Revue de réflexion politique et religieuse.

Evan­ge­lii gau­dium. Une spi­ri­tua­li­té de la « sor­tie »

Article publié le 10 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La der­nière livrai­son de la revue avait pré­sen­té les théo­lo­gies lati­no-amé­ri­caines de la libé­ra­tion et du peuple, où s’ancrent en par­tie dis­cours et pra­tiques du pape Fran­çois, celles-ci pri­mant d’ailleurs sur ceux-là ; mais le dos­sier – et plus lar­ge­ment le regard des catho­liques – res­tait, ain­si que l’indiquait l’éditorial, en sus­pens du pro­gramme déve­lop­pé dans l’exhortation apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium tout juste publiée. Il s’est confir­mé qu’il s’agissait bien d’un pro­gramme, d’ailleurs reven­di­qué comme tel ((. « Dans cette Exhor­ta­tion je désire m’adresser aux fidèles chré­tiens, pour les invi­ter à une nou­velle étape évan­gé­li­sa­trice mar­quée par cette joie et indi­quer des voies pour la marche de l’Eglise dans les pro­chaines années. » (1) Et aus­si : « [Ce] que je veux expri­mer ici a une signi­fi­ca­tion pro­gram­ma­tique et des consé­quences impor­tantes. » (25))) , pui­sant aux sources ana­ly­sées et ren­dant compte des gestes média­tiques des pre­miers mois du pon­ti­fi­cat. Le pré­sent article s’efforcera de mon­trer que, der­rière les appels à une pro­fonde réno­va­tion spi­ri­tuelle des bap­ti­sés en vue d’un nou­vel élan mis­sion­naire, et sur­tout les fortes dénon­cia­tions des tra­vers de cer­taines per­sonnes ou cer­tains groupes, s’affirme une volon­té de réforme de l’Eglise qui paraît ins­tru­men­ta­li­ser exhor­ta­tions et dénon­cia­tions, et ain­si leur reti­rer une part non négli­geable de leur per­ti­nence. Tous les com­men­taires de l’exhortation apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium ont noté la lon­gueur inédite et le tour très per­son­nel du docu­ment. La pro­cla­ma­tion de son carac­tère pro­gram­ma­tique aurait pu sus­ci­ter un texte court sug­gé­rant ou annon­çant des orien­ta­tions, leur déve­lop­pe­ment étant lais­sé à des textes ulté­rieurs. Le pape Fran­çois semble plu­tôt avoir fait le choix de l’exhaustivité ; de là, avec la lon­gueur du docu­ment, viennent, presque inévi­ta­ble­ment, l’éclectisme et la dis­pa­ri­té des constats, des ana­lyses et des recom­man­da­tions : trai­té sur l’homélie, diag­nos­tic de quelques ten­ta­tions spi­ri­tuelles des « agents pas­to­raux », consi­dé­ra­tions sur le sen­sus fidei des peuples évan­gé­li­sés et l’importance cru­ciale de la culture, dénon­cia­tion d’une éco­no­mie non seule­ment de l’exclusion mais sur­tout du déchet, appel à une atten­tion à la socié­té urbaine en ses carac­té­ris­tiques plu­rielles, rap­pel des rela­tions éta­blies avec les autres reli­gions, etc.
Cha­cun de ces axes don­ne­rait matière à une ana­lyse cir­cons­tan­ciée, abou­tis­sant – les com­men­taires que nous avons lus se rejoi­gnant aus­si là-des­sus – au constat géné­ral que l’exhortation apos­to­lique est tis­sée d’éléments tra­di­tion­nels et d’autres qui le sont moins, y com­pris au regard du dis­cours magis­té­riel récent dont le concile Vati­can II a été la matrice exclu­sive.
