De la théologie de la libération à la théologie du peuple
Depuis l’élection du pape François, la théologie du peuple et la théologie de la libération ont toutes deux fait l’objet d’un regain d’intérêt. Pour beaucoup, l’élection d’un pape latinoaméricain allait évidemment refaire surgir ces questions, d’autant plus que ce pape appartient à l’ordre des jésuites, qui s’est fait remarquer dans les années soixante et soixante-dix pour avoir fourni à la théologie de la libération quelques-uns de ses plus éminents représentants, et aussi de ses plus radicaux. Il n’est donc pas étonnant qu’immédiatement après l’élection pontificale plusieurs médias aient publié des articles visant à bien distinguer ces deux théologies, et même à affirmer leur radicale différence. Celui de Samuel Greg ((. La traduction de l’article original Pope Francis and Liberation Theology publié par la National Review le 28 mai 2013 a été réalisée par Mario Šilar de l’Instituto Acton Argentina pour l’Acton Institute.)) compte en ce sens parmi les plus brillants. Il y explique que la caractéristique principale de la théologie de la libération est le recours à l’analyse marxiste, la promotion de la lutte des classes, la lutte armée et la confusion entre libération chrétienne et messianisme politique. La théologie du peuple, elle, porte délibérément son choix sur les pauvres, sur une mise en valeur positive des formes de piété populaire, et n’est absolument pas concernée par les mises en garde effectuées par le magistère à l’encontre de la théologie de la libération. En Argentine, les principaux auteurs de ces théories sont probablement le jésuite Juan Carlos Scannone ((. Né à Buenos Aires en 1931, il est entré chez les Jésuites en 1949. Licencié en philosophie à la Faculté de Philosophie San Miguel (Argentine) en 1956, licencié en théologie à l’Université d’Innsbruck en 1963, il obtient son doctorat de philosophie à l’Université de Munich en 1967. Sa réflexion philosophique s’inspire de Paul Ricœur, de Rodolfo Kusch et d’Emmanuel Levinas.)) et Lucio Gera ((. Né dans la région de Vénétie en Italie, il fut ordonné prêtre en 1947 à Buenos Aires. Il obtint sa licence en théologie à l’Angelicum de Rome en 1953, puis en 1956 un doctorat à l’Université de Bonn en Allemagne. L’année suivante, il se joint à Carmelo Giaquinta, Ricardo Ferrara, Rodolfo Nolasco et Jorge Mejía (qui enseignait déjà à l’université), pour remplacer les jésuites affectés à l’enseignement et à la direction du séminaire de Buenos Aires. )) .
Plusieurs interprétations ont été faites de la théologie de la libération. L’une d’entre elles la considère sous l’angle d’une praxis pastorale (card. Pironio) qui perçoit l’unité du peuple à travers une réflexion éthico-anthropologique prenant en compte les sciences sociales, sans réfléchir aux aspects politiques. Un autre courant la voit à travers le prisme d’une praxis révolutionnaire (Assmann) consistant en une analyse socio-historique de la réalité à partir du marxisme, pour en arriver à une théologie sécularisée. Un troisième est formé par la praxis historique (Gutiérrez, Sobrino), fidèle à la tradition libérationniste, qui utilisera la sociologie de l’analyse marxiste avec l’objectif d’une transformation radicale de la société latino-américaine, où le sujet est le peuple pauvre comme classe incarnée. Un dernier, enfin, celui de la théologie du peuple (Gera, Tello), qui vise l’inculturation de la théologie comme praxis, et situe socialement la frontière de la justice entre peuple et anti-peuple ((. J.-C. Scannone, « La teología de la liberación. Carácteres, corrientes, etapas », Stromata [Buenos Aires], n. 38 (1982), pp. 3–40. )) .
Ces distinctions ont-elles vraiment lieu d’être ? Pour en comprendre l’arrière-plan, il faut connaître le développement de cette théologie en Argentine les soixante dernières années.
La formation théologique du clergé argentin a toujours reflété, avec quelque retard, les débats et les modes européennes, pour la simple raison que les docteurs en théologie argentins étaient formés dans les universités européennes. Dans les années cinquante, quand la « nouvelle théologie » est devenue à la mode en Europe, son influence a commencé à s’étendre aussi en Argentine. Scannone et Gera faisaient alors leurs études, étonnamment d’ailleurs en Allemagne, à une époque où le thomisme ne jouissait pas d’un prestige particulièrement important dans les universités, contrairement à l’idée qui consistait à repenser la théologie à partir de la philosophie moderne par le biais de penseurs comme Blondel, Paul Ricœur et plus particulièrement Heidegger, lui-même reçu par l’intermédiaire de Rahner et qui avait gagné de nombreux adeptes parmi les jeunes docteurs en théologie. Cette influence de l’existentialisme est facile à percevoir chez Scannone et Gera.
