Métaphysiques rebelles et philosophie pérenne
Dans ce qui est immédiatement devenu le « discours de Ratisbonne », Benoît XVI rappelait l’accord profond entre la foi biblique et les interrogations de la philosophie grecque. Il identifiait trois vagues de déshellénisation : la Réforme au XVIe siècle, la théologie libérale au XIXe-XXe et le relativisme culturel aujourd’hui. Non sans quelques ambiguïtés d’ailleurs non dissipées, le souverain pontife suggérait une idée profonde : l’islam et l’esprit moderne finissent par se rejoindre, en restreignant parallèlement la portée de la raison et la valeur de la foi. Ceci se lit bien en philosophie : le sens de l’analogie a été perdu, à une époque que l’on peut situer dans le temps. « A la fin du Moyen Age, se sont développées, dans la théologie, des tendances qui ont fait éclater cette synthèse entre l’esprit grec et l’esprit chrétien. Face à ce qu’on appelle l’intellectualisme augustinien et thomiste commença avec Duns Scot la théorie du volontarisme qui, dans ses développements ultérieurs, a conduit à dire que nous ne connaîtrions de Dieu que sa voluntas ordinata. […] Ici se dessinent des positions qui peuvent être rapprochées de celles d’Ibn Hazm [pour qui Dieu n’est pas même tenu par sa propre parole] et tendre vers l’image d’un Dieu arbitraire, qui n’est pas non plus lié à la vérité ni au bien. […] A l’opposé, la foi de l’Eglise s’en est toujours tenue à la conviction qu’entre Dieu et nous, entre son esprit créateur éternel et notre raison créée, existe une réelle analogie, dans laquelle – comme le dit le IVe Concile du Latran, en 1215 – les dissimilitudes sont infiniment plus grandes que les similitudes, mais sans supprimer l’analogie et son langage. »
D’Aristote, saint Augustin et saint Thomas à Duns Scot, puis à Kant, Benoît XVI esquissait l’histoire d’une rupture, d’un éclatement dont la juste compréhension conditionne aussi notre juste compréhension du monde actuel. Olivier Boulnois, spécialiste internationalement reconnu de Duns Scot, vient apporter un éclairage rigoureux sur cette question ((. Olivier Boulnois, Métaphysiques rebelles. Genèse et structure d’une science au Moyen Age, PUF, Epiméthée, 2013, 422 p., 26 €. )) , et ce en partant de son fondement même, à savoir l’histoire de la métaphysique, et plus précisément l’histoire de son objet.
L’étude d’une science commence en effet par la définition de l’objet sur lequel elle porte et qui la définit. Sous une apparence triviale, ce principe méthodologique s’est imposé très tôt ; il exige une mise en perspective liminaire de ce que l’on peut espérer d’une recherche intellectuelle dont la portée dépend à la fois de l’objet étudié et de notre capacité à l’embrasser. L’astronomie porte sur les corps célestes, la cinématique sur le mouvement et la biologie sur la vie. Tout cela va de soi, mais, dès ce stade élémentaire, on sent poindre la nécessité de définir en outre l’angle sous lequel regarder l’objet étudié, ce qui n’est pas toujours si simple. La question devient autrement ardue lorsque l’on s’interroge sur l’objet de la théologie ou de la métaphysique, qui, de par leur caractère premier, ne peuvent être définis, et dépassent en outre les capacités de l’esprit humain. Dans le cas de la métaphysique, l’étymologie n’est que d’un maigre secours : le mot même n’indique qu’un ordre pédagogique, la métaphysique venant après la physique (ou la cosmologie). Comme le remarque O. Boulnois : « Au Moyen Age, « métaphysique » cesse d’être le nom d’une série de livres d’Aristote pour devenir celui d’une science, la plus haute de toutes. » (4e de couverture) Mais sur quoi porte cette science ?
Derrière Kant et plus encore Heidegger, la métaphysique a été beaucoup désignée comme une onto-théo-logie. Le terme n’est pas nécessairement mauvais, en ce que la métaphysique parle de l’être et parle de Dieu. Mais le mot a vite été employé comme arme, notamment pour reprocher à la métaphysique classique d’oublier l’étude de l’être au profit d’une étude de Dieu vouée à l’échec car trop logique (cf. pp. 114 ss. pour une présentation détaillée de la pensée de Heidegger).
O. Boulnois met en lumière pourquoi cette approche réductrice ne suffit pas (pp. 413–415). Il établit plus généralement l’existence de Métaphysiques rebelles, sous un oriflamme qui peut surprendre car les métaphysiciens ne sont pas connus pour prendre la tête des insurrections populaires – mais O. Boulnois entend simplement rendre justice à l’irréductible diversité des démarches métaphysiques, et il faut comprendre Métaphysiques rebelles aux classifications hâtives, et notamment celles développées par les modernes. Quelques coups de sonde vers les origines permettent de baliser ce que la future métaphysique doit au néoplatonisme, aux premiers siècles chrétiens (chap. 1er) ou à certains penseurs de l’islam au premier rang desquels Avicenne (chap. 2). Puis O. Boulnois propose un regroupement des doctrines métaphysiques en trois grands mouvements. Le XIIe siècle voit éclore une première école, pré-scolastique, spirituelle et augustinienne aussi, marquée par saint Bernard et par le souci de l’être ; ce sont des auteurs trop peu connus, parmi lesquels Guillaume de Saint-Thierry. Héritant de ce premier mouvement tout en bénéficiant de la redécouverte d’Aristote, la grande école du XIIIe siècle aura vécu la lune de miel entre théologie et philosophie (selon une formule de Gilson) ; le nom de saint Thomas d’Aquin vient naturellement à l’esprit ; « Dieu n’étant pas une partie du sujet de la métaphysique, mais sa cause ou son principe » (p. 415), plutôt qu’une ontothéologie, la métaphysique thomasienne est une « katholou-protologie » (pp. 146–147), une science qui porte sur ce qui est universel (katholos) et premier – et le néologisme technique introduit par O. Boulnois est pertinent. A partir du XIVe et notamment dans le sillage de Duns Scot et d’Ockham mais aussi d’auteurs moins connus, comme Henri de Gand, à qui est consacré le chapitre 6, la philosophie va s’engager sur une pente glissante, celle de l’univocité, qui, pour le coup, légitime le concept d’onto-théologie : après tout, Dieu ne serait-il pas, au moins du point de vue logique, sur le même plan que les autres êtres ? On sent bien que la réponse positive à cette question, quand bien même elle ne serait pas pleinement assumée, met en danger soit la radicale transcendance de Dieu soit notre capacité à atteindre l’être – et il suffit alors de renvoyer au discours de Ratisbonne.
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