La loi et la manipulation des masses
La loi n’est pas le droit, mais elle est à son service, si l’on entend par droit ce qui est juste dans les rapports entre les hommes au regard de leur fin. La loi, au sens positif, c’est-à-dire matérialisée sous forme d’une décision prise par l’autorité légitime en vue du bien commun, et donc conforme à la raison, est un instrument social à la fois limité et soumis à une norme. Limité, parce qu’elle établit dans certains domaines une règle de portée générale couvrant la plupart des cas mais rarement tous les cas, ce qui conduit d’ailleurs à devoir l’interpréter, à en chercher l’esprit au-delà de la lettre ; et soumis à une norme, le bien commun – celui-ci n’étant pas réductible à l’utilité, mais ultimement ordonné à Dieu, principe et fin de toutes choses. A ce titre la loi possède un pouvoir bien plus moral que physique, d’indication du bien et du mal bien plus que de contrainte.
Il s’avère que cette présentation de la loi positive ne correspond pas à ce qui est appelé loi dans le système juridique moderne, et moins que jamais en ces temps de modernité tardive. Sous nos yeux, la pléthore des textes législatifs, leur caractère irrationnel ou franchement contraire à la saine raison, la prétention d’user de la loi comme moyen d’imposer une volonté idéologique, voire de pratiquer une pédagogie à même d’aligner les mentalités sur cette volonté, tout cela constitue un véritable détournement de fonction. Et cela d’autant plus efficacement que les textes qui se présentent comme lois conservent par le fait même une faculté indicative du permis et de l’interdit, et donc une influence sur les esprits non avertis.
Sur ce thème, Nicolas Warembourg, professeur d’histoire du droit (Université Lille-II), a accepté de répondre à quelques-unes de nos questions.
Catholica – L’usage idéologique d’une « pédagogie » du peuple par voie légale est-il un détournement de l’essence de la loi ?
Nicolas Warembourg – L’épithète « pédagogique » mériterait peut-être d’être discutée. Le verbe grec paidagogein signifie à la fois gouverner et instruire les enfants. Or la loi, « ordonnance de raison en vue du bien commun établie et promulguée par celui qui a la charge de la communauté », comme le dit la formule classique de saint Thomas, s’adresse fondamentalement à la raison. La loi a peut-être comme finalité immédiate d’imposer une discipline sociale… mais de l’imposer surtout à des adultes ! Pour les Grecs, le pouvoir politique n’était pas de la même nature que le pouvoir domestique. Le despote, le tyran est précisément celui qui gouverne en confondant autorité paternelle et paternalisme, ce qui ne convient pas à un être libre, à l’homme fait – pour utiliser une expression un peu vieillotte – qu’est un citoyen. Le seul despote que respectent les Anciens, ce sont les lois de la Cité. Démarate expliquait au roi Darius que les Grecs craignent davantage de désobéir à la loi que les Perses ne craignent de désobéir à leur despote. Le symbole de la barbarie réside pour les Grecs dans cette condition aliénante de sous-âgé dans laquelle le paternalisme despotique maintient ses sujets, soumis à des ordres plutôt qu’à des lois générales et impersonnelles. En France, un certain conformisme s’est complu dans une rhétorique politique paternaliste. Rappelons-nous les appels de la France de 1814 à « notre père de Gand », faisant écho à l’ancien paternalisme bourbonien. Le providentialisme politique qui fonde l’absolutisme de droit divin à la Bossuet devait naturellement conduire le monarque à se prendre un peu « pour Dieu le Père ». La formule est fréquente dans les ordonnances royales louisquatorziennes : « La famille est le séminaire des Etats ». L’idée n’est pas fausse, bien sûr, mais elle exprime l’ambiguïté du type d’obéissance que le Grand Roi attendait de ses sujets. Aujourd’hui, c’est plutôt l’Etat-Providence qui se prend « pour Dieu le Père » – sans mauvais jeu de mots – même si Marianne contribue à dégenriser ce bon vieux paternalisme. Nous connaissons la célèbre représentation de la République par Daumier : une brave nourrice charnue nourrissant généreusement des bambins potelés, agrippés à une poitrine opulente. On aimerait que la République fût toujours une aussi bonne mère ! Les réflexions très à la mode autour du Care State – notamment chez une dame patronnesse comme Martine Aubry – ne sont au fond que l’expression un peu niaise d’une société adolescente qui a voulu tuer symboliquement le père, mais qui ressent toujours le besoin d’être maternée. La loi est un peu plus qu’un règlement « dégringolant du mont Sinaï ou de la préfecture de police », comme l’écrivait plaisamment Claude Tresmontant. Pour l’homme de bien, la loi est regardée comme l’expression d’une certaine rationalité qui est au fondement de l’ordre politique. Il peut donc y avoir un danger à abdiquer de manière puérile son propre jugement en s’en remettant complètement à la loi, au prétexte qu’en démocratie il revient à « l’expression de la volonté générale » de définir ce qui est bon – ou plutôt ce qui est utile. Ce sont les mêmes exigences de rationalité qui nous font adhérer à la loi même imparfaite et qui nous font désobéir à la loi injuste.
