Evangelii gaudium. Une spiritualité de la « sortie »
La dernière livraison de la revue avait présenté les théologies latino-américaines de la libération et du peuple, où s’ancrent en partie discours et pratiques du pape François, celles-ci primant d’ailleurs sur ceux-là ; mais le dossier – et plus largement le regard des catholiques – restait, ainsi que l’indiquait l’éditorial, en suspens du programme développé dans l’exhortation apostolique Evangelii gaudium tout juste publiée. Il s’est confirmé qu’il s’agissait bien d’un programme, d’ailleurs revendiqué comme tel ((. « Dans cette Exhortation je désire m’adresser aux fidèles chrétiens, pour les inviter à une nouvelle étape évangélisatrice marquée par cette joie et indiquer des voies pour la marche de l’Eglise dans les prochaines années. » (1) Et aussi : « [Ce] que je veux exprimer ici a une signification programmatique et des conséquences importantes. » (25))) , puisant aux sources analysées et rendant compte des gestes médiatiques des premiers mois du pontificat. Le présent article s’efforcera de montrer que, derrière les appels à une profonde rénovation spirituelle des baptisés en vue d’un nouvel élan missionnaire, et surtout les fortes dénonciations des travers de certaines personnes ou certains groupes, s’affirme une volonté de réforme de l’Eglise qui paraît instrumentaliser exhortations et dénonciations, et ainsi leur retirer une part non négligeable de leur pertinence. Tous les commentaires de l’exhortation apostolique Evangelii gaudium ont noté la longueur inédite et le tour très personnel du document. La proclamation de son caractère programmatique aurait pu susciter un texte court suggérant ou annonçant des orientations, leur développement étant laissé à des textes ultérieurs. Le pape François semble plutôt avoir fait le choix de l’exhaustivité ; de là, avec la longueur du document, viennent, presque inévitablement, l’éclectisme et la disparité des constats, des analyses et des recommandations : traité sur l’homélie, diagnostic de quelques tentations spirituelles des « agents pastoraux », considérations sur le sensus fidei des peuples évangélisés et l’importance cruciale de la culture, dénonciation d’une économie non seulement de l’exclusion mais surtout du déchet, appel à une attention à la société urbaine en ses caractéristiques plurielles, rappel des relations établies avec les autres religions, etc.
Chacun de ces axes donnerait matière à une analyse circonstanciée, aboutissant – les commentaires que nous avons lus se rejoignant aussi là-dessus – au constat général que l’exhortation apostolique est tissée d’éléments traditionnels et d’autres qui le sont moins, y compris au regard du discours magistériel récent dont le concile Vatican II a été la matrice exclusive.
S’il faut mentionner un élément traditionnel, jusque dans les termes employés, citons la qualification de la foi et de la vie des fidèles comme lieu théologique garanti par l’infaillibilité : « Le Peuple de Dieu est saint à cause de cette onction qui le rend infaillible « in credendo ». Cela signifie que quand il croit il ne se trompe pas, même s’il ne trouve pas les paroles pour exprimer sa foi. L’Esprit le guide dans la vérité et le conduit au salut. Comme faisant partie de son mystère d’amour pour l’humanité, Dieu dote la totalité des fidèles d’un instinct de la foi – le sensus fidei – qui les aide à discerner ce qui vient réellement de Dieu » (119) ((. Un exposé vraiment traditionnel n’aurait cependant pas manqué de mentionner que l’infaillibilité de l’Eglise est aussi l’infaillibilité in docendo du magistère. Le silence ne vaut pas a priori négation ; mais qu’il y ait incertitude quant à son exercice, voilà qui est certain, ne serait-ce qu’à travers la suggestion qu’une « certaine autorité doctrinale authentique » revient aux conférences épiscopales (32 ; cf. aussi 16). )) ; « Les expressions de la piété populaire ont beaucoup à nous apprendre, et, pour qui sait les lire, elles sont un lieu théologique auquel nous devons prêter attention, en particulier au moment où nous pensons à la nouvelle évangélisation » (126) ((. Dans la ligne de la « théologie du peuple », une place particulière est accordée aux pauvres : « Pour cette raison, je désire une Eglise pauvre pour les pauvres. Ils ont beaucoup à nous enseigner. En plus de participer au sensus fidei, par leurs propres souffrances ils connaissent le Christ souffrant. Il est nécessaire que tous nous nous laissions évangéliser par eux. » (198) Mais, interrogera-t-on, cela vaut-il vraiment de tous les pauvres ? L’exhortation répond partiellement par l’énonciation du mouvement réciproque : « [J]e veux dire avec douleur que la pire discrimination dont souffrent les pauvres est le manque d’attention spirituelle. L’immense majorité des pauvres a une ouverture particulière à la foi ; ils ont besoin de Dieu et nous ne pouvons pas négliger de leur offrir son amitié, sa bénédiction, sa Parole, la célébration des Sacrements et la proposition d’un chemin de croissance et de maturation dans la foi. L’option préférentielle pour les pauvres doit se traduire principalement par une attention religieuse privilégiée et prioritaire. » (200) Nous nous permettons de rappeler ici la figure complexe des pauvres dans la théologie du peuple : cœur du peuple, car vivant dans la simplicité et l’empathie, par là immunisés des dérives des élites ; périphéries du peuple, obligeant les autres à se décentrer