Soyez démocrates ou je vous bombarde !
Les électeurs suisses viennent de décider, à la suite d’une initiative populaire, de contingenter l’accès des étrangers à leur territoire. La décision, conforme aux formalités constitutionnelles, expression incontestable d’un suffrage démocratiquement exprimé, n’a cependant pas plu aux centres de décision de l’Union européenne, ni d’ailleurs au gouvernement suisse (le Conseil fédéral) qui en prônait le rejet. En l’état actuel, malgré les pressions externes et internes en faveur d’une intégration à l’UE, la Suisse suit un régime d’accords bilatéraux avec celle-ci, situation favorable à l’exercice de rétorsions d’apparence juridique. La première pierre d’achoppement a été constituée par un accord de libre circulation et installation des ressortissants du dernier Etat admis au sein de l’UE, la Croatie, impossible désormais à ratifier sans révision pour le rendre compatible avec le droit interne de la Suisse. En conséquence, l’UE a adopté une première mesure de rétorsion en fermant le bénéfice des bourses Erasmus et Horizon 2020 aux étudiants européens désireux de suivre les cours de prestigieux établissements universitaires suisses, telle l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. La mesure est présentée comme le début d’une série de sanctions.
Ce genre de réactions, on le sait, n’est pas inédit, quoiqu’il soit particulièrement choquant à l’égard d’un pays aussi important du point de vue historique, géopolitique, économique et financier dans l’espace européen. On se souvient de l’accès de Jörg Haider au gouvernement autrichien et la mise au ban de son pays (2000) qui a suivi, ou plus récemment (2013) des menaces contre la Croatie, à propos de l’application restrictive par celle-ci du mandat d’arrêt européen, sans oublier les vociférations à l’endroit d’une Hongrie supposée porter atteinte aux libertés (2012), assorties de lourdes, et d’ailleurs inefficaces sanctions financières.
Le texte qui suit relève du genre de la fiction démonstrative. Il forme le premier chapitre d’un ouvrage à paraître. L’auteur, Guy Hermet, a choisi cette voie pour attirer l’attention sur l’univers mental vers lequel tend logiquement une société – la nôtre – qui s’enfonce dans l’inversion des critères du bien et du mal et la subversion du langage comme instruments de pouvoirs mafieux. Nous le remercions vivement de nous autoriser à le publier ici. Rappelons quelques-uns de ses travaux : Le peuple contre la démocratie (1989), Les populismes dans le monde (2001), L’hiver de la démocratie (2007), Démocratie et autoritarisme (2012).
Soyez démocrates ou je vous bombarde. On ne pouvait être plus clair. Tina Estraperlo avait clos l’entretien par cette annonce menaçante. Bénédict Walrand du Déeffe, l’impénétrable ambassadeur de la Confédération helvétique à Washington, l’avait bien compris en prenant congé de la présidente américaine. La veuve de l’ex-Président Blixton, un lointain prédécesseur de Tina Estraperlo, l’avait prévenu au dîner d’avant-hier. Pour Milady Blixton, veuve présidentielle devenue increvable secrétaire honoraire de l’Organisation de Tassement des Anomalies Navrantes qui avait succédé à l’OTAN, la défunte Organisation de Traitement Amélioré des Nuisances, la Suisse allait subir de lourdes sanctions militaires pour châtier l’outrecuidance de ses habitants (la moindre étant d’avoir encore un ambassadeur masculin aux Etats-Unis). Pour la quatrième fois, les indécrottables helvètes avaient eu le culot de rejeter en votation populaire la proposition de leur Conseil fédéral d’adopter le Globo global en lieu et place du franc trop gaulois des gnomes défunts de Zurich. Affreusement ethno-monétariste, ce vote défiait les valeurs les plus éminentes de l’Etat de droit avancé caractéristique de ce que l’on appelait maintenant l’Empire