S’il faut men­tion­ner un élé­ment tra­di­tion­nel, jusque dans les termes employés, citons la qua­li­fi­ca­tion de la foi et de la vie des fidèles comme lieu théo­lo­gique garan­ti par l’infaillibilité : « Le Peuple de Dieu est saint à cause de cette onc­tion qui le rend infaillible « in cre­den­do ». Cela signi­fie que quand il croit il ne se trompe pas, même s’il ne trouve pas les paroles pour expri­mer sa foi. L’Esprit le guide dans la véri­té et le conduit au salut. Comme fai­sant par­tie de son mys­tère d’amour pour l’humanité, Dieu dote la tota­li­té des fidèles d’un ins­tinct de la foi – le sen­sus fidei – qui les aide à dis­cer­ner ce qui vient réel­le­ment de Dieu » (119) ((. Un expo­sé vrai­ment tra­di­tion­nel n’aurait cepen­dant pas man­qué de men­tion­ner que l’infaillibilité de l’Eglise est aus­si l’infaillibilité in docen­do du magis­tère. Le silence ne vaut pas a prio­ri néga­tion ; mais qu’il y ait incer­ti­tude quant à son exer­cice, voi­là qui est cer­tain, ne serait-ce qu’à tra­vers la sug­ges­tion qu’une « cer­taine auto­ri­té doc­tri­nale authen­tique » revient aux confé­rences épis­co­pales (32 ; cf. aus­si 16). ))  ; « Les expres­sions de la pié­té popu­laire ont beau­coup à nous apprendre, et, pour qui sait les lire, elles sont un lieu théo­lo­gique auquel nous devons prê­ter atten­tion, en par­ti­cu­lier au moment où nous pen­sons à la nou­velle évan­gé­li­sa­tion » (126) ((. Dans la ligne de la « théo­lo­gie du peuple », une place par­ti­cu­lière est accor­dée aux pauvres : « Pour cette rai­son, je désire une Eglise pauvre pour les pauvres. Ils ont beau­coup à nous ensei­gner. En plus de par­ti­ci­per au sen­sus fidei, par leurs propres souf­frances ils connaissent le Christ souf­frant. Il est néces­saire que tous nous nous lais­sions évan­gé­li­ser par eux. » (198) Mais, inter­ro­ge­ra-t-on, cela vaut-il vrai­ment de tous les pauvres ? L’exhortation répond par­tiel­le­ment par l’énonciation du mou­ve­ment réci­proque : « [J]e veux dire avec dou­leur que la pire dis­cri­mi­na­tion dont souffrent les pauvres est le manque d’attention spi­ri­tuelle. L’immense majo­ri­té des pauvres a une ouver­ture par­ti­cu­lière à la foi ; ils ont besoin de Dieu et nous ne pou­vons pas négli­ger de leur offrir son ami­tié, sa béné­dic­tion, sa Parole, la célé­bra­tion des Sacre­ments et la pro­po­si­tion d’un che­min de crois­sance et de matu­ra­tion dans la foi. L’option pré­fé­ren­tielle pour les pauvres doit se tra­duire prin­ci­pa­le­ment par une atten­tion reli­gieuse pri­vi­lé­giée et prio­ri­taire. » (200) Nous nous per­met­tons de rap­pe­ler ici la figure com­plexe des pauvres dans la théo­lo­gie du peuple : cœur du peuple, car vivant dans la sim­pli­ci­té et l’empathie, par là immu­ni­sés des dérives des élites ; péri­phé­ries du peuple, obli­geant les autres à se décen­trer d’eux-mêmes ; exclus du peuple reven­di­quant légi­ti­me­ment leur libé­ra­tion. Les cita­tions ren­voient à l’un de ces trois axes, la richesse ou l’ambiguïté étant d’essayer de les tenir ensemble. )) . La pré­di­ca­tion ne sau­rait s’en abs­traire, bien au contraire elle en tien­dra compte, s’appuiera sur elle et la ser­vi­ra, affirme le pape dans les para­graphes sur l’homélie. Voi­là qui tranche avec ce qui a paru être, à bien des égards, comme une décon­nexion ou une contra­dic­tion entre la vie, la pié­té et la pen­sée des fidèles et un cer­tain dis­cours ecclé­sias­tique. Ces consi­dé­ra­tions sur la foi du peuple chré­tien sont inté­res­santes à rele­ver car c’est aus­si à par­tir d’elles qu’est déve­lop­pée une pen­sée – jusqu’à main­te­nant – inha­bi­tuelle dans le dis­cours magis­té­riel, celle de la théo­lo­gie lati­no-amé­ri­caine. La pré­cé­dente livrai­son de la revue (122, hiver 2014) en a trai­té suf­fi­sam­ment ample­ment pour que nous n’y reve­nions pas ici, si ce n’est pour noter l’inculturation très pro­non­cée de cette théo­lo­gie et s’interroger sur la pos­si­bi­li­té de la trans­po­ser en d’autres lieux, voire de lui don­ner une exten­sion uni­ver­selle. L’expectative demeure après avoir lu Evan­ge­lii gau­dium. Quant aux élé­ments net­te­ment moins tra­di­tion­nels, et pas sim­ple­ment parce qu’ils seraient « exo­tiques » (sans conno­ta­tion péjo­ra­tive) pour un esprit euro­péen, la sous-éva­lua­tion de la dimen­sion