Revue de réflexion politique et religieuse.

Vio­lence et reli­gion

Article publié le 10 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

La Com­mis­sion théo­lo­gique inter­na­tio­nale (CTI) vient de publier un long texte, seule­ment dis­po­nible, dans un pre­mier temps, en ita­lien, sur « le mono­théisme chré­tien contre la vio­lence » ((. Dio Tri­ni­tà, uni­tà degli uomi­ni. Il mono­teis­mo cris­tia­no contro la vio­len­za, 18 jan­vier 2014, dis­po­nible sur le site www.vatican.va. )) . Ce docu­ment a fait l’objet d’une pré­sen­ta­tion en fran­çais par le secré­taire de la Com­mis­sion, le P. Serge Boni­no, o.p. ((. Dis­po­nible sur le site du Vati­can : http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/ cti_documents/rc_cti_20140117_bonino-monoteismo_fr.html. ))  Ce der­nier a expli­qué que la nou­velle publi­ca­tion avait pour but de don­ner une réponse à l’accusation dif­fuse ou expli­cite selon laquelle le « mono­théisme » serait la source de toute vio­lence, sorte de lieu com­mun qui court dans la vaste aire idéo­lo­gique laï­ciste, héri­tiers de la Nou­velle Droite et obé­diences maçon­niques inclus. Le P. Boni­no ne se paie pas de mots. Il constate une muta­tion de l’athéisme qui, de ratio­na­liste et scien­tiste, tend à se trans­for­mer en un rela­ti­visme tout aus­si agres­sif, s’attaquant à l’homo reli­gio­sus consi­dé­ré comme souf­frant d’une patho­lo­gie dan­ge­reuse pour ses sem­blables. Ce dis­cours en quelque sorte médi­cal n’est certes pas une nou­veau­té, il suf­fit de pen­ser à Feuer­bach, Marx, Freud… Mais il prend une ampleur nou­velle du fait de s’insérer dans le sys­tème de la « com­mu­ni­ca­tion » et donc mon­dia­le­ment réper­cu­té ; en outre il est affec­té, dans le temps même où toute véri­té se dis­sout dans l’éphémère et le mou­vant, d’une sorte de rage dog­ma­tique dont la cible prin­ci­pale est le « mono­théisme ». Le domi­ni­cain cite Scho­pen­hauer oppo­sant l’intolérance du « Dieu jaloux » à la tolé­rance ima­gi­naire du pan­théon poly­théiste. Il évoque aus­si une stra­té­gie de la dia­bo­li­sa­tion : expres­sion bien choi­sie, dans la mesure où l’on peut dou­ter de la sin­cé­ri­té de la mise en cause du mono­théisme comme source intrin­sèque de vio­lence, voyant à quel point ce qui est mis en cause n’est pas la plu­ra­li­té ou l’unicité des divi­ni­tés fabri­quées de main d’homme, mais la per­sonne réelle du Christ, cible ultime de toute l’opération.
Le docu­ment de la CTI com­mence par un pre­mier cha­pitre expli­cite à ce pro­pos : « Nous ne pou­vons pas­ser sous silence le fait que, dans un vaste sec­teur intel­lec­tuel de notre culture occi­den­tale, l’agressivité avec laquelle est posé ce « théo­rème » se concentre essen­tiel­le­ment sur la dénon­cia­tion radi­cale du chris­tia­nisme. » (n. 6) Le judaïsme n’est pas atta­qué, et si l’islam est mis en cause, ce n’est pas pour sa théo­lo­gie mais à cause des moyens vio­lents mis en œuvre dans l’ordre social qui en dépend et dans les méthodes de son expan­sion (10). Les pon­cifs de la pro­pa­gande anti­chré­tienne (pré­ten­du­ment anti­mo­no­théiste) sont alors cri­ti­qués un à un et retour­nés ad homi­nem notam­ment à par­tir de l’exemple du paga­nisme per­sé­cu­teur de l’Antiquité auquel répon­dit non la vio­lence mais l’acceptation du mar­tyre (8). L’accusation contre le chris­tia­nisme fau­teur de vio­lence et source de tous les maux, lorsqu’elle s’exprime dans un Occi­dent qui en a reti­ré sa vita­li­té et sa gran­deur, ne peut être que de mau­vaise foi (12). Cela est d’autant plus fla­grant que l’accusation diri­gée contre cette sup­po­sée vio­lence intrin­sèque du mono­théisme chré­tien est conco­mi­tante d’un mépris consi­dé­rable de la vie, d’une dégra­da­tion du lien social et d’une mon­tée effec­tive de la vio­lence (13) : quelle meilleure façon de se défaus­ser de ses propres tur­pi­tudes sur un bouc émis­saire !