du Juste. Le plus intolérable du reste était le simple fait que cette votation ait pu encore avoir lieu. La suppression proche du suffrage universel constituait le thème du jour. L’objectif était de consolider l’e‑démocratie, dite aussi gouvernance positive mémorielle, en l’immunisant contre les lubies populaires. Il s’agissait en particulier de saper l’audience des formations extrêmopopulacières ((. On ne dit plus « populiste », le mot ayant été trop galvaudé. )) en restreignant le droit de vote aux seuls citoyens qui accepteraient de ne disposer que d’un clic univoque. C’est-à-dire d’un clic dont le choix exclusif serait approuvé par des collectifs postrépublicains homologués, tels les indéfatigables ((. Infatigables. )) Lycéens trotteurs, les Anarchistes pour l’Etat ou les Amoureux transitoires du grand capital, tous représentants de la néo-bourgeoisie planétaire. Bref, l’élite de la société civile des grandes métropoles numériques entendait renvoyer le peuple en chair et en os à ses foyers. Or la Suisse avait refusé d’effacer de sa constitution les ultimes stigmates de sa démocratie directe, en particulier ses référendums fédéraux, cantonaux et communaux. Cette arrogance populacière méritait d’être punie par le fer et le feu, d’autant qu’à ces turpitudes globalophobes s’ajoutait une série d’horreurs accumulées.
Les privant ainsi du plaisir posthume d’avoir leurs noms sur les monuments aux morts des patries passées de mode, c’est sans le moindre scrupule que la Suisse s’était d’entrée de jeu dispensée d’envoyer ses fils se faire gazer ou éventrer pour rien dans la boue des tranchées pendant la première guerre mondiale. Puis, la Guerre de l’Hécatombe® ((. La Deuxième Guerre mondiale. Marque déposée, désormais, de la Deuxième Guerre mondiale. )) venue, un conflit qui a longtemps recueilli toutes les préférences, l’antipathique Helvétie a récidivé en se désolidarisant de ses voisins français, belges, italiens ou hollandais. Cette lâcheté insigne a certes épargné les camps allemands à ses propres ressortissants juifs, lui permettant au contraire d’accueillir autant de réfugiés de cette origine que les Etats-Unis (quelle prétention !). Peu importe, pris dans l’étau nazi, les Suisses auraient dû en accueillir bien davantage afin de provoquer Hitler, de telle façon qu’il les envahisse pour y faire subir aux juifs helvétiques et étrangers le sort de leurs coreligionnaires des régions occupées par les Allemands (à ne pas confondre avec les nazis) afin que l’équivalence ((. On disait naguère l’égalité. )) soit sauve. Et plus tard, en sautant près de trois quarts de siècle pour arriver dans les débuts du siècle présent, on retrouve la même arrogance sournoise. Ainsi quand le Comité international de la Croix rouge, le CICR de Genève, s’inquiéta mesquinement de ses ambulances à peine cabossées en Philistie par les tanks anti-terroristes des forces de défense offensive de l’Etat Pentateuque. Le porte-parole du CICR, Buffy Wahib, avait même eu le toupet de qualifier cette légère collision de « tout à fait inacceptable ». Cela sans oublier entre autres le dernier refus du Tribunal fédéral de Lausanne de prendre en compte la sentence d’une juridiction albanaise reprochant tardivement à la Confédération de ne pas avoir indemnisé l’ensemble des réfugiés musulmans du Kosovo, spécialement les souteneurs et les droguistes ((. Ceux qu’on appelait les trafiquants de drogue. )) , lors de la vieille et juste guerre dite serbo-kosovare (la Suisse avait seulement été le pays qui en avait admis le plus grand nombre au regard de sa population). Tant d’ignominie devait se payer, quand bien même les gens ont perdu toute mémoire historique à force de ne plus lire que les Instant Study Guides, ces opuscules numériques qui résument par exemple la Bible en vingt séquences de trente secondes.
