L’esthétique ou le symbole. Henri Matisse, architecte religieux
C’est un livre d’art à tous les titres que propose, sur la chapelle réalisée par Matisse à Vence de 1947 à 1951, Marie-Thérèse Pulvenis de Séligny ((. Marie-Thérèse Pulvenis de Séligny, Matisse, Vence, La chapelle du Rosaire, Cerf, septembre 2013, 224 p., 39 €. )) , responsable depuis 1997 du musée Matisse de Nice et spécialiste reconnue de ce peintre, ce qui lui permet des références approfondies, ainsi qu’un appareil bibliographique et de notes très fouillé, sans être jamais obsédant grâce à son report en fin d’ouvrage. L’art est dans l’objet de l’étude mais également dans la qualité des nombreuses photographies. Le photographe a ici joué avec la lumière, la belle lumière de Provence dans les extérieurs, également celle des intérieurs, travaillant pour ses clichés les reflets, également dans ce qu’ils donnent à sentir de la matière : l’épaisseur du verre des vitraux, le lissé des marbres, la rugosité du calcaire provençal ou la densité crémeuse des céramiques. L’art est, bien sûr, aussi dans les œuvres picturales installées par Matisse dans la chapelle, qui peuvent être considérées parmi les dernières de sa vie, comme le montre la récapitulation chronologique donnée en annexe, avec un trait de plus en plus épuré, au-delà des esquisses reprises dans le livre, jusqu’à une simplification presque hiéroglyphique pour certaines stations du chemin de croix ou pour la représentation de saint Dominique, au sujet de laquelle l’auteur rappelle ce mot de Matisse : « Il suffit d’un signe pour évoquer un visage, il n’est nul besoin d’imposer aux gens des yeux, une bouche […] il faut laisser le champ libre à la rêverie du spectateur » (p. 76). De fait, de toutes les représentations humaines de la chapelle, le seul visage complet – mais toujours dans son économie des traits – est celui qui s’imprime sur le voile de Véronique, « Sainte Face » en laquelle se résume toute la sixième station du chemin de croix.
Mais l’œuvre de Matisse n’est pas donnée, dans la chapelle, par les seuls panneaux peints qui en tapissent les murs ; elle est la chapelle elle-même. Sans revendiquer d’être devenu architecte, l’artiste veut lui-même construire dans l’espace. A une proposition de se faire aider par un architecte, en l’occurrence Le Corbusier, Matisse préféra rester le seul maître d’œuvre de « sa » chapelle, dont il réalisa lui-même la maquette, se contentant des conseils techniques de son ami Auguste Perret pour la conception des structures de béton, dont il avait été un des plus grands promoteurs. A Vence, le monument n’abrite pas l’œuvre ; c’est lui qui est l’œuvre elle-même. Cette œuvre, on peut la penser également comme œuvre totale, entièrement sous la signature du maître en la fin de sa vie, car tout y est conçu par Matisse : l’ensemble du mobilier liturgique, autel, confessionnal, stalles et sièges, mais encore les chandeliers et la croix de l’autel, ainsi que la totalité des ornements du prêtre. L’idée, bien qu’originale, n’est pas ici nouvelle et le XIXe siècle avait pu manifester la même unité de conception dans les détails de la part d’un Viollet-le-Duc, initiateur d’une restauration gothique également dans la décoration et le mobilier, notamment liturgique ; mais il était d’abord architecte et Matisse d’abord peintre. Peut-on invoquer l’antécédent de Michel-Ange à la basilique Saint-Pierre du Vatican ? Ce serait au moins un rapprochement anachronique, vraisemblablement aussi une démesure. Au XXe siècle, avant Matisse, on avait pu voir des artistes « envahir » l’espace liturgique d’une église – avec l’exemple, entre autres, avant-guerre, de Max Ingrand (pour les vitraux) et de son épouse (pour les fresques) dans l’église Sainte-Agnès de Maisons-Alfort (Val-de-Marne) – mais le peintre n’était pas, dans ce cas, l’architecte lui-même.
