoir celui du conformisme.
Apparaît ainsi le « robot consensuel » (p. 121), le « On », l’homme dépersonnalisé. On « n’est ni celui-ci ni celui-là ni soi-même ni quelques-uns ni la somme de tous » (p. 115), écrit l’auteur à la suite de Heidegger qui, à son tour, empruntait cette formule à Kierkegaard : On n’est « ni un peuple […] ni une association, ni une société », mais « une prodigieuse abstraction, un quelque chose global qui n’est rien, un mirage », une chimère constituée de « tous et [de] personne à la fois ». On, c’est le spectre de « la pure humanité » ((. Søren Kierkegaard, Un compte rendu littéraire, Œuvres complètes (OC), Editions de l’Orante, 1979 ; VIII, 207–212.)) .
Vivant dans l’ignorance de son essence spirituelle et par conséquent dans « le désespoir » ((. Thème que développe Kierkegaard dans La maladie à la mort. )) , l’individu étranger à lui-même cherche à se réfugier dans la foule, dans le coude à coude sécurisant du conformisme.
Tout comme Kierkegaard, qui était parfaitement conscient du fait que On est un instrument complice dans les mains de cette force « maléfique » qu’est la presse (« puissance mauvaise, car le nivellement […] ne vient pas du dieu » ((. Un compte rendu littéraire, n. 227. )) ), Jean Brun met en avant les procédés de la fabrication de On : « On [est pris en main] par ce « Club des Incomparables » constitué d’écrivains, d’artistes, de philosophes « engagés » dans le sens de l’histoire, qui distillent pour On les alcools dont il doit s’enivrer. Les membres de ce Club […] appartiennent à différents réseaux invisibles en surface […], anonymes mais tout puissants, qui incitent les grandes maisons d’édition à publier ou non tel ou tel manuscrit […]. Ce Club se charge de satisfaire les besoins, insatiables mais sommaires, de On en le tenant « au courant ». […] Ainsi sont paternellement lancés sur le marché des mots et des idées qui prétendent trancher les derniers liens qui enchaînaient On au fond d’une prison obscure et qui lui font entrevoir une nouvelle aurore. […] Les plus communes sont celles […] qui enseignent que « toutes les opinions sont respectables », qu’«il faut tout tolérer », que « tout provient du milieu » et […] que « les anciennes tables de valeurs doivent être cassées » car il n’y a ni Bien ni Mal » (pp. 121–122).
« Le vertige » relativiste dans lequel est plongé l’homme de nos jours (p. 116) n’est ainsi pas un phénomène spontané ((. Kierkegaard emploie le terme de « tourbillon » (Hvirvel) (Les Œuvres de l’amour, OC XIV, pp. 105–108), tandis que Jean Brun préfère celui de « vertige ». Les deux empruntent cette image à Platon.)) . C’est le résultat d’un dirigisme, voire d’un terrorisme intellectuel pratiqué par les meneurs d’opinion grâce au pouvoir des médias. Le relativisme, c’est l’idéologie dominante, et On est l’homme créé à son image. La pensée relativiste où « haut et bas, vrai et faux, Bien et Mal cessent d’[…]être perçus comme contradictoires » (p. 101) ne réussit cependant pas à exorciser le mal. Ce qui n’est pas nommé existe pourtant et s’avère d’autant plus puissant que l’homme n’en a plus conscience : « On se donne les allures d’un continent sur lequel on peut marcher de pied ferme, alors qu’il n’est qu’un archipel dont les îles se multiplient en se désagrégeant ; chacune d’elles entre en conflit avec sa voisine […]. On […] se transforme en un redoutable Moloch du ressentiment » (p. 132).
L’analyse de Jean Brun rejoint ici celle d’Eugène Ionesco. Comme le mal, « mystère » insondable au même titre que le bien ((. Ionesco, Antidotes, Gallimard, 1977, pp. 318–319.)) , « le On anonyme » a été l’un des thèmes majeurs de son théâtre, à partir même de La Cantatrice chauve, pièce qui se prête à une relecture dans la perspective du présent ouvrage.
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