Le triomphe de l’ancienne diplomatie des droits de l’homme – rebaptisée Soft Correction Balistique (SCB) – rendait cette sanction inévitable. Les nouvelles guerres fraîches, joyeuses et bien payées faites par les sociétés de gardiennage sécuritaire ou les mercenaires de la réduction des crises se sont multipliées sur la base d’arguments juridiques et moraux irrécusables. Elles se sont caractérisées aussi par une opportune disproportion des forces, dans lesquelles l’ennemi se voit dénier le droit de se défendre. Ecrasés sous les vecteurs de libération sismiques, les criminels saboteurs de l’harmonie planétaire ne doivent plus considérer qu’ils font face à un adversaire. Il leur faut se montrer reconnaissants, considérer l’attaquant comme un secouriste attentionné qui les volatilise pour leur bien, dans l’attente d’un futur paradis rempli d’élections aux résultats conformes aux prévisions de l’OTAN. Sinon, les démocrates exterminateurs cessent de prendre des gants. Dans la préhistoire de la diplomatie des droits de l’homme, l’Iraz, la Sopalie, la Zapolécie, la Nusquamie, la Koservie, le Serkovo, le Kodakistan, la Mossoulie kurdare, le Sahara fertile et diverses autres républiques ensauvagées de l’ancienne Union du communisme réel ont bénéficié les premiers de cette compassion pyrotechnique. Dans tous ces cas, il ne s’est agi d’abord que de lieux non civilisés, ouralo-balkaniques. Lieux remplis de bandits des montagnes à qui il convenait d’apprendre à crier « démocratie, démocratie » au lieu de « ton portable ou la vie », et qui sautaient comme des cabris tandis qu’ils exterminaient leurs voisins en vertu de respectables griefs religieux (les plus attendrissants étant les kurdes, tellement aimés et remarquablement attentifs dès 1915 à massacrer les colonnes de réfugiés arméniens). Reste qu’avec le passage à l’action planétaire en faveur du droit des êtres et non-êtres présents et à venir, réels ou virtuels, les cibles ne pouvaient que se multiplier. Le tour est venu de la Roumalie carpatique, de la Poldavie trovalaque, finalement de l’Arabie wahabienne quand le pétrole lui vint à manquer. C’est désormais le tour de la Suisse.
Ces campagnes de régulation devenues populaires comme l’avaient été les pittoresques expéditions coloniales des années 1900 ont fourni de la copie aux journalistes virtuels. Elles ont permis aux habitants ravés ((. En extase, de Rave parties, rave signifiant extase en anglais. Le terme ravi n’est plus compris. )) des pays régulateurs de raviver leur particularisme mondialiste ((. Chauvinisme.)) au récit des exploits de leurs braves médiateurs létaux aplatissant par mégarde des convois de femmes et d’enfants ou distribuant des couches-culottes aux Bachi-Bouzouks. Nos casques roses bien de chez nous tuent mieux et plus vite ! Néanmoins, l’habitude complice a cédé la place ces jours derniers à une certaine surprise, à la nouvelle de ce que la Suisse allait être « traitée » par les Forces unies de la conformité tout comme un vulgaire pays exportateur de demandeurs d’asile bronzés. Personne n’avait envisagé que ce genre d’attention pourrait s’appliquer à des gens comme tout le monde ; à des Suisses, mettons ; des gens presque comme tout le monde, tout juste un peu trop propres, trop réfractaires aux vieilles fureurs belliqueuses, désespérément non esclavagistes à l’époque faste de la traite des noirs, trop exempts de crimes historiques contre l’humanité ou les populations colonisées, trop riches, et toujours habiles de nos jours encore à se donner l’air correct sans l’être vraiment. Il fallait qu’il y eût une raison cruciale pour frapper cette population si semblable à quelques broutilles près à celles qui allaient la prendre pour cible. Les peuples heureux sont détestables.
La raison du carnage annoncé ne reposait pas en priorité sur le besoin habituel des Etasuniens puis aussi des ex-Français et ex-Britanniques d’illustrer dans le registre du réel et non plus seulement de la fiction le slogan publicitaire de l’entreprise de démolition des Marx Brothers : « Nous démolissons tout partout ». C’était autre chose.
