Constantin, entre « constantinisme » et « liberté religieuse »
Ahi ! Constantin di quanto mal fu matre Non la tua conversion ma quella dote Che da te prese il primo ricco Patre !
Ah ! Constantin quel grand malheur engendra Non pas ta conversion, mais la dot Que reçut de tes mains le premier des Pères opulents !
Dante, L’Enfer, chant XIX, 115–117.
A l’occasion de la fête de saint Ambroise et dans la perspective du XVIIe centenaire de l’édit de Milan, le cardinal Angelo Scola a prononcé, le 6 décembre 2012, en la basilique Sant’Ambrogio, un discours dans lequel il a salué, dans les mesures prises en 313 par Constantin et Licinius, « l’initium libertatis de l’homme moderne » ((. Le discours est disponible en intégralité à l’adresse http://www.tempi.it/scola-magistrale-discorso-su-liberta-religiosa-e-neutralita-dello-stato (site consulté le 23 janvier 2014). )) . De la préparation de ce discours portant essentiellement sur les enjeux de la « liberté religieuse » dans la société pluraliste contemporaine, mais précédé d’une réflexion sur les prodromes constantiniens de la question, est né un livre qui a pour but de donner l’accès à la totalité du matériau rassemblé par le cardinal à l’été 2012, mais que l’exposé oral, limité à une demi-heure, ne lui a pas donné l’occasion d’exploiter totalement. Publié en italien en 2013 sous le titre : Non dimentichiamoci di Dio. Libertà di fede, di cultura e politica [N’oublions pas Dieu. Liberté de foi, liberté de culture et politique] –, l’ouvrage vient de faire l’objet d’une traduction française, sous un titre un peu plus commercial : Oublier Dieu ? Religion, violence et tolérance dans la société mondialisée ((. Cerf, janvier 2014, 120 p., 12 €. )) .
Théologie politique et politique de la théologie dans « l’édit de Milan »
Longtemps l’empereur Constantin a fait figure d’instaurateur du christianisme comme religion d’Etat et de premier des « césaropapistes », utilisant le christianisme comme instrumentum regni. Les historiens contemporains ont écarté ces appréciations anachroniques, que cristallisait l’interprétation de l’édit de Milan. Avant d’examiner l’usage que le cardinal Scola fait du « tournant constantinien », il convient de rappeler qu’il ne faut pas abuser de l’expression « édit de Milan », car, depuis Otto Seek, les historiens ont admis qu’il n’existe aucune preuve qu’un édit au sens strict ait été publié à Milan ((. « Das sogenannte Edikt von Mailand », Zeitschrift für Kirchengeschichte 12, 1891, p. 381–386. )) . En revanche, la « lettre circulaire de Licinius » (titre donné par Lactance), les « ordonnances impériales de Constantin et Licinius » (titre donné par Eusèbe de Césarée) reflètent les décisions prises par les deux empereurs à Milan, lors de leur rencontre au début de l’année 313. On en lira les termes ci-dessous :
« Moi, Constantin Auguste, ainsi que moi, Licinius Auguste, réunis heureusement à Milan pour discuter de tous les problèmes relatifs à la sécurité et au bien public, nous avons cru devoir régler en tout premier lieu, entre autres dispositions de nature à assurer, selon nous, le bien de la majorité, celles sur lesquelles repose le respect de la divinité, c’est-à-dire donner aux chrétiens comme à tous, la liberté et la possibilité de suivre la religion de leur choix, afin que tout ce qu’il y a de divin au céleste séjour puisse être bienveillant et propice à nous-mêmes et à tous ceux qui se trouvent sous notre autorité. C’est pourquoi nous avons cru, dans un dessein salutaire et très droit, devoir prendre la décision de ne refuser cette possibilité à quiconque, qu’il ait attaché son âme à la religion des chrétiens ou à celle qu’il croit lui convenir de son mieux, afin que la divinité suprême, à qui nous rendons un hommage spontané puisse nous témoigner en toutes choses sa faveur et sa bienveillance coutumières. » ((. Lactance, Sur la mort des persécuteurs, XLVIII, 2–13 (trad. J. Moreau, Cerf, 1954). Un texte légèrement différent est conservé chez Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, X, 5, 2–14. ))
Ce texte est remarquable à plus d’un titre. Il fait suite à l’édit de tolérance de l’empereur Galère, qui abroge, en 311, ses précédentes mesures et rétablit les chrétiens dans la légalité.
« Et comme la plupart demeuraient dans la même folie, nous avons vu qu’ils ne donnaient l’adoration convenable ni aux dieux célestes ni même à celui des chrétiens ; considérant notre philanthropie et la coutume constante que nous avons de distribuer le pardon à tous les hommes, nous avons décrété qu’il fallait sans aucun retard étendre notre clémence même au cas présent, afin que de nouveau les chrétiens puissent exister, qu’ils élèvent des maisons dans lesquelles ils s’assemblent, en sorte qu’ils ne fassent rien de contraire à la discipline. Par une autre lettre nous indiquerons aux juges ce qu’il leur faudra observer. En retour, conformément à notre clémence, ils devront prier leur dieu pour notre salut, celui de nos sujets et le leur propre, afin que de toutes les façons les affaires publiques soient en bon état et qu’ils puissent vivre sans inquiétude dans leur propre foyer. » ((. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VIII, 17, 9–10 (trad. E. Grapin, Picard, 1911). ))
L’édit de tolérance de Galère est d’abord un aveu d’échec qui se pare des atours de la clémence. La persécution, particulièrement nourrie sous son règne, n’a pas réussi à ramener les chrétiens de leur « folie ». Ce n’est donc pas une forme de relativisme religieux ou de brusque retournement qui inspire cette mesure de « tolérance ». Le droit d’exister concédé aux chrétiens trouve sa source non dans leurs mérites, ou ceux de leur religion, mais dans la philanthropie et la clémence impériales : c’est un pur fait du prince. C’est aussi, et surtout, une manière de solder la question chrétienne. La logique dont témoigne cet édit mérite d’être relevée. C’est celle du « don contre don » : ce « droit d’être » concédé par l’empereur implique, en retour, un devoir des chrétiens vis-à-vis de lui. Ils doivent participer à l’effort général pour se rendre propices les divinités, c’est-à-dire prier pour l’empereur et pour l’Empire, ce qui est, en fait, la relation que les chrétiens eux-mêmes avaient défini avec le pouvoir dès la fin du Ier siècle (1 Tm 2, 2). Ainsi l’empereur Galère, faute d’avoir pu éradiquer ses fidèles, intègre le dieu des chrétiens au côté des dieux traditionnels, pour le salut de sa personne et celui de l’Empire. Il s’agit d’une extension, mais par défaut cette fois, de la pratique traditionnelle de l’evocatio, par laquelle les Romains s’appropriaient les dieux de leurs ennemis.
