Violence et religion
La Commission théologique internationale (CTI) vient de publier un long texte, seulement disponible, dans un premier temps, en italien, sur « le monothéisme chrétien contre la violence » ((. Dio Trinità, unità degli uomini. Il monoteismo cristiano contro la violenza, 18 janvier 2014, disponible sur le site www.vatican.va. )) . Ce document a fait l’objet d’une présentation en français par le secrétaire de la Commission, le P. Serge Bonino, o.p. ((. Disponible sur le site du Vatican : http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/ cti_documents/rc_cti_20140117_bonino-monoteismo_fr.html. )) Ce dernier a expliqué que la nouvelle publication avait pour but de donner une réponse à l’accusation diffuse ou explicite selon laquelle le « monothéisme » serait la source de toute violence, sorte de lieu commun qui court dans la vaste aire idéologique laïciste, héritiers de la Nouvelle Droite et obédiences maçonniques inclus. Le P. Bonino ne se paie pas de mots. Il constate une mutation de l’athéisme qui, de rationaliste et scientiste, tend à se transformer en un relativisme tout aussi agressif, s’attaquant à l’homo religiosus considéré comme souffrant d’une pathologie dangereuse pour ses semblables. Ce discours en quelque sorte médical n’est certes pas une nouveauté, il suffit de penser à Feuerbach, Marx, Freud… Mais il prend une ampleur nouvelle du fait de s’insérer dans le système de la « communication » et donc mondialement répercuté ; en outre il est affecté, dans le temps même où toute vérité se dissout dans l’éphémère et le mouvant, d’une sorte de rage dogmatique dont la cible principale est le « monothéisme ». Le dominicain cite Schopenhauer opposant l’intolérance du « Dieu jaloux » à la tolérance imaginaire du panthéon polythéiste. Il évoque aussi une stratégie de la diabolisation : expression bien choisie, dans la mesure où l’on peut douter de la sincérité de la mise en cause du monothéisme comme source intrinsèque de violence, voyant à quel point ce qui est mis en cause n’est pas la pluralité ou l’unicité des divinités fabriquées de main d’homme, mais la personne réelle du Christ, cible ultime de toute l’opération.
Le document de la CTI commence par un premier chapitre explicite à ce propos : « Nous ne pouvons passer sous silence le fait que, dans un vaste secteur intellectuel de notre culture occidentale, l’agressivité avec laquelle est posé ce « théorème » se concentre essentiellement sur la dénonciation radicale du christianisme. » (n. 6) Le judaïsme n’est pas attaqué, et si l’islam est mis en cause, ce n’est pas pour sa théologie mais à cause des moyens violents mis en œuvre dans l’ordre social qui en dépend et dans les méthodes de son expansion (10). Les poncifs de la propagande antichrétienne (prétendument antimonothéiste) sont alors critiqués un à un et retournés ad hominem notamment à partir de l’exemple du paganisme persécuteur de l’Antiquité auquel répondit non la violence mais l’acceptation du martyre (8). L’accusation contre le christianisme fauteur de violence et source de tous les maux, lorsqu’elle s’exprime dans un Occident qui en a retiré sa vitalité et sa grandeur, ne peut être que de mauvaise foi (12). Cela est d’autant plus flagrant que l’accusation dirigée contre cette supposée violence intrinsèque du monothéisme chrétien est concomitante d’un mépris considérable de la vie, d’une dégradation du lien social et d’une montée effective de la violence (13) : quelle meilleure façon de se défausser de ses propres turpitudes sur un bouc émissaire !
Derrière le thème de la violence monothéiste se cache à peine voilée la revendication d’un immanentisme radical, avec ses conséquences connues : « La révélation biblique l’annonce et l’histoire le démontre : l’homme hostile au Dieu bon et créateur, dans son obsession de « devenir comme Lui », devient un « Dieu pervers » et prévaricateur face à ses semblables. » (14) Plus loin dans le document (chap. VIII) viendra la réponse à l’athéisme moderne qui, non seulement prétend irrationnelle l’idée de Dieu, mais fait d’elle une construction idolâtrique. La réfutation empruntera à saint Thomas, puis au concile Vatican I, affirmant la capacité de la raison humaine à connaître l’existence et les perfections de Dieu, à la fois contre le rationalisme et contre le fidéisme. Ce sont les arguments de l’apologétique traditionnelle, partant du soubassement de la raison naturelle (et notamment des cinq « voies » thomistes ici retrouvées) pour arriver à la réception de la révélation trinitaire et, de là, au commandement suprême qui résume la Loi et les Prophètes, celui de ne pas dissocier l’amour de Dieu et l’amour du prochain. En conclusion, « toute vision du monde qui exclut cette suprême unité du commandement – qu’elle se présente comme une religion ou comme irréligion – est une invention des hommes. Et ne sauve rien. » (15)
A côté de ces mises au point combatives, le document de la CTI développe des arguments moins nets. Tout se passe comme si, après avoir récusé une falsification on était conduit, pour d’autres raisons, à en récupérer une partie.