– La démocratie du plus fort est toujours la meilleure, c’est une évidence, avait expliqué Millary Blixton à l’ambassadeur suisse quand même médusé par son cynisme gourmé.
Que voulait-elle dire tout en trifouillant la commande du scannoviewer qui palliait sa cécité menaçante ? Plusieurs choses à la fois. D’abord cette banalité dont personne ne doute plus depuis des lustres mais que le penseur allemand naturalisé britannique Sir Karl Popper a jugé bon d’énoncer à une époque où sa remarque pouvait encore étonner : « la démocratie ne fut jamais le pouvoir du peuple, elle ne peut et ne doit pas l’être ». Pas de quoi fouetter un chat, sauf dans le cas suisse précisément. Certes, en Suisse, les puissants partagent ce point de vue éminemment démocratique que la démocratie ne doit rien avoir de commun avec un quelconque gouvernement du peuple par lui-même. Eux-aussi n’aiment que l’e‑gouvernance. Mais cette élite éclairée n’a pas su empêcher que la vie politique helvétique ne cesse de contrevenir à ce généreux idéal de démocratie anesthésiée par les démocrates patentés. Même les plus alpestres parmi les Suisses conservent la faculté délétère de provoquer des référendums non désirés par leurs gouvernants ou de ne pas leur donner les réponses attendues par la presse des pays voisins. De plus, s’agissant justement de la presse, s’ils lisent beaucoup plus de journaux numériques que les ex-Français en particulier, ils n’en subissent guère l’influence ; ils demeurent fidèles à leur quant-à-soi politique. Les libres discussions de café n’ont pas disparu de chez eux. Le pire étant qu’ils prennent ensuite le volant…
Donné au cœur d’une Europe où les leaders des derniers partis professionnels aussi bien que leurs rivaux extrêmopopulaciers s’arrachent alternativement le pouvoir sans autre légitimité que celle qu’ils croient tirer de leur invocation d’une démocratie heureusement sans rapport avec son nom, ce mauvais exemple unique ne pouvait durer davantage. Les Suisses se prenant pour des Philistins et n’ayant appliqué aucune des 127 résolutions leur enjoignant d’adopter sans délai la démocratie pour rire en renonçant à la leur, il convenait de les amener de force à résipiscence.
Le premier missile de cette explosive chirurgie tombe maintenant sur l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé sise à Genève. Lubin, un médecin-chercheur assez rebelle aux valeurs ambiantes de l’hypercréativité ((. Terme bien-pensant d’obligation sans signification précise, à l’image par exemple de l’adjectif républicain à une époque révolue. )) , y assiste à un symposium sur la néo-nutrition à base de cultures vivaces permanentes. Agé d’une trentaine d’années, presque fluet, de taille moyenne, avec des yeux bleus pâles et des cheveux vaguement châtains un peu clairsemés et difficilement coiffables encadrés de vastes oreilles, il se tient un peu voûté à la manière des intellectuels sédentaires. Vêtu d’une veste couleur de muraille par dessus son bermuda noir et ses chaussures rarement nettoyées, Lubin crevait d’ennui à endurer la logorrhée des spécialistes pressés de révéler le fruit précieux de leurs dernières trouvailles diététiques. Sur l’instant, le fracas de l’explosion l’a réjoui. Peut-être une conduite de gaz ou un simple attentat, par chance pas tout près d’ici ? Mais il a déchanté au spectacle de la débandade des congressistes brûlant leurs vêtements au contact des rangées de sièges qui commençaient à roussir. Pourtant, ce bombardement inopiné l’a dispensé lui aussi de demeurer là plus longtemps.
