Revue de réflexion politique et religieuse.

L’affaire des fran­cis­cains de l’Immaculée

Article publié le 10 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

On se sou­vient que le 11 juillet 2013, près d’un an après le début de la visite apos­to­lique sol­li­ci­tée par un petit noyau de « frères dis­si­dents » et por­tée à son terme par Mgr Ange­lo Todis­co, la Congré­ga­tion pour les Ins­ti­tuts de vie consa­crée a déci­dé de pla­cer sous la direc­tion d’un com­mis­saire apos­to­lique la congré­ga­tion des frères fran­cis­cains de l’Immaculée. Au grand éton­ne­ment de beau­coup de catho­liques, leur fon­da­teur, le P. Ste­fa­no Maria Manel­li, accu­sé d’avoir exer­cé une auto­ri­té des­po­tique et fait pres­sion auprès des frères en faveur de la messe selon l’ancien ordo, a été démis de sa fonc­tion de supé­rieur ; et à sa place a été nom­mé ce com­mis­saire, le capu­cin Fiden­zio Vol­pi, lequel a rapi­de­ment choi­si pour secré­taire géné­ral l’un des cinq dis­si­dents ayant pro­vo­qué la visite, le P. Alfon­so Bru­no.
Le décret de nomi­na­tion du com­mis­saire, pris par le car­di­nal João Braz de Aviz, sti­pu­lait : « Outre ce qui pré­cède […] le Saint Père Fran­çois ordonne que tout reli­gieux de la Congré­ga­tion des frères fran­cis­cains de l’Immaculée soit tenu de célé­brer la litur­gie selon le rite ordi­naire et que, le cas échéant, l’utilisation de la forme extra­or­di­naire (ancien ordo) doive être expli­ci­te­ment auto­ri­sée par l’autorité com­pé­tente pour toutes les com­mu­nau­tés reli­gieuses et/ou com­mu­nau­tés qui le deman­de­raient ». Comme le vati­ca­niste San­dro Magis­ter l’a fait obser­ver, c’était « la pre­mière fois que Fran­çois se trou­vait ain­si en contra­dic­tion avec Benoît ».
Tout au long du reste de l’année 2013, les sites d’inspiration catho­lique tra­di­tion­nelle ont sui­vi cette tra­gé­die ecclé­sias­tique avec une extra­or­di­naire atten­tion, et vu s’exprimer quelques-uns des intel­lec­tuels ita­liens les plus enga­gés, de diverses manières et dans dif­fé­rents sec­teurs, dans la défense de l’orthodoxie catho­lique. Ils ont ain­si per­mis de se faire entendre, entre autres, et de conti­nuer à appor­ter leur contri­bu­tion – l’affaire étant loin d’être close – à des his­to­riens (Rober­to de Mat­tei, Mas­si­mo Viglione), un phi­lo­sophe (Gio­van­ni Tur­co), des apo­lo­gistes et polé­mistes (Ales­san­dro Gnoc­chi et Mario Pal­ma­ro), des écri­vains comme Cris­ti­na Sic­car­di ou Puc­ci Cipria­ni (un pro­sa­teur répu­té pour son style, et héraut du catho­li­cisme tos­can), ou encore d’autres auteurs, Fran­ces­co Agno­li, Emma­nuele Bar­bie­ri, Loren­zo Ber­toc­chi, Mar­co Bon­gi, Fran­ces­co Cola­fem­mi­na, Mau­ro Faver­za­ni, Maria Pia Ghis­le­ri, Cor­ra­do Gnerre.
Il en est résul­té toute une lit­té­ra­ture épar­pillée mais inté­res­sante qui, au tra­vers de com­men­taires qua­si quo­ti­diens sur les coups sévères infli­gés à une congré­ga­tion flo­ris­sante, a mis en lumière quelques-unes des causes géné­rales de la crise pro­fonde qui affecte l’Eglise entière.
A Car­lo Manet­ti, connu en Ita­lie pour son enga­ge­ment intel­lec­tuel et humain en faveur de la tra­di­tion catho­lique, revient le mérite d’avoir réuni et anno­té cet ensemble de contri­bu­tions en un volume, récem­ment paru, très utile et ins­truc­tif, Un caso che fa dis­cu­tere. I fran­ces­ca­ni dell’Immacolata ((. Ed. Fede & Cultu­ra, Vérone, décembre 2013, 240 p., 9,99 €. )) .
Cet ouvrage offre, juste après la renon­cia­tion de Benoît XVI et l’élection de Fran­çois, un aper­çu actua­li­sé du catho­li­cisme tra­di­tion­nel ita­lien, de ses prin­ci­paux auteurs, et des sites qu’il occupe dans le vaste ter­ri­toire du réseau élec­tro­nique. Son prin­ci­pal avan­tage est de faire émer­ger, à par­tir du cas écla­tant des fran­cis­cains du père Manel­li, un consen­sus sur la légi­ti­mi­té, ou l’illégitimité, de nom­breux actes consti­tuant ce que l’on pour­rait appe­ler le « droit admi­nis­tra­tif » actuel de l’Eglise.