La loi – au sens propre de prescription légitime – possède une force d’obligation qui ne repose pas que sur la crainte servile.
L’obéissance à la loi doit être inconditionnelle, mais pas aveugle. En tant qu’elle est loi, une loi doit être obéie, mais une loi injuste n’est pas une loi ; elle n’est qu’une apparence de loi et n’engage pas en conscience. J’aime beaucoup l’expression de l’orateur grec Lysias, pour qui les hommes doivent avoir « la loi (nomos) pour maître mais la raison (logos) comme guide ». Incontestablement, il y a une espèce d’antériorité ontologique du tout sur la partie, de la Cité sur le citoyen et donc de la loi sur le sujet. Incontestablement, l’homme est « zoon politikon », animal politique, c’est-à-dire littéralement un être animé destiné à vivre en Cité. Incontestablement, les lois sont au service de la société politique dans laquelle l’homme est appelé à s’épanouir, par l’adhésion au bien commun authentique. C’est pour cette raison que j’ai récusé tout à l’heure le terme « pédagogique. » Par son attitude individuelle, chaque citoyen contribue à sa place, autant que le législateur, à l’édification ou au contraire au délitement la Cité. Cela étant dit, je ne suis pas en train de ressusciter une forme d’utopie du bon sauvage. Cette idée qu’un ordre social pourrait naître spontanément de l’usage de notre liberté, sans avoir besoin d’un chef ni de lois. Il faut naturellement une discipline sociale ; la loi l’incarne. Mais l’obéissance aveugle n’est pas bonne dans un monastère, ni dans une unité combattante ; elle n’est pas bonne non plus en société. Il n’y a pas lieu de substituer sa propre appréciation à celle de l’autorité, mais la prudence doit nous faire intégrer le fait que la loi, même juste, est nécessairement imparfaite. La mise en œuvre d’une loi bonne peut se révéler catastrophique dans un cas particulier et il ne faut pas présumer non plus que l’autorité, a priori animée de bonnes intentions, ait eu en vue de tels effets : c’est d’ailleurs là ce qui fait la nécessité du travail d’interprétation des juristes, par la recherche de l’intention du législateur, la recherche de l’équité (épikie), etc. L’imperfection de la loi peut être parfois comblée par l’avantage collectif que la société trouvera dans l’existence même de cette discipline et dans la soumission commune à la loi. On ne peut donc supposer sans bonne raison être en face d’une loi injuste qui nous dégage de l’obéissance ; par ailleurs, il faut toujours se rappeler que notre refus d’obéissance n’aurait pour objet que les dispositions objectivement injustes et dans la mesure où elles sont injustes. La même prudence nous incline d’ailleurs à penser que souvent – mais il s’agit d’une présomption simple – il peut exister des motifs que nous avons du mal à percevoir à l’existence de telle ou telle règle, dont la pertinence ne nous apparaît pas comme évidente. La distinction de Lysias est intéressante car elle suggère que le « guide » pour l’homme demeure ultimement le jugement de conscience : il n’est pas l’exécutant aveugle de la loi, il collabore par sa propre capacité rationnelle à l’édification de la Cité que se propose d’atteindre tout bonne loi. Affirmer clairement cette autonomie de l’homme dans le sanctuaire de sa conscience me semble indispensable. Je parle naturellement ici d’une conscience éclairée, car s’il ne faut pas désobéir à sa conscience, nous connaissons aussi notre capacité d’autoaveuglement, destinée à travestir nos désirs égoïstes en impératif social !
Vous parlez à juste raison des droits de la conscience éclairée, mais Antigone n’était pas législateur !
Non, évidemment. Et Créon nous administre la preuve que le législateur calamiteux est de tous les siècles ! Dans un texte célèbre, Antigone, vierge-mère de l’Ordre, Charles Maurras propose une lecture riche de paradoxes : « C’est elle [Antigone] qui incarne les lois […]. Qui les viole et les défie toutes ? Créon. L’anarchiste c’est lui. Ce n’est que lui. » On peut – et même il faut – méditer sur le drame de Sophocle, mais je crois qu’il nous parle surtout de la liberté de la conscience du juste, davantage que des fondements de l’ordre légal.
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