Si tout avait bien marché, la bombe aurait dû frapper l’ancien stand de tir de la regrettée armée suisse ; stand fermé depuis dix ans suite à une consultation populaire qui avait supprimé les forces armées helvétiques, en faisant scandale dans les pays environnants alors toujours dotés d’unités militaires s’agissant même du Luxembourg. L’erreur était au demeurant préférable, le stand servant désormais de terrain de foot aux enfants des écoles. Lubin émergea très sonné du big bang, moins soulagé d’échapper au congrès que bouleversé à la vue des victimes du massacre ressemblant à des paquets sanguinolents. Il a en particulier été retourné par la vue du corps éclaté de cette jeune hôtesse vaudoise qui lui avait indiqué le snack avec son accent si marrant. « Faites donc », lui avait-elle dit en lui montrant l’endroit. Lubin sortit du bâtiment alors que le bombardement continuait. Un sifflement le fit se jeter dans un fourré. Le fourré était plein d’orties. Voilà que ça le gratte et que ça gonfle. Les orties étaient plus dangereuses que les missiles. Puis le soir est tombé. L’électricité clignote avant de s’interrompre. Une femme âgée appelle au secours depuis sa fenêtre du sixième, l’ascenseur étant coupé. Des geysers jaillissent des conduites d’eau crevées. Une jeune mère hurle, son petit garçon sur les genoux, refusant d’abandonner son corps aux ambulanciers du CHUG, l’hôpital universitaire.
L’horreur absolue vient ensuite, quand aux frappes aériennes s’ajoute l’intervention au sol des Commandos de la Paix vêtus de leurs treillis cicatrisants et coiffés de leurs casques cylindriques à écran parabolique rappelant les coiffures des janissaires turcs. Venus d’Yvoire en canots gonflables, hallucinés par une peur sans cause puisque personne ne leur résiste, ils font sauter les portes des immeubles avant d’enfoncer celles des appartements. En quête des armes réglementaires de l’ancienne armée suisse que les pères de famille avaient été censés détenir à leur domicile mais qu’ils avaient restituées depuis quinze ans, ils ne peuvent que pointer leurs MUZIX-27 sur des enfants terrifiés. Plongé dans la fumée épaisse et une odeur d’incendie aux relents de chocolat cramé, Lubin tente de sortir de Genève pour passer vers Divonne. Mais les médiateurs de civilité savoyards ravis d’embêter les Helvètes bloquent les rues frontalières, fermées même aux ambulances qui veulent atteindre Annemasse. Des blessés agonisent sur le ciment rugueux d’une station-service. Finalement, Lubin trouve quand même une voiture pour aller à Lausanne, où le bateau effectuant la traversée régulière sur Evian évacue paraît-il les étrangers.
En chemin, il entend à la Radio suisse romande qui cesse ensuite d’émettre qu’une compresse nucléaire a touché la zone du lac de Hongrin, un peu au nord d’Aigle, visant sans doute ses installations militaires démantelées depuis trois quarts de siècle. La zone est par bonheur presque inhabitée ; les rares victimes sont des automobilistes en provenance d’Yvorne, arrêtés avec une discipline digne d’éloge à l’entrée d’un tunnel à circulation alternée selon les heures. La dévastation est plus frappante encore à Lausanne qu’à Genève. Lubin n’a jamais vu cela, même en Colombie dans ses jeunes années de volontaire humanitaire. Des gendarmes cantonaux vaudois s’y étaient réfugiés sur les hauts de la ville, dans la cathédrale, avec le sonneur de cloches que les rangers de la paix ont aussitôt pris en otage avant de canonner l’édifice (rien à craindre du Vatican, la cathédrale est protestante). Puis les rangers ont fait sauter sa grand porte pluriséculaire pour l’investir et capturer les terroristes de la maréchaussée locale. Un peu plus tard, Lubin a vu les gendarmes près du port où on les avait fait descendre par le rue de Petit Bourg, tout nus y compris les femmes certaines cinquantenaires et très enveloppées, les mains liées dans le dos, avec des numéros tamponnés sur l’épaule, assis par terre devant l’Hôtel d’Angleterre où avait résidé Byron.