L’implication de Matisse dans la construction de la chapelle de Vence est issue d’une rencontre personnelle, d’une amitié nouée avec celle qui allait devenir religieuse dans la communauté à laquelle sera destinée la chapelle, Sœur Jacques-Marie. Elle n’est pas, pour autant, indépendante du grand mouvement intellectuel d’alors qui cherche à renouveler l’art et l’architecture liturgiques par un appel aux grands noms de l’art moderne, même non chrétiens – ce qui le différencie des tentatives antérieures, notamment autour de Maurice Denis. Ce mouvement, c’est celui qui est fédéré par la revue L’art sacré ((. Françoise Caussé, La revue « L’art sacré », Le débat en France sur l’art et la religion (1945–1954), Cerf, 2010.)) . C’est d’ailleurs de la carrure imposante d’un de ses principaux animateurs, le P. Couturier, que s’inspire Matisse pour la silhouette du grand panneau dédié à saint Dominique. C’est lui qui avait proposé à Matisse l’aide de Le Corbusier, qui réalisera lui aussi des églises, dont la chapelle de Ronchamp, contemporaine de celle de Vence, entre 1950 et 1955. Ce mouvement est puissant dès la fin des années quarante, par les nombreuses réalisations qu’il motive et qui demeurent emblématiques, comme la chapelle d’Assy, avec l’appel aux artistes les plus engagés dans la modernité. Il poussera aussi Rome à prendre position, justement à partir du crucifix conçu en 1949 par Germaine Richier pour le maître-autel d’Assy ((. Ibid., pp. 505 ss. )) et nourrira un débat qui est encore lisible dans la place importante accordée à l’art sacré et à ses réalisations, dans la constitution du concile Vatican II sur la liturgie, Sacrosanctum Concilium.
C’est justement dans sa situation d’antériorité par rapport à la réforme liturgique des années soixante, puisque la chapelle de Vence est inaugurée onze ans avant même l’ouverture du concile, que cette œuvre de Matisse peut être aussi pensée, alors que la réforme liturgique qui allait suivre le concile s’est avérée d’autant plus décisive et radicale dans sa réalisation que le projet développé dans le texte de la constitution conciliaire était, sur le fond, plus que modéré, les mutations les plus fondamentales étant surtout issues de la généralisation de pratiques nouvelles, encouragées ensuite par les directives vaticanes, à partir de la publication d’Inter œcumenici, Instruction pour l’exécution de la Constitution sur la liturgie, en 1964 ((. « L’instruction Inter œcumenici du 26 septembre 1964, texte et commentaire de P. Jounel », La Maison-Dieu, n. 80, 1964, pp. 7–25. )) . Les antécédences sont toutefois complexes ; dans la nudité volontaire de ses formes, la chapelle de Vence semble annoncer une volonté de dépouillement postconciliaire mais cela n’est pas sûr, la simplification des formes étant surtout voulue par Matisse comme un achèvement de son acte créateur.
Si on quitte le point de vue de l’art en lui-même pour celui des fonctions liturgiques, il apparaît que la chapelle de Vence marque pourtant une étape dans ce qu’allait devenir l’évolution de l’espace liturgique une dizaine d’années plus tard, tenant comme de deux ères. Elle est antéconciliaire dans ce qu’elle comporte et qui allait ensuite être effacé ou minoré : notamment un confessionnal, particulièrement souligné par sa décoration, mais aussi un tabernacle disposé au centre de l’autel, bien que creusé dans sa table ; les stalles des religieuses, très classiques dans leur forme, ont aussi été conçues spécialement par l’artiste, tout comme la lampe du sanctuaire, ainsi que le très important chemin de croix. Mais la chapelle de Vence, c’est aussi une grille de communion absente et surtout un autel disposé « face au peuple », treize ans avant Inter œcumenici, dans la diagonale entre le chœur des religieuses et l’assemblée des laïcs.
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