La droite, la gauche, et le bien commun
Il n’est plus l’heure d’annoncer la parution à la librairie Perrin, à l’automne dernier, de l’Histoire intellectuelle des droites, de François Huguenin, qu’on avait lue en 2006 (La table ronde) sous le titre Le conservatisme impossible. Au texte primitif s’ajoutent quelques compléments, notamment un chapitre traitant du catholicisme social, qui, de mémoire, n’existait pas dans le volume de 2006. Nous nous proposons ici quelques remarques sur ce qui constitue manifestement la principale préoccupation de l’auteur, qui réfléchit au moyen de réformer la droite, aujourd’hui en fort mauvaise santé. La droite, qu’il définit, en substance, par l’esprit conservateur tel qu’il s’est opposé dès le départ à l’idolâtrie du progrès propre à la gauche, n’est jamais parvenue à se constituer en un véritable courant à même de « contrebalancer » l’idéologie de la gauche. Huguenin ne se montre pas particulièrement optimiste pour l’avenir, mais il croit néanmoins à la possibilité d’un redressement, de telle manière qu’il ne pose pas la question de la pertinence de ce concept de droite adversaire de la gauche dans un système suscité et organisé par l’apparition d’une gauche qui en a vitalement besoin pour être ce qu’elle est. Dans les derniers chapitres de son enquête, ayant jusque-là brossé une impressionnante et passionnante étude des courants qui ont animé et façonné la pensée de droite depuis la Révolution jusqu’à nos jours, projetant son regard haut dans la généalogie des idées essentielles à ces conceptions du rapport de l’homme à la société, de la liberté à l’ordre politique, Huguenin concentre son attention de manière plus thématique sur la question de la légitimité du pouvoir, fondamentale en philosophie politique, mais qui se pose de manière très aiguë dans le difficile dialogue, à droite, entre la pensée libérale, éprise des libertés individuelles, et la pensée réactionnaire, nostalgique de l’Ancien Régime. Héritières inégales de la pensée classique, ce sont deux visions peu conciliables sinon dans leur commune opposition aux principes de la Révolution, c’est-à-dire dans leur rejet des idéaux de la gauche issus des conceptions de Jean-Jacques Rousseau. Intellectuellement, Rousseau est deux fois père : il l’est de ce qu’il est convenu d’appeler la modernité politique, et il l’est de la pensée de gauche. On peut être tenté d’ajouter que c’est en réalité la même chose, que la modernité est de gauche, mais cela entraîne que la droite est obsolète, à moins qu’elle ne consente à être un peu de gauche. Il est plus courant d’entendre dire que la gauche est moderne ; personne ne le conteste, qu’on oppose le moderne au classique, comme le fait Huguenin à juste titre, ou qu’on l’assimile au progrès, comme cela se fait chez les gens de gauche, qui sont enclins à penser que la vraie politique commence avec la Révolution française, c’est-à-dire avec l’avènement de la démocratie.
La question de la légitimité du pouvoir conduit naturellement Huguenin à envisager la notion de bien commun, dont il fait l’un des objets les plus importants dans la réflexion politique, tout en soulignant la difficulté qu’il y a à s’en former une idée claire : « La question du bien commun est donc capitale. […] Mais personne ne sait aujourd’hui comment le définir. Quel sens revêt encore la notion de bien commun ? » Une telle interrogation, à vrai dire, revient à douter que le politique ait encore un sens, tant dans l’esprit de ceux qu’il a vocation à servir et qui, pour la plupart démocrates inconditionnels, admettent de plus en plus souvent que voter est devenu vain, que de ceux qui exercent le pouvoir et qui, démocrates proclamés, tiennent le vote de leurs concitoyens pour un blanc-seing à leur volonté de jouissance. Pour les uns et les autres l’idée même de bien commun n’évoque plus rien de bien précis. Les premiers y voient, au mieux, l’intérêt public qui, pour être juste, doit répondre à leurs intérêts propres ; les seconds agitent les valeurs de la république, grand totem qui absorbe tout bien possible et justifie n’importe quoi. La modernité, rappelle Huguenin, est fondée sur « le primat de l’individu sur la société, laquelle, ne pouvant être un fait de nature, est un artifice, une construction » ; et (reprenant les termes de Pierre Manent), sur « le fait que l’homme ne se reconnaisse aucune autre loi que celle qu’il s’est donnée lui-même. Il n’y a plus de critère objectif du bien. Il n’y a plus d’extériorité de la norme. Il n’y a donc plus de tension vers un bien qui dépasse l’homme et l’oblige à se perfectionner. » Il est certain que dans ces conditions c’est la notion de bien elle-même qui s’obscurcit. Devenu relatif au droit de l’homme, il n’est plus la norme de sa conduite, mais l’objet de sa fantaisie : l’on n’aime ni ne fuit plus les choses selon qu’elles sont bonnes ou mauvaises en elles-mêmes, c’est parce qu’on les aime qu’elles sont bonnes, et parce qu’on n’en veut plus qu’elles cessent de l’être. Pris d’un point de vue diachronique, cela s’appelle le progrès. Et puisque le progrès consiste à aller du moins bien vers le mieux, le libre cours de la liberté vaut toujours mieux que tout bien.