Il faut d’abord noter que l’acception du mot violence n’est pas précisée : il est donc présupposé que l’on sait ce que l’on vise quand on l’emploie. Malgré tout cette absence de définition est source d’équivoques. Comment comprendre, par exemple, l’évocation de « l’erreur d’une violence religieuse qui prétend anticiper le jugement eschatologique de Dieu » (29) ?
Le chapitre 2 présente une histoire parallèle du monothéisme – révélation progressive dont rendent compte les livres de l’Ancien Testament – et de la découverte de l’amour que Dieu porte à l’humanité. La violence y est envisagée sous deux aspects : celle, fondamentale, du péché, source de toute haine entre les hommes ; et celle qui est admise dans les diverses cultures des temps bibliques, et dont l’abandon représente un progrès proportionné à l’éducation progressive du Peuple élu. Par la suite, le Christ, Prince de la Paix, a vaincu par sa mort la violence radicale du péché, et son enseignement ainsi que les commentaires pauliniens et patristiques ont permis d’anéantir toute justification religieuse de la violence, et de réinterpréter les passages vengeurs des textes bibliques dans un sens spirituel. C’est à partir de là que le texte de la CTI subit un infléchissement qui ira grandissant, non sans d’apparentes contradictions. On y lit en effet que « l’évolution moderne de la différence entre religion et politique – certainement facilitée par la culture du christianisme – est aussi un processus de maturation herméneutique interne à la lecture de la révélation » (31), affirmation neutre par elle-même, mais sous-entendant que ce qui se passe en matière politique, sous forme éventuellement « violente », ne regarde pas la religion. Plus loin il est question d’un « irréversible abandon par le christianisme des ambiguïtés de la violence religieuse » (64), abandon qui ferait même de notre époque « une nouvelle phase de l’histoire du salut » (ibid.). La non-violence radicale serait donc l’apanage de la doctrine chrétienne accédée en notre temps à un degré de conscience supérieure, après deux mille ans de moindre compréhension, voire d’errements aux conséquences funestes. A ce propos, et dans la suite logique des dernières décennies et du concile Vatican II lui-même, il en résulte dans le texte de la CTI une reconnaissance explicite de culpabilité : « L’assimilation cohérente de cette grâce comporte nécessairement de reconnaître humblement les nombreuses résistances, omissions et contradictions qui ont fait obstacle de manière coupable à l’accomplissement de cette maturation » (ibid.). Déjà au début du document se rencontraient des propos analogues : « Nous ne pouvons [non plus] ignorer, en considérant l’histoire même du christianisme, l’égarement de nos passages coupables et répétés par la violence religieuse. » (7) Le P. Bonino commente : « Prétendre […] que le refus de toute violence au nom de Dieu est inscrit au cœur même de la foi chrétienne rend nécessaire une autocritique de la praxis historique des chrétiens. »
Cette forme d’auto-accusation indistinctement collective, tournée vers l’ensemble de l’histoire antérieure à 1962–65, face à une « stratégie » d’éradication établie, comme le montre le chapitre Ier, sur des contre-vérités, est pour le moins une faiblesse, car aux accusateurs de mauvaise foi l’aveu n’apparaît jamais assez complet. Mais surtout et plus gravement, elle est mal fondée, allant jusqu’à présenter l’ordre politique chrétien comme une « trahison du Seigneur » (64) – au point que l’on peut se demander si dans l’esprit des rédacteurs la politique elle-même ne serait pas comme telle une forme de « violence ». Les mêmes affirmations sont encore reprises plus loin (72), et dans sa présentation, le P. Bonino y ajoute encore, tout en prenant soin de dire qu’il ne s’agit pas d’une concession à l’air du temps : « La violence ne se justifie donc ni pour venger les droits de Dieu ni pour sauver les hommes malgré eux, car « la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même » (Vatican II, Déclaration Dignitatis humanae, 1). » « Au regard de la foi chrétienne, la violence « au nom de Dieu » est une hérésie pure et simple. » Pourtant, et cela marque une certaine incohérence, le document ne veut pas céder au sentimentalisme de la non-violence idéologique. Il récuse ainsi la séparation arbitraire entre amour et justice, la recherche de celle-ci pouvant impliquer une lutte non réductible, comme telle, à une forme de violence. « La diffusion d’une certaine culture radicale jette le soupçon sur toute figure de l’autorité et de la loi, considérées comme des formes masquées de prévarication, jamais acceptables » ; cette réduction démagogique « alimente un conformisme de la liberté hostile à toute forme de responsabilité et de lien » et augmente en fait la résignation face à la violence (34).
