Athéisme, rien de nouveau sous le soleil
Le sous-titre du livre de Comte-Sponville L’esprit de l’athéisme en dit très précisément le propos : Introduction à une spiritualité sans Dieu ((. André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2006 ; rééd. Le Livre de Poche, 2013, 215 p., 5,60 €.)) . Dans un pays, la France, qui compterait, selon un sondage, plus de 60 % d’athées ou d’agnostiques, on comprend qu’il y ait une demande pour un tel sujet. La revendication d’une spiritualité non dépendante d’une religion est un trait caractéristique de la société post-chrétienne qu’est devenue l’Europe. En France, fille aînée de l’Eglise, mais aussi fille aînée d’une laïcité pure et dure, au point de faire de la laïcité une véritable religion, une spiritualité de ce genre répond certainement à une demande. Mais peut-il exister une spiritualité exclusivement philosophique, à l’usage des athées, c’est l’une des trois questions auxquelles Comte-Sponville, auteur d’une œuvre abondante à l’intention du grand public et pas seulement d’un public dit spécialisé, se propose de répondre dans son ouvrage. Car il commence par poser deux autres questions, dans l’ordre : « Peut-on se passer de religion ? » puis : « Dieu existe-t-il ? »
La réponse à la première question nous vaut un témoignage de l’auteur sur son enfance chrétienne, dont il parle sans acrimonie ni dégoût, de manière très sereine : « J’ai été élevé dans le christianisme. Je n’en garde ni amertume ni colère, bien au contraire. Je dois à cette religion, donc aussi à cette Eglise (en l’occurrence la catholique), une part essentielle de ce que je suis, ou de ce que j’essaie d’être. Ma morale, depuis mes années pieuses, n’a guère changé. Ma sensibilité non plus. Même ma façon d’être athée reste marquée par cette foi de mon enfance et de mon adolescence. » (pp. 9–10). On voit que le ton adopté n’a rien d’agressif ou de revanchard, à la différence d’un Michel Onfray dans ses écrits sur le christianisme. Comte-Sponville, après avoir cru en Dieu d’une foi bien vive, dit-il, jusque vers dix-huit ans, a alors perdu la foi (nous sommes en 1970) – et il en parle comme d’une libération, d’une jubilation. Il se définit comme « athée chrétien », attaché à la tradition chrétienne, plus encore à la morale évangélique. Sur toutes les grandes questions morales, soutient-il, croire ou ne pas croire en Dieu ne change rien d’essentiel. Comte-Sponville se présente comme un laïc intégral, de bonne compagnie, qui fustige autant le nihilisme (lequel abolit la morale) que ce qu’il appelle la sophistique (laquelle nie toute vérité). Son athéisme se présente comme rationaliste et humaniste.
En conclusion de la première partie, on lit : « N’attendons pas d’être sauvés pour être humains ». Pour Comte-Sponville, l’homme n’a pas besoin d’être sauvé, il lui revient de se sauver lui-même. Ainsi est fixée la ligne de partage entre le chrétien et l’athée – que ce dernier se qualifie ou non de « chrétien ». La spiritualité athée est, ou se veut, salut. Elle sera développée ultérieurement. Dans l’immédiat, une deuxième partie est consacrée à la question de l’existence de Dieu. Comte-Sponville ne se définit pas comme agnostique, car il se prononce sur la question de Dieu : il ne prétend pas savoir que Dieu n’existe pas, il le croit, ou plutôt il en a simplement l’opinion. Il considère cette position comme plus forte que celle de qui prétend savoir que Dieu existe (celui-là est considéré comme un imbécile), mais aussi de celui qui se contente de croire en Dieu.
Point donc de métaphysique, point de théologie naturelle, la question de Dieu est par-delà tout savoir possible. Comte-Sponville est ici un fidèle disciple de Kant dont l’essentiel de l’œuvre a consisté à nier la possibilité d’une connaissance proprement philosophique. On constate les ravages de la critique kantienne lorsqu’il soutient qu’il n’est pas question de prouver ou démontrer Dieu, mais d’y croire ou non. Relevons toutefois une concession qu’il fait à propos de l’existence des lois de la nature : « C’est en quoi l’existence de Dieu reste pensable, tout autant, mais pas davantage, que son inexistence » (p. 99). Mais il croit pouvoir ajouter que la preuve physicothéologique a beaucoup souffert des progrès de la science, ce qui manifeste une ignorance de la cosmologie de la deuxième moitié du XXe siècle et de tout ce qui s’est écrit à propos du principe anthropique.