Ils sont gardés par des walkyries afro-américaines parlant l’anglais de Chicago ou le portugais de Recife, vêtues de collants caméléons adoptant la couleur des lieux et résistant aux balles, avec le kriss malais serré sur la cuisse. Personne ne peut voir sous leur casque que, tout en regardant férocement les gendarmes sur leur écran interne, elles se marrent en se disant qu’elles ont égaré leur manuel de civilité humanitaire. Elles oublient que l’enregistreur de sentiments intégré portera la trace de cette attitude inappropriée, et qu’il pourrait en résulter pour elles, si quelque plaignant se manifestait, une inculpation pour divertissement abusif en service, suivie d’un non-lieu. Au même instant, un drone fouineur en retard d’un combat vient pulvériser quelques-unes des belles en les prenant sans doute pour des gendarmes vaudois à cause de la lenteur de leurs gestes. « O que è ? », « Qu’est-ce que c’est ? », s’enquiert une survivante brésilienne. Nullement ému cette fois par la boucherie, Lubin se dit qu’il y a tout de même une justice ; il ne verrait aucun inconvénient à ce que les pertes que les Forces unies de la conformité se causent à elles-mêmes par accident dépassent largement celles qu’elles occasionnent à leurs pitoyables adversaires.
Ce n’est malheureusement pas le cas. A Vevey, un coup au but a entraîné un massacre d’enfants au vieux marché couvert, un endroit où les rejetons des émirs ruinés par l’épuisement du pétrole et la saisie de leurs palais et villas sur les rives du lac ont coutume de jouer sous la garde des bonnes-esclaves philippines demeurées fidèles. Le palais de l’ancien roi Fahda d’Arabie humide à Collonges-Bellerive a été rasé également. Le pire, peut-être, est qu’accaparées par les soins qu’elles prodiguent sans compter aux overdosés des rave parties en cours dans les Dombes, les ONG médicales refusent de s’occuper des victimes.
La rumeur d’évacuation des étrangers est exacte. Lubin peut embarquer en douce sur le grand vapeur à roues à aubes de la Compagnie Générale de Navigation, avec les épouses de quelques potentats détrônés, des étudiantes texanes, des touristes de Singapour ainsi que d’ex-réfugiés tulipanais naturalisés suisses. Pour ne pas être refoulés de la passerelle, ceux-ci jurent sur la Bible et le Coran qu’ils n’ont jamais eu la nationalité helvétique et qu’ils vomissent l’égoïsme des Suisses. Pareil pour le bateau. Il ne porte plus en poupe le drapeau confédéré rouge à croix blanche, mais celui des Forces unies de la conformité, rose bonbon avec en son centre une colombe verte aux serres de rapace portant une épée flamboyante au côté. Pendant les trente bonnes minutes que dure la traversée et avant de découvrir les habitants d’Evian massés sur le bord du Léman pour contempler la rive opposée égayée par les incendies, Lubin s’interroge sur les motifs de cet écrasement.
L’influence résiduelle que le peuple suisse détenait toujours dans sa pseudo-démocratie directe opposait certes un défi aux démocraties convenables, dirigées comme il se doit par une aristocratie de la gouvernance numérique sans autre lien avec la masse des citoyens qu’un rituel électoral fort décrépit en dépit de son automatisation. Mais ce grief suffisait-il pour motiver l’opération « Fœhn salvateur » et le choc qu’elle suscite, y compris en dehors de la Suisse ? Lubin a du mal à s’en persuader.