Pour apporter quelque lumière sur le sens de la notion de bien commun Huguenin en appelle à Jacques Maritain, qu’il apparente directement à Aristote et saint Thomas d’Aquin : « Une des grandes leçons de la politique classique, d’Aristote à Maritain, est que le bien commun ne saurait être réduit à la somme des intérêts particuliers. » Par cela Maritain doit se démarquer résolument des conceptions de gauche. Mais Huguenin insiste, en même temps, sur l’indéniable intérêt de Maritain pour les droits de la personne humaine, que le bien politique ne saurait supplanter, semblant par là concéder la primauté de la partie sur le tout. On peine un peu, finalement, à voir ce qui en fait un penseur de droite. La leçon de Maritain est confuse, et l’on y trouve plutôt ce qu’on y met, qu’une règle pour l’action du politique. Huguenin reconnaît que la politique de Maritain, « mélange de thomisme, de libéralisme et d’humanisme, […] n’existe pas », et il ajoute qu’« elle reste à inventer » sans qu’on sache s’il l’appelle de ses vœux ou frémit à l’idée qu’elle puisse voir le jour. Nous voudrions montrer ici en quelques mots ((. Nous avons donné une analyse beaucoup plus complète des principales insuffisances de la pensée de Jacques Maritain dans notre introduction aux travaux de Charles De Koninck sur le bien commun : Charles De Koninck, De la primauté du bien commun contre les personnalistes (1943), nouvelle édition, suivie de Pour la défense de Saint Thomas (1945), Œuvres complètes, t. II, vol. 2, PUL, Québec, 2009. )) que la notion que Maritain se fait du bien commun n’a pas la portée que lui prête Huguenin, et que son thomisme, plus de réputation que de conviction, ne suffit pas à en faire un recours pour un hypothétique redressement de la droite, et encore moins pour ce qui nous paraît plus important et plus urgent, le rétablissement d’une saine et juste compréhension du politique.
Huguenin fait une longue citation de L’homme et l’État, dont nous reproduisons ici le principal. « Le bien commun », dit Maritain, « est commun à la fois au tout et aux parties, c’est-à-dire aux personnes à qui il se redistribue et qui doivent bénéficier de lui ». Il n’est « pas seulement la somme des avantages et des services publics que l’organisation de la vie publique présuppose… », il « implique aussi l’intégration sociologique de tout ce qu’il y a de conscience civique, de vertu politique, et de sens de la loi et de la liberté, d’activité, de prospérité matérielle et de richesses spirituelles, […] dans la mesure où toutes ces choses sont, d’une certaine façon, communicables et font retour à chaque membre, l’aidant à perfectionner sa vie et sa liberté de personne, et où elles constituent dans leur ensemble la bonne vie de la multitude. »
Maritain affirme que le bien commun est commun au tout et aux parties, mais ne le montre pas. Il n’y apporte jamais que des exemples, et s’il n’éprouve nulle part le besoin d’en rendre compte, c’est qu’il ne voit rien d’autre dans le bien commun qu’un bien qui « fait retour à chaque membre » ; il est « commun au tout et aux parties » en tant qu’il « se redistribue » à ceux qui (par définition) « doivent bénéficier de lui ». Où Maritain écrit commun (ou communicable), il veut dire communiqué. Or on peut aimer pour son universelle communicabilité même un bien qu’on sait répandu à un petit nombre ; ainsi l’enfant admire-t-il la science de ses maîtres. De même, un bien dont on jouit effectivement ne nous est pas toujours pour cela aimable en tant que communicable à plusieurs. Ainsi raisonne l’avare. Ce qu’omet Maritain, dont toutes les pensées trouvent leur mesure dans l’insurpassable dignité de la personne humaine, c’est que le bien est essentiellement cause finale ; et c’est en tant que tel, fondamentalement, qu’il est diffusif de soi. Il est, suivant les termes d’Aristote, « la fin de toute génération et de tout mouvement » ((. Métaphysique, I, 3 ; de même, saint Thomas d’Aquin, notamment : Q. D. De Veritate, q. 1, a. 1.)) . Tout ce que nous regardons comme une fin, nous l’aimons comme un bien ; tout ce que nous estimons un bien nous y voyons une fin, c’est-à-dire quelque chose de désirable et à quoi consacrer nos efforts. Dire d’un bien qu’il n’est un bien que pour autant qu’on en jouit, c’est, à vrai dire, se faire la mesure du bien.