D’un côté, la logique de la liberté religieuse telle que l’a remodelée la déclaration conciliaire Dignitatis humanae impose de récuser, au moins implicitement comme ici, l’usage légitime de la force au service du droit, à plus forte raison la défense armée de la chrétienté, de l’autre le souci d’éviter le piège de l’idéologie non violente (à la manière des Quakers) réintroduit la considération des bases morales et religieuses de l’ordre social, ce qui a pour conséquence de poser la question du bien dans l’ordre politique et d’en légitimer (tout aussi implicitement) la défense armée. Alors, de quel côté ranger Lépante : la célèbre bataille fut-elle une salutaire et légitime défense des peuples chrétiens menacés, ou bien l’une de ces mauvaises actions imputables à l’insuffisante conscience évangélique préconciliaire ?
A cette faiblesse structurelle – parce que solidaire intellectuellement de la construction conciliaire dans le domaine considéré – s’en ajoute une autre concernant l’islam. Curieusement, le commentaire du P. Bonino reprend la citation de Michel Paléologue qu’avait utilisée Benoît XVI dans son discours de Ratisbonne, et qui avait suscité un vent de colère et même de folie criminelle dans le monde musulman : « Celui qui entend amener quelqu’un à la foi a besoin d’une langue habile et d’une pensée juste, non de violence, ni de menace, ni de quelque instrument blessant ou effrayant. » Cette sentence vise l’effort (djihad) que l’on sait, mais le dominicain commence à l’appliquer pour justifier l’autocritique déjà mentionnée. Toutefois, après ce qu’il pense sans doute être un bon exemple donné aux autres, il requiert de leur part la réciproque. « Les théologiens catholiques qui ont rédigé ce document n’ont pas voulu parler au nom des croyants des autres religions monothéistes mais ils les invitent à entreprendre une démarche analogue de purification à l’intérieur de leurs propres traditions. Dans la mesure où celles-ci sont l’expression d’une religion authentique, elles ne peuvent que rejeter la violence religieuse. » Il est étonnant que le secrétaire de la CTI puisse à ce point s’illusionner sur la possibilité de l’islam – car sans le nommer c’est lui qui est visé — d’opérer la dénaturation de ses principes fondamentaux tenus pour divinement révélés. Quant à la dernière phrase, elle laisse songeur sur l’opportunité, du point de vue du « dialogue interreligieux », de supposer l’acquiescement à une proposition postulée en forme universelle mais qui est précisément irrecevable du point de vue de l’interlocuteur, sauf par restriction mentale (taqiyya) au cours des échanges biaisés des rencontres diplomatiques.
Au total on ne peut que regretter qu’un document aussi élaboré, et qui ouvre de nombreuses autres pistes – entre autres, une exposition apologétique implicitement adressée aux musulmans, décidément très présents dans ce texte, qui imaginent que les chrétiens sont des polythéistes, ou encore une critique implicite des positions d’Erik Peterson opposant monothéisme et Trinité – puisse s’achever, sur le terrain pratique, dans une impasse consécutive à la superdogmatisation des postulats politiques du moment Vatican II. Cependant, tant par la volonté de fonder solidement le propos que par le mordant et la clarté des vérités qu’il adresse aux ennemis de la foi et à ceux qui sont tentés de les écouter, il laisse entrevoir ce que pourrait, et devrait être le témoignage de la vérité face aux mensonges multiples de l’idéologie dominante.