Cer­tains essais relèvent l’irrationalité sub­stan­tielle et l’évidente injus­tice maté­rielle avec les­quelles on traite une congré­ga­tion qui, à l’exact oppo­sé de la mala­die morale qui plonge ordres et familles reli­gieuses dans la voie de l’extinction avan­cée, pra­tique une vie reli­gieuse intègre, conforme à l’orthodoxie catho­lique, et attire en consé­quence de nom­breuses jeunes voca­tions. D’autres contri­bu­tions, celles sur­tout de R. de Mat­tei et de Cris­ti­na Sic­car­di en début de volume, puis d’une manière juri­dique et plus appro­fon­die, celles de Gio­van­ni Tur­co (« Posi­ti­visme juri­dique et posi­ti­visme théo­lo­gique », et en col­la­bo­ra­tion avec de Mat­tei, Pal­ma­ro et San­dri, « Ana­lyse du décret de mise sous admi­nis­tra­tion spé­ciale des fran­cis­cains de l’Immaculée ») attirent l’attention sur la dis­con­ti­nui­té entre les dis­po­si­tions de l’acte admi­nis­tra­tif pro­hi­bant, sauf auto­ri­sa­tion exprès, la célé­bra­tion selon l’ancien ordo par les fran­cis­cains de l’Immaculée – qui lui avaient fait jusqu’ici une place impor­tante dans leur vie reli­gieuse – et cer­tains docu­ments consti­tuant pour ce domaine la loi supé­rieure de l’Eglise, tels la bulle Quo pri­mum de saint Pie V et le motu pro­prio Sum­mo­rum Pon­ti­fi­cum de Benoît XVI, qui per­mettent à tout prêtre de faire ce que le car­di­nal João Braz de Aviz inter­dit aujourd’hui avec le sur­pre­nant aval de Fran­çois. A cette cri­tique fon­da­men­tale du décret s’ajoutent les articles qui exa­minent le mode d’action du visi­teur apos­to­lique, Mgr Todis­co, notant de sa part une conti­nuelle vio­la­tion des pro­cé­dures de droit natu­rel (cf. en par­ti­cu­lier l’analyse par C. Sic­car­di du ques­tion­naire du visi­teur apos­to­lique).
En réa­li­té, le lec­teur – qui est ici le recen­seur – a de plus de plus l’impression que la manière dont le décret res­pecte la « jus­tice » (en par­ti­cu­lier en ce qui concerne l’interdiction faite à cer­tains indi­vi­dus et com­mu­nau­tés d’utiliser l’ancien rite) n’est cer­tai­ne­ment pas un cas sans pré­cé­dent dans le monde catho­lique depuis qu’a été pro­mul­gué le motu pro­prio Sum­mo­rum pon­ti­fi­cum, et que la vio­la­tion répé­tée de la pro­cé­dure de droit natu­rel est fon­dée sur le pré­sup­po­sé (bien ancré dans l’esprit du car­di­nal Braz de Aviz, de Mgr Todis­co, et des pères Vol­pi et Bru­no) qui veut que le deuxième concile du Vati­can soit le seul véri­table fon­de­ment de l’ordre théo­lo­gique et juri­dique de l’Eglise, et que ce fon­de­ment doive être conti­nuel­le­ment réaf­fir­mé et mis en œuvre, dans une sorte de « sys­tème des besoins » hégé­lien, par une action pas­to­rale dont le nou­vel ordo est consi­dé­ré comme un organe vital.
L’idée oppo­sée expri­mée dans la période récente par le P. Sera­fi­no Lan­zet­ta – pro­ba­ble­ment le meilleur théo­lo­gien des fran­cis­cains de l’Immaculée – dans son livre Iux­ta modum. Il Vati­ca­no II rilet­to alla luce del­la Tra­di­zione del­la Chie­sa (Can­ta­gal­li, Sienne, 2012) – est que « l’Eglise est plus grande que le concile ». Il expose, comme cela n’échappe pas aux auteurs du pré­sent livre, le fon­de­ment dog­ma­tique et litur­gique de l’Eglise (conti­nuel­le­ment mena­cé par les exi­gences pas­to­rales) et révèle, de manière exem­plaire, l’injustice d’un décret et d’autres actes qui ne s’enracinent pas dans la constance des formes catho­liques. C’est dans cette direc­tion que vont les auteurs, sur­tout Gnoc­chi, Pal­ma­ro, Sic­car­di et de Mat­tei, sui­vant la clau­su­la Petri : « Il faut obéir à Dieu plu­tôt qu’aux hommes » (Ac 5, 29), qui, en pré­sence d’un acte injuste, même ava­li­sé par le sou­ve­rain pon­tife, invoquent au nom de l’Eglise et du salut de l’orthodoxie catho­lique le droit de résis­ter, et demandent aux fran­cis­cains de l’Immaculée de conti­nuer ce qu’ils ont com­men­cé.
« Atta­quer une mesure injuste et y résis­ter en pleine conscience », écri­vaient Gnoc­chi et Pal­ma­ro le 7 août 2013, « est ce qu’ont de plus à redou­ter ceux qui exercent le pou­voir injuste. Il y a quelque chose de mys­té­rieu­se­ment et ter­ri­ble­ment méta­phy­sique chez l’individu qui se pré­sente seul devant le supé­rieur et le déclare injuste : c’est le fait de lui dire qu’il n’agit pas comme il le devrait, qu’il se dimi­nue, qu’il perd de sa res­pec­ta­bi­li­té. […] Si l’anomalie des fran­cis­cains de l’Immaculée est à moi­tié annu­lée sans que les vic­times des mesures iniques n’aient résis­té d’une manière ou d’une autre, le mal sera fait en pre­mier lieu à l’Eglise, parce que l’on per­met­tra ain­si à ceux qui occupent des postes de pou­voir être moins que ce qu’ils devraient être. Et cela même si tout ceci se cache sous l’image média­tique d’un pon­ti­fi­cat tendre et misé­ri­cor­dieux. L’Eglise n’est pas une ins­ti­tu­tion à faire chu­ter, mais à aimer et à rele­ver, fût-ce au prix de la déci­sion et par la force ».