d’eux-mêmes ; exclus du peuple revendiquant légitimement leur libération. Les citations renvoient à l’un de ces trois axes, la richesse ou l’ambiguïté étant d’essayer de les tenir ensemble. )) . La prédication ne saurait s’en abstraire, bien au contraire elle en tiendra compte, s’appuiera sur elle et la servira, affirme le pape dans les paragraphes sur l’homélie. Voilà qui tranche avec ce qui a paru être, à bien des égards, comme une déconnexion ou une contradiction entre la vie, la piété et la pensée des fidèles et un certain discours ecclésiastique. Ces considérations sur la foi du peuple chrétien sont intéressantes à relever car c’est aussi à partir d’elles qu’est développée une pensée – jusqu’à maintenant – inhabituelle dans le discours magistériel, celle de la théologie latino-américaine. La précédente livraison de la revue (122, hiver 2014) en a traité suffisamment amplement pour que nous n’y revenions pas ici, si ce n’est pour noter l’inculturation très prononcée de cette théologie et s’interroger sur la possibilité de la transposer en d’autres lieux, voire de lui donner une extension universelle. L’expectative demeure après avoir lu Evangelii gaudium. Quant aux éléments nettement moins traditionnels, et pas simplement parce qu’ils seraient « exotiques » (sans connotation péjorative) pour un esprit européen, la sous-évaluation de la dimension rationnelle du discours magistériel supposément nécessaire, comme de la parole et de l’action des fidèles à laquelle ce discours invite, est sans aucun doute le plus frappant d’entre eux, si ce n’est le plus inquiétant. On retrouve, sans beaucoup de surprise, ce trait distinctif du pape François, noté par tous depuis son accession au siège de Pierre et assumé par l’intéressé, que la période actuelle appellerait de la part de l’Eglise une parole et des actes qui se dégagent de certains éléments structurels. Or, quelle que soit leur diversité, ces éléments ont en commun, entre autres, de donner à la vie ecclésiale sa forme rationnelle : l’orthodoxie doctrinale, les commandements de la morale, les règles liturgiques, la discipline ecclésiastique, ne serait-ce qu’en ce qui concerne l’accès aux sacrements. Non qu’ils soient explicitement niés ou méprisés : l’exhortation, à la suite d’autres propos, les considère comme acquis ; mais, justement parce qu’ils sont acquis, prétendument connus de tous, il serait contre-productif, pour la mission, d’en parler à nouveau, de les mettre en avant ((. « La pensée de l’Eglise, nous la connaissons, et je suis fils de l’Eglise, mais il n’est pas nécessaire d’en parler en permanence. » (« Interview du pape François aux revues culturelles jésuites », in : revue Etudes, octobre 2013) Une exception dans l’exhortation : le rappel vigoureux de l’interdiction de l’avortement, assorti de la mention que sur ce point l’Eglise ne saurait faire quelque changement que ce soit (214). )) . De plus, en quelques endroits, ces aspects sont présentés sous les traits extrêmes de pharisiens nouveaux (au point qu’on ne peut que se demander s’il n’en va pas de figures rhétoriques propres à un style prophétique ou pamphlétaire). Cela mérite d’être quelque peu examiné, ce que l’on fera plus loin.
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Puisque le contenu embrasse une matière si vaste et ne se laisse pas mettre sous le joug d’une pensée précise, peut-être convient-il de s’intéresser aussi au style, à l’argumentation ; en définitive de rendre compte de ce tour personnel marqué de l’exhortation apostolique. Cela nous semble apporter des lumières supplémentaires sur le programme avancé.
Un premier temps peut être de prêter attention à la marge infrapaginale autant qu’au texte lui-même, c’est-à-dire aux citations et aux références. On remarque alors – l’impression mériterait une vérification systématique – qu’en cela Evangelii gaudium tranche avec l’usage commun. Comme le contenu lui-même et peut-être plus encore, ce texte donne le sentiment d’une disparité mal maîtrisée ; on en vient à faire l’hypothèse d’un document final qui serait pour une part la compilation plus ou moins harmonisée de textes divers, dont notamment les contributions des épiscopats locaux aux synodes, mais aussi des textes personnels de Jorge Mario Bergoglio composés en diverses circonstances. Ainsi, pour la première catégorie, à propos de la crise de la famille, le paragraphe 60 écrit : « Comme l’enseignent les évêques français, elle ne naît pas « du sentiment amoureux, par définition éphémère, mais de la profondeur de l’engagement pris par les époux qui acceptent d’entrer dans une union de vie totale ». » Citation est ici faite de la Note du Conseil Famille et Société, « Elargir le mariage aux personnes de même sexe ? Ouvrons le débat ! », du 28 septembre 2012. Des exemples analogues se trouvent aux numéros 77 (extrait d’un message de l’Action catholique italienne) et 110 (passages de l’exhortation apostolique de Jean-Paul II suite au synode sur l’Asie) ; ces références et d’autres ayant en commun d’être peu originales, et d’avoir une source facilement remplaçable par plusieurs autres. Relevant de la seconde catégorie – du moins on le suppose –, on notera une citation du P. de Lubac sur la mondanité spirituelle (71), de Georges Bernanos sur la tristesse œuvre du démon (83), de l’Imitation de Jésus-Christ et de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus sur la nécessité de la vie intérieure (91), etc.