Casuistique et discernement
Le père Paul Valadier, jésuite et ancien directeur de la revue Etudes, a publié l’année dernière un livre intitulé Rigorisme contre liberté morale – Les Provinciales : actualité d’une polémique antijésuite (Lessius, Bruxelles, 2013). Il s’avère que sur quelques points la problématique de cet ouvrage trouve des échos, d’une part dans l’entretien du pape François aux revues jésuites, publié au début de l’automne dernier, autour des termes « discernement » et « miséricorde », et plus récemment dans les prises de position du cardinal Kasper suggérant une « ouverture » à l’égard des divorcés vivant en concubinage légal. A cet égard, on semble feindre de considérer qu’il n’y a pas d’état de péché, que le péché serait toujours transiens, jamais immanens, ou que l’état de péché serait susceptible d’une sorte de prescription, de remise de dettes sabbatique, ce qui aboutit à passer sous silence le déséquilibre ontologique qui le constitue comme tel, la blessure ouverte qui ne peut se refermer tant que ce qui la cause agit. Il ne peut être simplement question ici ni d’intentions, ni de circonstances atténuantes, mais d’une plaie dont tous souffrent, même sans s’en rendre compte, même si on ne voit pas où est le problème au fond, même si, pour finir, on compte entièrement sur le pardon divin. N’en vient-on pas alors à se faire un peu vite à l’idée que quelqu’un souffre quelque part, endosse un fardeau excessif, pour être le vecteur de ce pardon ? Car la Rédemption a consisté à rétablir l’équilibre universel par la contrepesée d’un effort inouï qui s’appelle la Passion, effort qui se continue en ceux qui comme l’Apôtre des Gentils complètent en leur être ce qui manque aux souffrances du Christ. Que notre temps soit devenu si peu attentif à ces choses, si incrédule et hermétique à leur sujet, si rivé sur son bon droit et si relativiste envers toute loi qui ne soit pas exclusivement au service des ego fait pressentir la perte de sensibilité, la moderne barbarie d’un monde prétendument éclairé.
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Opposer uniquement rigorisme à liberté morale fait difficulté. De deux choses l’une : soit la liberté morale s’oppose à la liberté physique, soit elle équivaut à la liberté de mœurs, ce qui n’est manifestement pas la pensée du P. Valadier en cette suggestive plaquette de 118 pages qui instruit un dossier plus que jamais brûlant. L’expression « morale de la liberté » conviendrait mieux si elle n’était pas susceptible d’interprétations trop diverses. D’emblée le lecteur a donc l’impression d’une alternative déséquilibrée. Comment prendrait-on la défense du rigorisme, invalide par définition ? C’est le laxisme qui est à renvoyer dos à dos avec lui, mais tandis que le rigoriste accusera de laxisme ses adversaires, le laxiste taxera les siens de rigorisme.
Y aurait-il alors quelque juste milieu, c’est à dire une position tempérée ? Nous n’aurions alors plus qu’une morale tutioriste ((. Tutioriste : qui cherche à adopter le parti moralement le plus sûr. )) , paradoxalement des moins sûres. Il faudrait plutôt déceler l’erreur commune aux adversaires et qui les sépare pour dégager la vérité qui les réconcilierait. Cette commune erreur tient à une notion fausse de la liberté. L’auteur des Pensées, qui avait compris un peu à la manière de saint Paul que la vraie morale se moque de la morale, n’est plus tout à fait le jeune Pascal prenant fait et cause pour ses maîtres de Port-Royal contre des casuistes en partie fantasmés, car cette pensée fameuse sur la vraie morale n’aurait pas déplu à ceux dont il était pour l’heure l’adversaire résolu.
