Claudel, le poète, le philosophe, le théologien
La philosophie à laquelle nous adhérons, fût-ce implicitement, aiguise notre regard sur le monde, elle le transforme, parfois elle le pervertit. Elle rejaillit sur la politique, sur l’architecture, sur les beaux-arts, sur la littérature. A rebours, la valeur d’une doctrine se lit aussi dans les œuvres qu’elle a inspirées, et l’on gagne toujours à rapprocher l’arbre de ses fruits. Paul et Virginie illustre Rousseau. La philosophie de l’absurde peut se jauger dans La Nausée, avec moins de rigueur mais aussi à moindre effort que dans L’Etre et le Néant. Le marxisme s’affiche dans le réalisme soviétique. Le freudisme se devine derrière une large partie de la peinture contemporaine. Qu’en est-il alors du thomisme, et plus précisément du renouveau thomiste que l’encyclique Aeterni Patris (1879) aura simultanément stimulé et consacré ? La réponse ne vient pas immédiatement. La philosophie de l’Ecole a certes inspiré plus ou moins directement une doctrine politique et sociale, mais celle-ci n’a pas eu le bonheur d’être beaucoup appliquée, et il conviendrait d’ailleurs de distinguer, lorsque c’est possible, les apports spécifiquement thomistes de ce qui relève d’un fonds chrétien plus général. Dans le domaine des arts, le thomisme, si attentif à toutes les nuances de l’être, si étranger à tout esprit de système, n’a pas inspiré l’un de ces romans à thèse chargés de fournir à une théorie les points d’appui qu’elle ne trouve pas dans la réalité. Et pourtant, le lecteur attentif découvrira plus d’une allusion à l’Aquinate chez les auteurs du XXe siècle. Péguy, certes marqué par Bergson plus que par tout autre, évoque ainsi « l’acte commun du lisant et du lu » ((. Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, 1913, La Pléiade, t. III, p. 1008. Cela n’empêche pas Péguy de dire ailleurs : « Je suis de ces catholiques qui donneraient tout saint Thomas pour le Stabat, le Magnificat, l’Ave Maria et le Salve Regina. » (cité par Pie Duployé, La religion de Péguy, Slatkine, 1978, p. 199))) , en se réappropriant une formule typiquement scolastique. Volkoff mentionne saint Thomas en passant ((. Voir par exemple Le Retournement, Julliard/L’Age d’Homme, 1979, p. 250. )) . On pourrait multiplier les citations et discuter de leur caractère anecdotique ou révélateur, s’il n’existait un cas beaucoup plus riche, celui de Paul Claudel. De ce dernier, on connaît l’itinéraire intérieur, la carrière de diplomate qui lui fera sillonner la planète, la rencontre brûlante qui a inspiré Partage de midi. On sait moins qu’il a pu sereinement affirmer : « J’appris le langage scolastique comme on apprend l’anglais, par l’usage, et au bout de cent pages, je pouvais suivre cette pensée d’ailleurs merveilleusement limpide. Seuls les commentaires d’ailleurs assez sobres, placés au bas des pages, me paraissaient obscurs. J’ai ainsi lu et annoté les deux Sommes, terminant ma lecture avant mon retour en France (1899). ça a été une merveilleuse nourriture et un merveilleux entraînement pour mon esprit, non seulement au point de vue philosophique mais au point de vue artistique. L’intelligence ne joue pas le rôle essentiel dans la création artistique (aucune création ne se fait avec la tête), mais elle joue un rôle maïeutique et illuminateur immense, et dans ce rôle rien ne pouvait m’être plus utile que les trois principes que Thomas m’avait appris à appliquer partout : définir, distinguer, déduire. […] Ces leçons m’ont transformé et se sont incorporées à toute mon activité créatrice, car les principes thomistes sont mêlés à chacun des mouvements de ma vie artistique. Vous avez donc parfaitement raison de m’appeler un poète thomiste car les principes thomistes sont mêlés à chacun des mouvements de ma vie artistique. » Ce passage est cité par un jeune professeur slovène, Boštjan Marko Turk, dans un ouvrage publié directement en français, Paul Claudel et l’actualité de l’être, L’inspiration thomiste dans l’œuvre claudélienne, œuvre sur laquelle nous reviendrons plus loin ((. Pierre Téqui, 2011, 384 pages, 28 €. )) .
La remarque s’avère éclairante. Claudel se caractérise effectivement par ses amples développements à portée ontologique, et cela lui confère une position particulière parmi les poètes français. Il sait communiquer des intuitions et donner à voir des connexions dans des passages brusquement lumineux qui émergent de longs morceaux plus ingrats. L’Art poétique (1907) commence par une réflexion sur le temps, indiscutablement marquée par une philosophie de la nature.
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