Cela fait des décennies que certains pays ignorent les résolutions de l’ONU sans que rien ne leur arrive, l’Etat Pentateuque en particulier. Mais justement, peut-être cette arrogance supportée placidement depuis près d’un siècle est-elle devenue trop risquée pour être toujours tolérée. Il y eut d’abord les derniers puits de pétrole en activité incendiés par les terroristes amalécites en Arabie wahabienne notamment, en signe tardif de protestation abusive contre la clause d’exception éthique appliquée à cet Etat choyé. En plus, la situation qui règne en Philistie entretient dans l’opinion mondiale une pomme de discorde comparable à celle produite jadis en France par l’Affaire Dreyfus. Ceux qui critiquent l’Etat Pentateuque se voient accuser – par les Camelots du Roi David en particulier – d’attentat à l’honneur de son armée et de collusion avec la Bête immonde, tandis que ceux qui l’approuvent sont tout bonnement diabolisés. Mais depuis peu, aussi virulent qu’il soit toujours, cet antagonisme devient peu à peu illégitime en raison de son enjeu archaïque. Il se nourrit en effet d’un conflit qui continue de porter sur des espaces à contrôler et non pas, comme les différends légitimes d’aujourd’hui, sur une opposition concernant le contrôle du temps, en somme de l’avenir qu’il s’agit de laisser semblable au présent.
Dès lors, le remède à cette blessure de la société mondiale ne consisterait-il pas à suspendre la clause d’exception éthique pour faire tomber sur ce problème l’épée de la justice planétaire ? En clair, à frapper l’intouchable Philistie, à bouleverser ses territoires occupés pour obliger leurs occupants à en évacuer leurs colonies. Mais comme une telle action demeure difficilement pensable sans préparation, peut-être convient-il de suggérer son éventualité en s’attaquant d’abord à une personnalité ou à un autre théâtre un peu moins tabous. C’est ce à quoi l’on vient probablement d’assister avec l’inculpation du très chenu ancien secrétaire général de l’ONU Coffee Banana. Bien que grabataire, l’ancienne figure planétaire s’est vu accuser de crime contre l’humanité et de complicité de génocide pour n’avoir pas démissionné de son poste quand la plainte déposée il y a des lustres devant la Cour pénale internationale à la suite du bombardement de Gaza en 2002 n’avait pu être reçue, faute de soutien du Conseil de sécurité de l’Organisation. Un parallèle très justifié a été établi à ce propos avec Pie XII et l’attitude passive de l’Eglise romaine à l’égard des persécutions nazies contre les juifs. Ne serait-ce pas maintenant ce qui se produit au sujet de la Suisse, s’agissant non plus d’une personnalité mais d’un pays ?
Posant avec soulagement le pied sur l’appontement d’Evian, Lubin se sent happé par une dame en cheveux, comme on disait, habillée d’un tenue de mécanicien avec sur la manche un gros écusson portant l’inscription « Douanes françaises ». Le médecin-chercheur comprend son malheur. Il vient de tomber dans une embuscade, tendue par les douaniers en grève depuis six ans et particulièrement nombreux dans cette zone du Léman où subsistaient leurs derniers postes frontaliers (la Suisse étant le seul pays dont les frontières enclavées en plein milieu de l’Union européenne demeuraient surveillées). N’étant plus payés, ils vivent sur le terrain, empêchant les trains de partir jusqu’à ce que les voyageurs offrent des sandwiches à leurs chiens renifleurs, occupant les péages des autoroutes pour en rafler les rentrées, ou rançonnant tout bonnement les passants en les obligeant à crier « Vive la République » après leur avoir demandé « Qu’avez-vous à déclarer ? ». Parfois, ce sont les gendarmes qui pratiquent le même exercice, tout en vendant aux enchères les pneus de remonte de leurs véhicules en panne pour rendre les choses plus attrayantes. Ce sont ce qu’on appelle les forces de l’ordre, relayées à certains moments par des équipes de tziganes molvo-dalaques non militarisées.
Lubin s’en tire à bon compte après avoir offert aux gabelous à l’intention de leurs enfants des barrettes de phosphore ramassées à Genève. Il n’a plus qu’à fendre la foule des jeunes curieux aux cheveux gominés qui, hurlant « l’helvétisme ne passera pas », contemplent avec excitation le spectacle de Vevey et de Montreux brûlant sur l’autre rive (on voit malheureusement moins bien Lausanne, assez loin sur la gauche).