Le choix devant lequel semblent se trouver les conseillers spirituels ou les autorités religieuses est souvent présenté depuis plusieurs décennies dans les termes suivants : radicalité ou cheminement ? Asséner des exigences aux gens ou les prendre là où ils en sont ? On entend reprocher à l’Eglise de ne pas être proche des gens, de leur imposer des fardeaux que les conditions de l’existence rendent écrasants, de sorte que le monde ne reconnaît plus aucune validité à ce qu’il juge être le rigorisme abstrait d’une morale dépassée. Bien entendu c’est dans les domaines qui concernent le mariage et la morale sexuelle que l’Eglise accumulerait des exigences irréalistes dont on n’aurait de toutes façons plus rien à faire désormais. Notons au passage qu’il en va de même pour l’éthique sociale et économique où pour des raisons symétriquement opposées (car il est question de refuser la règle de fer du profit immédiat et de la lutte pour la vie) on estime sa position complètement irréaliste.
Pour mieux discréditer la morale chrétienne, on entretient soigneusement la confusion entre la règle et son application, entre le précepte et la pastorale, comme si les papes successifs n’avaient pas constamment souligné l’importance de la patience, de la miséricorde, de la compréhension, insistant pour dire qu’il s’agit d’éclairer et d’encourager au lieu de troubler et de désespérer, d’indiquer un chemin de vérité avec tout le réalisme humain nécessaire. Ou faudrait-il passer sous silence qu’il y a de bons chemins et d’autres qui égarent ?
On invoque souvent la nécessité de « cheminer » et surtout de « cheminer avec » comme justifiant que l’on revoie à la baisse les « exigences » chrétiennes. On semble oublier qu’il y a plusieurs façons de cheminer : en avançant ou en louvoyant, en retournant en arrière, en s’agitant sur place…
Les principes par eux-mêmes ne servent de rien, semble dire le P. Valadier. Mais dans quel sens en parle-t-on ? Au sens conceptuel, il s’agit des bases de la vie, des fondements indispensables. Au sens vulgaire, on voit pointer l’hypocrisie, le pharisaïsme, la psychorigidité. L’homme à principes condamne les pécheurs publics et se cache à lui-même ses faiblesses, nie ses propres chutes ou les dissimule.
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Face à l’appel absolu aux principes, nous nous voyons proposer la voie du discernement. Dans une récente interview au sujet de l’accompagnement des divorcés ayant recommencé une vie commune en dehors du sacrement de mariage, le cardinal Kasper distingue entre les lois, difficiles à remettre en question, et les situations, et là s’ouvrirait le champ du discernement. « J’ai parlé de la nécessité du discernement. Il y a des situations très diversifiées, il y a des règles générales mais aussi des situations concrètes. Le pape a parlé de pastorale intelligente, courageuse et pleine d’amour, d’intelligence pastorale. J’ai parlé de discernement des situations concrètes : les personnes individuelles ne sont pas seulement des cas, mais elles ont une dignité qu’il faut reconnaître. » ((. La Stampa, 20 février 2014. Traduction par nos soins.)) Ce qu’on appelle ici discernement serait-il une manière de conclure au bénéfice du doute, en fait de ne pas conclure, de la même façon que naguère, comme encore aujourd’hui, il était de bon ton d’être en recherche, et marque d’intolérance d’avoir quelque certitude que ce soit ?
Les velléités de discernement sont une échappatoire dès lors qu’on entend le faire porter sur ce qui n’est plus, n’est pas à discerner, mais à recevoir, soit de la conscience éclairée, soit du magistère de l’Eglise, soit des deux, comme la base à partir d’où le discernement est possible, sans laquelle il ne saurait être question de discernement. Dans son acception traditionnelle, le discernement ne peut s’appliquer qu’à des matières licites. Il est étrange, en contrepartie, que certains ainsi nommés « principes » soient invoqués comme allant de soi, sans plus de discernement, alors que ni leur contenu réel ni leur provenance ne sont bien clairs. Ainsi en va-t-il du principe d’ingérence. Sur quelles valeurs s’appuie-t-il ? Sur les valeurs démocratiques ? Mais la démocratie est un de ces concepts mous, modelables à plaisir, qui jouit pour cela justement d’une forme d’unanimité, ce qui le fait adopter comme un principe premier que seule fonde en réalité une nébuleuse consensuelle. Or, en l’occurrence, sans remettre en question ce qui est ainsi considéré comme un principe, le P. Valadier invite à réfléchir uniquement sur le bien-fondé de son application dans tel ou tel cas.