ration­nelle du dis­cours magis­té­riel sup­po­sé­ment néces­saire, comme de la parole et de l’action des fidèles à laquelle ce dis­cours invite, est sans aucun doute le plus frap­pant d’entre eux, si ce n’est le plus inquié­tant. On retrouve, sans beau­coup de sur­prise, ce trait dis­tinc­tif du pape Fran­çois, noté par tous depuis son acces­sion au siège de Pierre et assu­mé par l’intéressé, que la période actuelle appel­le­rait de la part de l’Eglise une parole et des actes qui se dégagent de cer­tains élé­ments struc­tu­rels. Or, quelle que soit leur diver­si­té, ces élé­ments ont en com­mun, entre autres, de don­ner à la vie ecclé­siale sa forme ration­nelle : l’orthodoxie doc­tri­nale, les com­man­de­ments de la morale, les règles litur­giques, la dis­ci­pline ecclé­sias­tique, ne serait-ce qu’en ce qui concerne l’accès aux sacre­ments. Non qu’ils soient expli­ci­te­ment niés ou mépri­sés : l’exhortation, à la suite d’autres pro­pos, les consi­dère comme acquis ; mais, jus­te­ment parce qu’ils sont acquis, pré­ten­du­ment connus de tous, il serait contre-pro­duc­tif, pour la mis­sion, d’en par­ler à nou­veau, de les mettre en avant ((. « La pen­sée de l’Eglise, nous la connais­sons, et je suis fils de l’Eglise, mais il n’est pas néces­saire d’en par­ler en per­ma­nence. » (« Inter­view du pape Fran­çois aux revues cultu­relles jésuites », in : revue Etudes, octobre 2013) Une excep­tion dans l’exhortation : le rap­pel vigou­reux de l’interdiction de l’avortement, assor­ti de la men­tion que sur ce point l’Eglise ne sau­rait faire quelque chan­ge­ment que ce soit (214). )) . De plus, en quelques endroits, ces aspects sont pré­sen­tés sous les traits extrêmes de pha­ri­siens nou­veaux (au point qu’on ne peut que se deman­der s’il n’en va pas de figures rhé­to­riques propres à un style pro­phé­tique ou pam­phlé­taire). Cela mérite d’être quelque peu exa­mi­né, ce que l’on fera plus loin.

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Puisque le conte­nu embrasse une matière si vaste et ne se laisse pas mettre sous le joug d’une pen­sée pré­cise, peut-être convient-il de s’intéresser aus­si au style, à l’argumentation ; en défi­ni­tive de rendre compte de ce tour per­son­nel mar­qué de l’exhortation apos­to­lique. Cela nous semble appor­ter des lumières sup­plé­men­taires sur le pro­gramme avan­cé.
Un pre­mier temps peut être de prê­ter atten­tion à la marge infra­pa­gi­nale autant qu’au texte lui-même, c’est-à-dire aux cita­tions et aux réfé­rences. On remarque alors – l’impression méri­te­rait une véri­fi­ca­tion sys­té­ma­tique – qu’en cela Evan­ge­lii gau­dium tranche avec l’usage com­mun. Comme le conte­nu lui-même et peut-être plus encore, ce texte donne le sen­ti­ment d’une dis­pa­ri­té mal maî­tri­sée ; on en vient à faire l’hypothèse d’un docu­ment final qui serait pour une part la com­pi­la­tion plus ou moins har­mo­ni­sée de textes divers, dont notam­ment les contri­bu­tions des épis­co­pats locaux aux synodes, mais aus­si des textes per­son­nels de Jorge Mario Ber­go­glio com­po­sés en diverses cir­cons­tances. Ain­si, pour la pre­mière caté­go­rie, à pro­pos de la crise de la famille, le para­graphe 60 écrit : « Comme l’enseignent les évêques fran­çais, elle ne naît pas « du sen­ti­ment amou­reux, par défi­ni­tion éphé­mère, mais de la pro­fon­deur de l’engagement pris par les époux qui acceptent d’entrer dans une union de vie totale ». » Cita­tion est ici faite de la Note du Conseil Famille et Socié­té, « Elar­gir le mariage aux per­sonnes de même sexe ? Ouvrons le débat ! », du 28 sep­tembre 2012. Des exemples ana­logues se trouvent aux numé­ros 77 (extrait d’un mes­sage de l’Action catho­lique ita­lienne) et 110 (pas­sages de l’exhortation apos­to­lique de Jean-Paul II suite au synode sur l’Asie) ; ces réfé­rences et d’autres ayant en com­mun d’être peu ori­gi­nales, et d’avoir une source faci­le­ment rem­pla­çable par plu­sieurs autres. Rele­vant de la seconde caté­go­rie – du moins on le sup­pose –, on note­ra une cita­tion du P. de Lubac sur la mon­da­ni­té spi­ri­tuelle (71), de Georges Ber­na­nos sur la tris­tesse œuvre du démon (83), de l’Imitation de Jésus-Christ et de sainte Thé­rèse de l’Enfant-Jésus sur la néces­si­té de la vie inté­rieure (91), etc.

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