Démocratie : vers la fin du privilège ?
En ce cinq centième anniversaire de la parution du Prince, on sait que la science du politique a cessé de s’intéresser à une classification des régimes jusqu’alors essentiellement destinée, malgré ses diversités, à la recherche du meilleur régime, pour réorienter son objet vers la description des institutions dans leur existence la plus concrète, et les conditions possibles de leur maintien. Recherchant le salut de l’Etat quelles qu’en soient les conditions et les formes, non l’amélioration de l’organisation et de la structure politique au vu des finalités propres à cet ordre, Machiavel postulait ainsi la naturalité initiale des instances exerçant une contrainte politique, en même temps qu’il s’interdisait d’analyser leur corruption autrement que comme une décadence contre laquelle l’art politique consistait à trouver des techniques de retardement. L’irruption de la modernité politique n’a pas remis en cause la désaffection à l’égard de la comparaison des régimes, mais lui a substitué l’affirmation péremptoire du caractère irréversible de la démocratie comme mode d’organisation politique, au moins sous la forme de la boutade de Churchill selon lequel la démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres. Cette manière de dire a au moins l’avantage de mettre en évidence la contradiction interne de la démocratie, comme si sa définition devait toujours être négative. C’est qu’il y a sans doute, pour reprendre une formule aux juristes de droit civil, erreur sur les qualités substantielles de ce régime politique. Or on ne compte plus les publications sur la situation contemporaine critiques de ce régime, au point qu’on est amené à se demander si la crise ne serait pas l’un de ses caractères constitutifs. Parmi les innombrables reproches qui lui sont actuellement adressés, ce qui est en cause est pour l’essentiel l’aggravation de la césure (ou de l’abîme) séparant les gouvernants du corps politique dont ils sont réputés assumer la représentation et le service. Nous serions ainsi en voie d’arriver au terme d’un « processus de réduction du taux de démocraticité de la démocratie » ((. Stefano Petrucciani, « Crise de légitimité, pouvoir et démocratie », in Y.-C. Zarka (dir.), Repenser la démocratie, Armand Colin, 2010, p. 91. )) , par lequel le peuple aurait été progressivement évincé de toute réelle capacité de décision politique, processus dont les implications sont désormais planétaires, et non plus limitées aux terres d’élection du populisme. Pour courante qu’elle soit, cette analyse mérite qu’on s’y arrête quelques instants, avant de s’interroger sur ce paradoxe : la démocratie réelle est toujours plus critiquée, mais bien que l’unanimité tende à se fissurer, elle est toujours présentée comme un horizon indépassable.
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A l’origine de ce malaise, il y a en effet un malentendu terminologique. La démocratie n’est pas la « démo-archie », ou démarchie. Certes, ce dernier terme a eu quelque usage, dans la Grèce du IVe siècle avant notre ère, pour désigner le mandat du Démarque. Il a été repris au XXe siècle par les libertariens dans leur critique de l’ordre politique existant, mais à rebours de l’instrumentalisation longtemps effectuée par les historiens de tendance marxiste, eux-mêmes suivant les philosophes des Lumières, et qui avaient tendance à présenter les institutions de la Grèce antique comme un modèle de démocratie concrète. La méfiance des institutions de l’Antiquité à l’égard du peuple est désormais présentée comme un fait. L’ambivalence originelle du terme demos et de son usage dès l’Antiquité est ainsi soulignée : à la fois utilisé pour désigner la communauté humaine identifiée à un territoire déterminé, et considérée dans sa globalité, il est surtout employé pour décrire « la masse sans véritable capacité politique, sujette à tous les emportements et toutes les manipulations » ((. Marie-Joséphine Werlings, Le dèmos avant la démocratie. Mots, concepts, réalités historiques, Presses universitaires de Paris Ouest, 2012, p. 289. )) . Les pères fondateurs du libéralisme politique, anglo-saxon ou continental, qui ont toujours marqué une très grande méfiance à l’égard de l’affirmation populaire, ne feraient ainsi que prolonger l’exercice de mise à distance du peuple qui serait présent dès le modèle athénien.
La formule fondatrice de la démocratie représentative moderne, que l’on doit à Montesquieu, est bien connue : « Il y avait un grand vice dans la plupart des anciennes républiques : c’est que le peuple avait droit d’y prendre des résolutions actives, et qui demandent quelque exécution, chose dont il est entièrement incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants, ce qui est très à sa portée » ((. Montesquieu, De l’Esprit des lois, Livre XI, chap. VI : « De la Constitution d’Angleterre ». )) . Les démocraties modernes seraient donc caractérisées par ce que Francis Dupuis-Déri qualifie d’« agoraphobie politique » ((. Démocratie. Histoire politique d’un mot, Lux, Montréal, 2013, pp. 37 ss. )) : le peuple est ainsi non pas l’impensé de la démocratie, mais l’entité que les institutions politiques ont eu pour but non d’éliminer, mais de cantonner à une fonction limitée et temporaire. L’histoire des institutions politiques françaises et de leur construction juridique vient confirmer cette limitation du peuple au rôle de simple organe chargé de la désignation périodique des représentants, ainsi que l’explicitait le juriste Carré de Malberg en précisant la signification du processus de représentation : « Le « représentant » ne représente pas une volonté préexistante des citoyens, puisque le droit positif des Constitutions représentatives refuse à ceux-ci le pouvoir de vouloir autrement que par leurs représentants ; dans ces conditions, il n’est pas possible de dire que la volonté des citoyens entre en représentation ; mais il y a ici, d’un côté, une volonté, celle des citoyens, dont il est fait abstraction et qui est traitée juridiquement comme inexistante, et d’un autre côté, une volonté, celle du « représentant », qui se substitue totalement à celle des citoyens et qui finalement demeure seule opérante » ((. Raymond Carré de Malberg, Théorie générale de l’Etat, 1922, Sirey, t. 2, p. 229. )) . Aussi abrupte qu’elle soit, cette analyse n’est pas fondamentalement contradictoire avec la version rousseauiste de la démocratie. Si l’auteur du Contrat social était certes opposé à l’idée même de représentation, on sait qu’il ne tolérait aucune insubordination du peuple à la volonté générale, quelle que soit la procédure ayant amené à sa détermination : « L’essence du corps politique est dans l’accord de l’obéissance et de la liberté. […] les mots de sujet et de souverain sont des corrélations identiques dont l’idée se réunit sous le seul mot de citoyen » ((. Contrat social, Livre III, ch. 13.)) .
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