« Résistances intellectuelles », vraiment ?
Nicolas Truong, qui dirige les pages « Idées-Débats » du Monde et est responsable du « Théâtres des idées » au Festival d’Avignon, a réuni les contributions que trente-et-un penseurs ont apportées aux entretiens organisés entre 2004 et 2012 dans le cadre de ce dernier pour dresser une sorte d’état des lieux de la pensée critique contemporaine ((. Résistances intellectuelles. Les combats de la pensée critique, entretiens dirigés par Nicolas Truong, Festival d’Avignon, éditions de l’Aube, 2013, 334 p., 24 €.)) . Ont notamment été convoqués à cette tribune Jacques Derrida, Françoise Héritier, Edgar Morin, Jean-Luc Nancy, Michel Onfray, Jacques Bouveresse, Peter Sloterdijk, Philippe Meirieu, Marcel Gauchet et Annie Lebrun. L’objectif était, nous annonce Nicolas Truong, d’esquisser « ce que pourrait être un service public des idées et de permettre un accès direct, libre et partagé à l’intellectualité ». Comme on pouvait le craindre, on est d’emblée plongé dans les clichés les plus éculés de la pensée qui, depuis des décennies, a les suffrages des médias, des Etats, du monde universitaire, des artistes, des organisations internationales et des grandes ong : la « pensée 68 », le libertarisme gauchisant – lequel, ajoutera-t-on, n’a pas vocation à devenir un « service public des idées » puisqu’il l’est déjà : omniprésent, massivement subventionné et seul homologué, de la maternelle au doctorat.
C’est ainsi qu’on lit que l’avenir de l’Europe ne peut être que résolument altermondialiste (Jacques Derrida), qu’il faut combattre la marginalisation des « groupes dominés » que sont les malades du sida, les minorités sexuelles, les immigrés et les femmes, qu’il faut éclairer sous un jour nouveau l’Histoire de France (Sophie Wahnich déplore que, dans le – maintenant défunt – projet sarkozyste de Musée de l’Histoire de France, la bataille de Poitiers figurait comme moment important sans qu’un mot soit dit de la Commune de Paris), qu’il faut revenir au cynisme antique, lequel, « par sa capacité à manier l’ironie, permet à l’artiste d’être réellement subversif, de devenir un penseur d’utopie en prise directe avec son corps » (Michel Onfray)… Reviennent comme une rengaine les formules « inventer autre chose », « construire des choses qui soient progressistes et émancipatrices », « rendre effectives les postures critiques, les postures de gauche… » Bref, on retrouve là un charabia entendu dans tous les lieux où, depuis des lustres, sévit l’intellectuel estampillé « critique », c’est-àdire le penseur officiel, le donneur de ton. On ne s’étonnera pas non plus de lire que, quand il s’agit de « résister », c’est uniquement contre le « fascisme » et tout ce qu’il véhicule de racisme et d’« intégrisme ». Les résistants de référence sont René Char, Berthold Brecht, les époux Aubrac. Jamais Soljénitsyne, Milan Kundera ou Jean-Paul II.
[…]