A cet égard la définition qu’Huguenin emprunte à Benoît XVI, et qu’il qualifie de « conception classique du bien commun », pèche elle aussi par approximation. Selon Benoît XVI, le bien commun « n’est pas un bien recherché pour lui-même, mais pour les personnes qui font partie de la communauté sociale, et qui, en elle seule, peuvent arriver réellement et plus efficacement à leur bien » ((. Benoît XVI, Caritas in veritate, 7.)) . On comprend l’idée du Saint Père : on ne saurait vouloir un bien sinon pour le voir répandu. Mais cela ne renvoie qu’indirectement au bien proprement dit commun, dans la mesure où la communauté du bien commun, c’est-à-dire son universelle bonté, trouve sa raison dans les autres et non en lui-même ; autrement dit, il n’est pas conçu comme intrinsèquement surabondant et désirable dans son incommensurabilité même, mais est recherché pour autre chose que sa qualité de bien commun, ou, ce qui revient au même, n’est conçu comme commun que par la considération de ce à quoi il est susceptible de bénéficier, comme s’il n’était pas nécessaire qu’il fût commun pour se répandre, c’est-à-dire antérieurement à toute communication de soi. Les autres ne sont naturellement pas étrangers à la recherche du bien commun, mais ils ne peuvent être tenus pour raison première de l’amabilité du bien commun, parce qu’ils ne sont pas la raison de sa communicabilité.
Sans doute Benoît XVI est-il un peu l’héritier de Maritain, dont Huguenin évoque la forte influence sur le Concile Vatican II. Dans le droit fil de cette vision du bien commun, cette autre citation de Caritas in veritate, à la page suivante : « Seule la charité, éclairée par la lumière de la raison et de la foi, permettra d’atteindre des objectifs de développement porteurs d’une valeur plus humaine et plus humanisante. » Il y a quelque chose d’insolite à cette recommandation, quand c’est d’ordinaire plutôt la raison, et la foi elle-même, qu’on exhorte à la charité ((. 1 Co 13, 2 : « Quand j’aurais toute la foi possible, jusqu’à transporter les montagnes, si je n’ai point la charité, je ne suis rien. » )) . Quelle charité demande, en réalité, à être raisonnée et rappelée aux objets de la foi sinon celle conçue principalement comme amour du prochain, celle qui s’expose à la démesure de l’amour séparé de la vérité ? Dieu est exemplaire de tout bien et souverain bien de toute chose. Il est donc souverainement diffusif de soi, c’est-à-dire à sa divine mesure, pas à celle de l’homme. C’est d’ailleurs pour cela que la charité, qui est avant tout amour de Dieu, est aussi et par conséquent amour du prochain ((. Saint Thomas, notamment Q. D. De caritate, a. 4, ad 2. )) : le bien divin n’est pas aimé pour lui-même s’il n’est aimé dans sa surabondance qui est diffusibilité. C’est ainsi que nous aimons notre prochain d’un amour juste non pas, ultimement, pour lui-même, mais en tant qu’il est capax beatitudinis, appelé à la béatitude : c’est Dieu que nous aimons en lui, comme en nous-mêmes. Et c’est, selon toute nécessité, comme bien commun que nous aimons Dieu en nous-mêmes, comme dans le prochain.