Der­rière le thème de la vio­lence mono­théiste se cache à peine voi­lée la reven­di­ca­tion d’un imma­nen­tisme radi­cal, avec ses consé­quences connues : « La révé­la­tion biblique l’annonce et l’histoire le démontre : l’homme hos­tile au Dieu bon et créa­teur, dans son obses­sion de « deve­nir comme Lui », devient un « Dieu per­vers » et pré­va­ri­ca­teur face à ses sem­blables. » (14) Plus loin dans le docu­ment (chap. VIII) vien­dra la réponse à l’athéisme moderne qui, non seule­ment pré­tend irra­tion­nelle l’idée de Dieu, mais fait d’elle une construc­tion ido­lâ­trique. La réfu­ta­tion emprun­te­ra à saint Tho­mas, puis au concile Vati­can I, affir­mant la capa­ci­té de la rai­son humaine à connaître l’existence et les per­fec­tions de Dieu, à la fois contre le ratio­na­lisme et contre le fidéisme. Ce sont les argu­ments de l’apologétique tra­di­tion­nelle, par­tant du sou­bas­se­ment de la rai­son natu­relle (et notam­ment des cinq « voies » tho­mistes ici retrou­vées) pour arri­ver à la récep­tion de la révé­la­tion tri­ni­taire et, de là, au com­man­de­ment suprême qui résume la Loi et les Pro­phètes, celui de ne pas dis­so­cier l’amour de Dieu et l’amour du pro­chain. En conclu­sion, « toute vision du monde qui exclut cette suprême uni­té du com­man­de­ment – qu’elle se pré­sente comme une reli­gion ou comme irré­li­gion – est une inven­tion des hommes. Et ne sauve rien. » (15)
A côté de ces mises au point com­ba­tives, le docu­ment de la CTI déve­loppe des argu­ments moins nets. Tout se passe comme si, après avoir récu­sé une fal­si­fi­ca­tion on était conduit, pour d’autres rai­sons, à en récu­pé­rer une par­tie.
Il faut d’abord noter que l’acception du mot vio­lence n’est pas pré­ci­sée : il est donc pré­sup­po­sé que l’on sait ce que l’on vise quand on l’emploie. Mal­gré tout cette absence de défi­ni­tion est source d’équivoques. Com­ment com­prendre, par exemple, l’évocation de « l’erreur d’une vio­lence reli­gieuse qui pré­tend anti­ci­per le juge­ment escha­to­lo­gique de Dieu » (29) ?
Le cha­pitre 2 pré­sente une his­toire paral­lèle du mono­théisme – révé­la­tion pro­gres­sive dont rendent compte les livres de l’Ancien Tes­ta­ment – et de la décou­verte de l’amour que Dieu porte à l’humanité. La vio­lence y est envi­sa­gée sous deux aspects : celle, fon­da­men­tale, du péché, source de toute haine entre les hommes ; et celle qui est admise dans les diverses cultures des temps bibliques, et dont l’abandon repré­sente un pro­grès pro­por­tion­né à l’éducation pro­gres­sive du Peuple élu. Par la suite, le Christ, Prince de la Paix, a vain­cu par sa mort la vio­lence radi­cale du péché, et son ensei­gne­ment ain­si que les com­men­taires pau­li­niens et patris­tiques ont per­mis d’anéantir toute jus­ti­fi­ca­tion reli­gieuse de la vio­lence, et de réin­ter­pré­ter les pas­sages ven­geurs des textes bibliques dans un sens spi­ri­tuel. C’est à par­tir de là que le texte de la CTI subit un inflé­chis­se­ment qui ira gran­dis­sant, non sans d’apparentes contra­dic­tions. On y lit en effet que « l’évolution moderne de la dif­fé­rence entre reli­gion et poli­tique – cer­tai­ne­ment faci­li­tée par la culture du chris­tia­nisme – est aus­si un pro­ces­sus de matu­ra­tion her­mé­neu­tique interne à la lec­ture de la révé­la­tion » (31), affir­ma­tion neutre par elle-même, mais sous-enten­dant que ce qui se passe en matière