L’absence de preuve est la première raison invoquée de ne pas croire, même si l’on ne peut davantage démontrer la non-existence de Dieu, car une inexistence ne peut se prouver. Y a‑t-il cependant des arguments en faveur non pas seulement de la non-croyance ou agnosticisme, mais plus positivement – ou plus négativement – en faveur de l’athéisme ? Comte-Sponville nie toute expérience de Dieu, en tout cas lui-même n’a jamais eu ce genre d’expérience, Dieu ne s’est jamais adressé à lui. Mais sur ce point il fait preuve de beaucoup de tolérance et il veut bien croire que certaines personnes aient pu avoir une telle expérience. S’il reconnaît une part de mystère, d’inconnaissable dans le monde, il n’est cependant pas question de la résoudre en recourant à Dieu.
Comte-Sponville présente trois arguments positifs pour justifier son athéisme, et ne pas en rester à une attitude agnostique. Il reprend la vieille thèse d’Epicure sur l’excès de mal dans le monde, et il l’élargit dans quelques pages sur la médiocrité de l’homme. Son troisième argument se situe dans la ligne de Freud : Dieu correspond tellement bien à nos désirs qu’il ne peut qu’avoir été inventé pour les satisfaire (p. 139), argument qu’il présente – à juste titre – comme le plus subjectif. Rien de bien neuf quant au fond – mais qui peut dire qu’il innove en une telle matière ?
Seule la troisième partie répond vraiment à la question posée dans le sous-titre de l’ouvrage : introduction à une spiritualité sans Dieu. L’auteur entend par spiritualité une partie – restreinte – de notre vie intérieure, « celle qui a rapport avec l’absolu, l’infini ou l’éternité » (p. 145). Une spiritualité sans Dieu, sans transcendance, sans surnaturel, est possible. Il ne s’agit pas de nier l’esprit, mais son indépendance ontologique : in fine tout est nature ou matière. La dimension mystérieuse de l’être ne doit pas conduire à un arrière-monde, à une transcendance, à Dieu.
Comte-Sponville s’inscrit dans la lignée de l’atomisme de Démocrite et Lucrèce, du panthéisme de Spinoza, et, en Orient, du bouddhisme. De Spinoza, il retient son immanentisme, son éternisme, son relativisme, l’acceptation sereine de tout ce qui est et de tout ce qui arrive. On trouve des doctrines tout à fait similaires chez certains maîtres de la pensée orientale. Cette voie avait été explorée il y a quelques décennies par quelqu’un comme Pierre Hadot, qui, après avoir été prêtre, a devancé d’une génération Comte-Sponville dans l’apostasie et le retour à une sagesse païenne, que le christianisme avait marginalisée : fusion dans l’immensité de la nature, conceptualisée comme sentiment océanique d’unité avec tout l’être tel qu’il est senti, conception du présent comme expression de l’éternité, reprise de la vieille ataraxie. C’est le même héritage que revendique un ami de Comte-Sponville, Luc Ferry, lorsqu’il explique en quoi consiste une « vie réussie ». Il y aurait lieu d’examiner de manière approfondie les raisons pour lesquelles tous ces intellectuels, mal à l’aise dans l’Eglise, que ce soit avant ou peu après Vatican II, l’ont quittée pour les rivages jugés plus satisfaisants d’une spiritualité laïque.
Cette spiritualité, on le voit, n’a rien de révolutionnaire, elle n’a de neuf que sa dénomination de laïque. Comte-Sponville a mené à son terme le plus logique une conviction athée et matérialiste, mais néanmoins en quête d’un absolu. Son itinéraire a le grand intérêt philosophique de montrer que le pur matérialisme n’est pas vraiment consistant et satisfaisant. La matière à elle seule ne peut rendre compte de l’être, du monde, tels qu’ils s’offrent à notre analyse. Absolutiser la matière oblige à sortir de la matière comme unique principe, et conduit naturellement vers quelque chose comme un panthéisme. La pensée de Comte-Sponville a du moins ce mérite de manifester, en creux, la seule véritable alternative philosophico-religieuse : l’absolutisation de la nature dans son unité ou l’adhésion à un Dieu personnel transcendant et créateur.