La perspective adoptée par l’arrêté de Constantin et Licinius, dans lequel les historiens se plaisent à voir les décrets d’application de l’édit de Galère, n’est plus la même. Les mesures adoptées par Constantin et Licinius témoignent d’une doctrine théologico-politique faite de continuité et de rupture. Comme leurs prédécesseurs, les deux empereurs continuent de penser que le pouvoir ne s’exerce heureusement qu’avec les faveurs divines. Mais cette fois, ils confient leur sort et le sort de l’Empire à « tout ce qu’il y a de divin au céleste séjour » (formule vague), et plus loin, à une « divinité suprême », opposée ou supérieure (?) aux dieux invoqués par leurs prédécesseurs, tout en relevant d’un monothéisme que l’on peut entendre comme exclusif ou comme inclusif, en tous les cas suffisamment neutre pour pouvoir satisfaire les aspirations des uns et des autres : chrétiens, païens et juifs. Le divin n’a pas ici, volontairement, d’identité précise. Ce langage religieux dépourvu de marqueur confessionnel, qui fait fond sur la culture commune du monde gréco-romain, est l’expression d’une politique du consensus destinée à mettre un terme aux troubles engendrés par les persécutions et à instaurer la paix civile. Il reconnaît tout à la fois la place des chrétiens dans l’Empire et laisse la liberté aux adeptes des cultes traditionnels, sans sortir d’un cadre théologico-politique : le gouvernement de l’Empire ne se défait pas de la nécessité de l’aide et du soutien célestes.
C’est, enfin, la reconnaissance officielle que l’attachement spécifique à une religion ne peut être contraint de l’extérieur, après des décennies de politique impériale antichrétienne, mais qu’il relève du libre choix de chaque âme. Reconnaissant ce droit aux chrétiens, on le reconnaît dès lors à tous : « C’est pourquoi nous avons cru, dans un dessein salutaire et très droit, devoir prendre la décision de ne refuser cette possibilité à quiconque, qu’il ait attaché son âme à la religion des chrétiens ou à celle qu’il croit lui convenir de son mieux. » Le cardinal Scola, s’appuyant sur les travaux du juriste italien G. Lombardi ((. Gabrio Lombardi, Persecuzioni, laicità, libertà religiosa. Dall’Editto di Milano alla « Dignitatis humanae », Studium, Rome, 1991, p. 128. )) , affirme, en marge de ce texte : « En un certain sens, avec l’édit de Milan apparaissent pour la première fois dans l’histoire les deux dimensions que nous nommons de nos jours « liberté religieuse » et « laïcité de l’Etat », en tant qu’aspects essentiels de la bonne organisation de la société politique ». » ((. Oublier Dieu ?, op. cit., p. 20. )) Au moins pour l’acte de naissance de la « liberté religieuse » le cardinal Scola ne fait que rejoindre une position très majoritairement admise par les historiens, lesquels soulignent cependant aussi qu’elle ne s’est soldée ni par une « neutralité » ni par une « indifférence » devant le phénomène religieux en tant que phénomène social et politique.
Pour ce qui est des cultes traditionnels, Constantin, tout en marquant sa préférence confessionnelle, s’en est tenu au principe de tolérance concernant les personnes : « Que ceux qui sont dans l’erreur, joyeux, reçoivent la jouissance de la même paix et de la même tranquillité que les croyants, car la douceur de la concorde aura de la force pour les corriger eux aussi et les conduire dans le droit chemin. Que personne ne moleste personne, que chacun retienne et pratique ce que désire son âme ! » ((. Lettre 15, 13. )) Mais du point de vue des pratiques et des institutions, il semble qu’on ne puisse en dire autant, surtout quand l’ordre public était susceptible d’être troublé ((. Cf. Pierre Maraval, Constantin le Grand. Empereur romain, empereur chrétien (306–337), Tallandier, 2011, pp. 265–277. )) . De même, le souci de la concorde sociale l’a conduit à intervenir dans les nombreux conflits internes à l’Eglise, pour mettre un terme aux troubles qu’ils provoquaient, et à soutenir de son autorité et de son bras séculier les sanctions épiscopales : crise donatiste, crise arienne, édit contre les hérétiques… On verra que le cardinal A. Scola, dans sa réflexion sur la société pluraliste contemporaine, met en garde contre l’intervention directe d’un Etat qui chercherait à « imposer ou interdire par l’arsenal législatif des pratiques religieuses » pour préserver la paix sociale et qui n’aboutirait qu’à nourrir de futurs « conflits » (p. 68). Pas sûr, donc, que le patronage initial de Constantin soit le plus à même de venir à l’appui de son propos.
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