poli­tique, sous forme éven­tuel­le­ment « vio­lente », ne regarde pas la reli­gion. Plus loin il est ques­tion d’un « irré­ver­sible aban­don par le chris­tia­nisme des ambi­guï­tés de la vio­lence reli­gieuse » (64), aban­don qui ferait même de notre époque « une nou­velle phase de l’histoire du salut » (ibid.). La non-vio­lence radi­cale serait donc l’apanage de la doc­trine chré­tienne accé­dée en notre temps à un degré de conscience supé­rieure, après deux mille ans de moindre com­pré­hen­sion, voire d’errements aux consé­quences funestes. A ce pro­pos, et dans la suite logique des der­nières décen­nies et du concile Vati­can II lui-même, il en résulte dans le texte de la CTI une recon­nais­sance expli­cite de culpa­bi­li­té : « L’assimilation cohé­rente de cette grâce com­porte néces­sai­re­ment de recon­naître hum­ble­ment les nom­breuses résis­tances, omis­sions et contra­dic­tions qui ont fait obs­tacle de manière cou­pable à l’accomplissement de cette matu­ra­tion » (ibid.). Déjà au début du docu­ment se ren­con­traient des pro­pos ana­logues : « Nous ne pou­vons [non plus] igno­rer, en consi­dé­rant l’histoire même du chris­tia­nisme, l’égarement de nos pas­sages cou­pables et répé­tés par la vio­lence reli­gieuse. » (7) Le P. Boni­no com­mente : « Pré­tendre […] que le refus de toute vio­lence au nom de Dieu est ins­crit au cœur même de la foi chré­tienne rend néces­saire une auto­cri­tique de la praxis his­to­rique des chré­tiens. »
Cette forme d’auto-accusation indis­tinc­te­ment col­lec­tive, tour­née vers l’ensemble de l’histoire anté­rieure à 1962–65, face à une « stra­té­gie » d’éradication éta­blie, comme le montre le cha­pitre Ier, sur des contre-véri­tés, est pour le moins une fai­blesse, car aux accu­sa­teurs de mau­vaise foi l’aveu n’apparaît jamais assez com­plet. Mais sur­tout et plus gra­ve­ment, elle est mal fon­dée, allant jusqu’à pré­sen­ter l’ordre poli­tique chré­tien comme une « tra­hi­son du Sei­gneur » (64) – au point que l’on peut se deman­der si dans l’esprit des rédac­teurs la poli­tique elle-même ne serait pas comme telle une forme de « vio­lence ». Les mêmes affir­ma­tions sont encore reprises plus loin (72), et dans sa pré­sen­ta­tion, le P. Boni­no y ajoute encore, tout en pre­nant soin de dire qu’il ne s’agit pas d’une conces­sion à l’air du temps : « La vio­lence ne se jus­ti­fie donc ni pour ven­ger les droits de Dieu ni pour sau­ver les hommes mal­gré eux, car « la véri­té ne s’impose que par la force de la véri­té elle-même » (Vati­can II, Décla­ra­tion Digni­ta­tis huma­nae, 1). » « Au regard de la foi chré­tienne, la vio­lence « au nom de Dieu » est une héré­sie pure et simple. » Pour­tant, et cela marque une cer­taine inco­hé­rence, le docu­ment ne veut pas céder au sen­ti­men­ta­lisme de la non-vio­lence idéo­lo­gique. Il récuse ain­si la sépa­ra­tion arbi­traire entre amour et jus­tice, la recherche de celle-ci pou­vant impli­quer une lutte non réduc­tible, comme telle, à une forme de vio­lence. « La dif­fu­sion d’une cer­taine culture radi­cale jette le soup­çon sur toute figure de l’autorité et de la loi, consi­dé­rées comme des formes mas­quées de pré­va­ri­ca­tion, jamais accep­tables » ; cette réduc­tion déma­go­gique « ali­mente un confor­misme de la liber­té hos­tile à toute forme de res­pon­sa­bi­li­té et de lien » et aug­mente en fait la rési­gna­tion face à la vio­lence (34).