En Argentine, on retrouve bien sûr quelques antécédents au concile, mais ils restent rares. Le fait le plus significatif est peut-être en 1960 le départ des professeurs jésuites du séminaire de Buenos Aires au profit d’un clergé séculier. C’est l’époque où Lucio Gera commence à enseigner, ce qui lui permettra d’ailleurs de participer au concile en tant qu’expert. A la différence de l’Allemagne, de la France, d’autres pays européens et même du Brésil, au moment du concile la plupart des évêques argentins avaient reçu une formation traditionnelle ; sauf pour quelques-uns, la dérive de la nouvelle théologie dans les universités où ils envoyaient se former les futurs professeurs de séminaires leur était inconnue. Le concile les a surpris. Il suffit de parcourir notamment les interventions du cardinal Caggiano, de NN.SS Castellano, Buteler, Tortolo (la plupart firent partie du Coetus Internationalis Patrum) pour constater une orientation traditionnelle majoritaire. Au lendemain du concile, devant l’attitude de l’épiscopat face aux réformes conciliaires, un mouvement commence à se former parmi le clergé plus jeune, qui a compris que pour appliquer ces réformes, il fallait assumer les positions les plus radicales du progressisme (soulignons en passant qu’à ces positions s’ajoute un fort engagement socio-politique rattaché aux courants de gauche).
A la suite de la deuxième réunion de la Conférence épiscopale latinoaméricaine à Medellín (Colombie), cette branche du clergé entre en contact avec ses homonymes des autres pays du continent pour en conclure qu’il est temps d’agir, en opposition ouverte à la majorité des évêques. C’est la naissance du tristement célèbre Mouvement des prêtres pour le Tiers-monde, dont l’action se répand rapidement dans différents milieux, notamment par la publication de lettres collectives contre les évêques d’orientation plus traditionnelle tels NN.SS Castellano à Córdoba, Beteler à Mendoza, Visentín à Corrientes et Bolatti à Rosario ((. Dans le cas de ce diocèse, citons ici le cas d’un prêtre de Cañada de Gómez, qui s’est opposé par la force à un changement de nomination. L’évêque ayant dû faire appel à la police pour l’expulser, trente prêtres, en réaction, renoncent à leur charge. Mgr Bolatti obtint leur départ de son diocèse (ils furent incardinés ailleurs), mais pas l’appui de Rome pour les sanctions qu’il demandait à titre d’exemple. Il fut même contraint de remplacer certains professeurs de son séminaire par d’autres professeurs dont l’orientation était moins traditionnelle.)) . L’analyse marxiste est employée pour interpréter la réalité socio-politique et la plupart des membres ne dissimulent pas leur engagement auprès des organisations de la guérilla alors en activité en Argentine.
La revue Cristianismo y Revolución (dont le premier numéro est paru en septembre 1966 et le dernier en septembre 1971 ; il y en eut vingt-deux au total) constitue l’une des plus précieuses sources d’informations pour découvrir la pensée et les agissements de ce clergé. Elle se veut un trait d’union entre un groupe de réflexion dénommé dans un premier temps « Teilhard de Chardin » puis « Camilo Torres » et le groupe armé « Comando Camilo Torres » (qui par la suite fut intégré à l’organisation Montoneros). L’éditorial du premier numéro lançait, en guise de présentation : « Camilo Torres, passé sous silence et laissé de côté par ses propres frères chrétiens, nous montre le charisme évangélique de la lutte pour la libération de ce qui nous appartient » ((. Cristianismo y Revolución, n. 1. La collection presque complète est consultable en ligne sur plusieurs sites. L’édition digitale se trouve à l’adresse suivante : http://www.cedinci.org/ edicionesdigitales/cristianismo.htm. S’adressant à toute l’Amérique latine, la revue rassemble des contributions provenant d’autres pays du continent. Les premiers numéros comportent aussi plusieurs articles de Régis Debray. )) . Au fil des pages, des articles de plusieurs fondateurs du MSTM (Rubén Dri, Miguel Ramondetti, figure de proue du mouvement, Cerrutti et Mujica) ainsi que des « communiqués » du MSTM, auxquels s’ajoutent les « faits de guerre » des mouvements de la guérilla tels Montoneros, les FAP (Forces Armées Péronistes), les FAL (Forces Armées de Libération). L’un des objectifs était précisément de justifier la guerre révolutionnaire subie en Argentine et dans les autres pays d’Amérique latine. Dans le numéro 25 paraît un article de Lucio Gera et de Guillermo Rodríguez, Notes pour une interprétation de l’Eglise en Argentine ((. Apuntes para una interpretación de la Iglesia argentina. Guillermo Rodríguez Melgarejo est l’évêque du diocèse de San Martín depuis 2003. Il exerça aussi la fonction de secrétaire général de la Conférence des évêques d’Argentine et de Président de la Commission pour la Foi et la Culture.)) ; fait étrange, cependant, le numéro en question est le seul à ne pas être consultable dans l’édition digitale de la revue ((. Cf. : http://eltopoblindado.com/revista-cristianismo-y-revolucion/)) . Il permettrait peut-être d’avoir accès à quelque élément n’allant pas dans le sens de l’image que l’on cherche à donner aujourd’hui de Gera. Loin d’être un représentant de la théologie du peuple, celui-ci devrait en effet bien plutôt être compté parmi les défenseurs avisés de la théologie de la libération.
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