Si rien ici-bas, selon Maritain, ne peut égaler la personne humaine en dignité, c’est parce qu’elle est seule image de Dieu. Elle est donc le bien le plus élevé dans la nature et ne peut être subordonnée à aucun autre bien que celui dont elle est justement la ressemblance, et auquel elle est, par le fait, promise. Ici Maritain oublie qu’en toute rigueur tout bien est tel par une ressemblance du bien divin qui lui est inhérente ((. Saint Thomas, Somme théologique, I, q. 6, a. 4, resp. )) , et que si l’homme est plus parfaitement à la ressemblance de Dieu par sa nature intellectuelle, il est aussi vrai qu’un bien est un plus grand bien à proportion qu’il s’étend à un plus grand nombre. Maritain méconnaît la distinction pourtant chère à saint Thomas entre la bonté ou perfection selon l’essence et la perfection dans l’ordre des causes ((. Ibid., I, q. 103, a. 4.)) ; et parce qu’elles sont une même chose en Dieu (qui est exemplaire et fin de tout bien), il croit qu’il en est de même dans l’image de Dieu, comme si l’homme et son créateur partageaient une même nature. De là suit que le bien commun ne peut qu’être subordonné à l’épanouissement de la personne, qui, se consacrant à se rendre plus humaine se fait par là plus divine.
La société est ainsi conçue comme « un tout dont les parties sont elles-mêmes des touts, et elle est un organisme fait de libertés », et « sous peine de se dénaturer lui-même », le bien commun « implique et exige la reconnaissance des droit fondamentaux des personnes, et il comporte lui-même comme valeur principale la plus haute accession possible (c’est-à-dire compatible avec le bien du tout) des personnes à leur vie de personnes et à leur liberté d’épanouissement… », c’està-dire leur liberté de touts originairement indépendants de la société par le lien qui unit chacune d’elles à l’absolu « dans lequel seul elle peut trouver son plein accomplissement » ((. Les droits de l’homme et la loi naturelle, in Œuvres complètes [O. C.], Editions Saint-Paul, Fribourg, 1986–2008, t. 7, pp. 622, 621.)) . On ne peut mieux dire que le bien commun est subordonné à la personne dans ce qu’elle a d’originairement étranger à l’ordre politique, et pour qui il n’est que le moyen de s’émanciper de l’ordre social auquel l’attachent les besoins matériels tandis qu’elle aspire à se consacrer à ses fins propres ((. Ce que Maritain appelle « la vraie émancipation politique » dans Principes d’une politique humaniste, O. C., t. 8, p. 196. )) .
Si, maintenant, il est de la nature du bien commun d’impliquer la « reconnaissance des droits fondamentaux des personnes », c’est que ces droits lui sont par nature antérieurs : la société est « un tout de personnes dont la dignité est antérieure à la société » ((. Les droits de l’homme…, O. C., t. 7, p. 631.)) . Or, dès l’instant où c’est le droit qui fonde le bien, ce qui est désigné comme un bien l’est en fonction du droit, c’est-à-dire, ici, du droit des personnes antérieur à la société. C’est le droit qui est l’absolu, le bien est relatif. Le bien commun n’est donc pas intrinsèquement commun, comme ce qui s’étend davantage au singulier que le bien singulier, mais seulement de manière extrinsèque, en tant qu’il est par tous désiré comme l’instrument du bien privé. Que ce soit pour de pieuses raisons n’y change rien. La société de Maritain est une communauté de droit et non pas une communauté de bien : ce sont des droits dont ses membres ont en commun de jouir chacun pour soi-même, non un bien auquel ils œuvrent ensemble comme à leur fin commune et la plus noble. Si le bien politique était aimé d’un amour juste et recherché pour lui-même (l’étant par là pour les autres), il serait aimé pour ce qu’il est, l’analogue dans la cité terrestre du souverain bien de la cité céleste ; et cet amour juste répondrait à ce qu’exige ici-bas l’amour de la béatitude céleste ((. Saint Thomas, Q. D. De caritate, a. 2, resp. )) , qu’on ne peut vouloir pour quiconque si on ne la veut pour elle-même. C’est, en ce sens, la charité qui est, en chrétienté, la première vertu du politique, plutôt que la générosité de Maritain ou la miséricorde de MacIntyre.
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