D’un côté, la logique de la liber­té reli­gieuse telle que l’a remo­de­lée la décla­ra­tion conci­liaire Digni­ta­tis huma­nae impose de récu­ser, au moins impli­ci­te­ment comme ici, l’usage légi­time de la force au ser­vice du droit, à plus forte rai­son la défense armée de la chré­tien­té, de l’autre le sou­ci d’éviter le piège de l’idéologie non vio­lente (à la manière des Qua­kers) réin­tro­duit la consi­dé­ra­tion des bases morales et reli­gieuses de l’ordre social, ce qui a pour consé­quence de poser la ques­tion du bien dans l’ordre poli­tique et d’en légi­ti­mer (tout aus­si impli­ci­te­ment) la défense armée. Alors, de quel côté ran­ger Lépante : la célèbre bataille fut-elle une salu­taire et légi­time défense des peuples chré­tiens mena­cés, ou bien l’une de ces mau­vaises actions impu­tables à l’insuffisante conscience évan­gé­lique pré­con­ci­liaire ?
A cette fai­blesse struc­tu­relle – parce que soli­daire intel­lec­tuel­le­ment de la construc­tion conci­liaire dans le domaine consi­dé­ré – s’en ajoute une autre concer­nant l’islam. Curieu­se­ment, le com­men­taire du P. Boni­no reprend la cita­tion de Michel Paléo­logue qu’avait uti­li­sée Benoît XVI dans son dis­cours de Ratis­bonne, et qui avait sus­ci­té un vent de colère et même de folie cri­mi­nelle dans le monde musul­man : « Celui qui entend ame­ner quelqu’un à la foi a besoin d’une langue habile et d’une pen­sée juste, non de vio­lence, ni de menace, ni de quelque ins­tru­ment bles­sant ou effrayant. » Cette sen­tence vise l’effort (dji­had) que l’on sait, mais le domi­ni­cain com­mence à l’appliquer pour jus­ti­fier l’autocritique déjà men­tion­née. Tou­te­fois, après ce qu’il pense sans doute être un bon exemple don­né aux autres, il requiert de leur part la réci­proque. « Les théo­lo­giens catho­liques qui ont rédi­gé ce docu­ment n’ont pas vou­lu par­ler au nom des croyants des autres reli­gions mono­théistes mais ils les invitent à entre­prendre une démarche ana­logue de puri­fi­ca­tion à l’intérieur de leurs propres tra­di­tions. Dans la mesure où celles-ci sont l’expression d’une reli­gion authen­tique, elles ne peuvent que reje­ter la vio­lence reli­gieuse. » Il est éton­nant que le secré­taire de la CTI puisse à ce point s’illusionner sur la pos­si­bi­li­té de l’islam – car sans le nom­mer c’est lui qui est visé — d’opérer la déna­tu­ra­tion de ses prin­cipes fon­da­men­taux tenus pour divi­ne­ment révé­lés. Quant à la der­nière phrase, elle laisse son­geur sur l’opportunité, du point de vue du « dia­logue inter­re­li­gieux », de sup­po­ser l’acquiescement à une pro­po­si­tion pos­tu­lée en forme uni­ver­selle mais qui est pré­ci­sé­ment irre­ce­vable du point de vue de l’interlocuteur, sauf par res­tric­tion men­tale (taqiyya) au cours des échanges biai­sés des ren­contres diplo­ma­tiques.
Au total on ne peut que regret­ter qu’un docu­ment aus­si éla­bo­ré, et qui ouvre de nom­breuses autres pistes – entre autres, une expo­si­tion apo­lo­gé­tique impli­ci­te­ment adres­sée aux musul­mans, déci­dé­ment très pré­sents dans ce texte, qui ima­ginent que les chré­tiens sont des poly­théistes, ou encore une cri­tique impli­cite des posi­tions d’Erik Peter­son oppo­sant mono­théisme et Tri­ni­té – puisse s’achever, sur le ter­rain pra­tique, dans une impasse consé­cu­tive à la super­dog­ma­ti­sa­tion des pos­tu­lats poli­tiques du moment Vati­can II. Cepen­dant, tant par la volon­té de fon­der soli­de­ment le pro­pos que par le mor­dant et la clar­té des véri­tés qu’il adresse aux enne­mis de la foi et à ceux qui sont ten­tés de les écou­ter, il laisse entre­voir ce que pour­rait, et devrait être le témoi­gnage de la véri­té face aux men­songes mul­tiples de l’idéologie domi­nante.

-->