Le livre dont on vient de lire la recen­sion par­ti­cipe de l’effort d’explicitation d’un malaise res­sen­ti, spé­cia­le­ment en Ita­lie, depuis l’accession de Jorge Mario Ber­go­glio au pon­ti­fi­cat. Un autre lui fait suite : Ques­to papa piace trop­po. Una appas­sio­na­ta let­tu­ra cri­ti­ca [Ce pape plaît trop. Une lec­ture cri­tique pas­sion­née], aux édi­tions Piemme (Milan, mars 2014, 180 p., 15,90 €), par Giu­lia­no Fer­ra­ra, Ales­san­dro Gnoc­chi et Mario Pal­ma­ro. Nous nous effor­ce­rons d’en rendre compte dans notre pro­chain numé­ro. G. Fer­ra­ra dirige le quo­ti­dien mila­nais Il Foglio. Quant aux deux autres auteurs, ils ont sou­vent signé ensemble leurs ouvrages. Tou­te­fois, dans notre pré­cé­dent numé­ro, l’article inti­tu­lé « Fran­çois et les médias » ne l’était que par Ales­san­dro Gnoc­chi, et nous en avions don­né la rai­son : Mario Pal­ma­ro était très malade. Depuis, hélas, il a quit­té ce monde, le 9 mars der­nier.

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