Revue de réflexion politique et religieuse.

Édi­to­rial : Le défi venu des péri­phé­ries

Article publié le 12 Juin 2014 | imprimer imprimer  | Version PDF | Partager :  Partager sur Facebook Partager sur Linkedin Partager sur Google+

Jorge Mario Ber­go­glio a été élu le 13 mars 2013. Mais il a fal­lu attendre le 24 novembre der­nier, date de paru­tion de l’exhortation apos­to­lique Evan­ge­lii gau­dium, pour prendre connais­sance du pro­gramme consis­tant que le nou­veau pon­tife se pro­pose de suivre. L’encyclique Lumen fidei, parue fin juin, ne rem­plis­sait pas cette fonc­tion, d’autant moins que sa rédac­tion éma­nait qua­si tota­le­ment de son pré­dé­ces­seur et n’avait pas cette fina­li­té d’orientation. En revanche, dès les pre­miers moments de son avè­ne­ment, le pape Fran­çois a mul­ti­plié les signes de chan­ge­ment, et ceux-ci ont immé­dia­te­ment été mani­fes­tés au monde entier, dans une sorte de sym­biose avec les médias dont il est dif­fi­cile de pen­ser qu’elle n’a pas été dési­rée, ou qu’elle n’a pas résul­té d’un gentleman’s agree­ment impli­cite entre les deux par­ties concer­nées. Tou­te­fois, à côté de ce lan­gage per­cep­tible par les masses se sont accu­mu­lés des dis­cours sous des formes variées, des plus humbles – les homé­lies quo­ti­diennes, les tweets – à de plus déve­lop­pées, jusqu’à l’étape bien plus consé­quente qu’est la récente exhor­ta­tion apos­to­lique. Les deux don­nées – signes et dis­cours – sont indis­so­ciables.

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La mul­ti­pli­ci­té des signes média­ti­sés serait dif­fi­cile à recen­ser, et ce serait d’ailleurs inutile tant ils ont été par­tout réper­cu­tés ; en outre ils se catholica-couv122renou­vellent sans cesse. L’usage sans pré­cé­dent d’un pré­nom sans ordi­nal, « Fran­çois », sa qua­li­fi­ca­tion, fon­dée mais inédite, d’« évêque de Rome », le choix de ne pas habi­ter les appar­te­ments pon­ti­fi­caux, l’utilisation d’un lan­gage simple, popu­laire, fami­lier même, le refus de se plier au pro­to­cole, aux exi­gences de sécu­ri­té, un cer­tain déta­che­ment envers les règles litur­giques, et beau­coup d’autres détails encore, tout cela est allé dans le sens d’une bana­li­sa­tion de la fonc­tion, de l’abandon des marques exté­rieures de la supré­ma­tie pon­ti­fi­cale. Cette évo­lu­tion a tout de suite sug­gé­ré une oppo­si­tion entre un pas­sé hié­ra­tique et révo­lu, et une époque dans laquelle bien des valeurs sociales ont été per­dues de vue, où l’autorité est dépré­ciée, et à laquelle il s’agirait de s’adapter. La sou­dai­ne­té du chan­ge­ment et sa publi­ci­té uni­ver­selle ont consti­tué en elles-mêmes un « signal fort », un choc apte à frap­per les esprits. On pour­rait le rap­pro­cher de la fameuse ouver­ture des fenêtres par Jean XXIII, qui avait vou­lu signi­fier par ce geste, à la veille du concile, sa volon­té de faire entrer de l’air frais dans l’Eglise. Il n’est pas néces­saire d’y insis­ter, car ces innom­brables signes sont pré­sents à tous les esprits. Leur signi­fi­ca­tion devient plus claire si l’on consi­dère l’élaboration pro­gres­sive du dis­cours qui les a accom­pa­gnés, et s’achève pro­vi­soi­re­ment sans doute avec la publi­ca­tion d’Evan­ge­lii gau­dium.
Ce dis­cours s’est pré­ci­sé petit à petit, à tra­vers les homé­lies quo­ti­diennes à Sainte-Marthe, d’autres allo­cu­tions lors de cir­cons­tances plus impor­tantes, comme les JMJ (22–29 juillet), le drame de Lam­pe­du­sa (3 octobre), et ain­si de suite. On retien­dra comme par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant le dis­cours aux évêques lati­no-amé­ri­cains du CELAM (Rio de Janei­ro, 28 juillet), l’entretien du mois d’août avec le P. Spa­da­ro, publié peu après dans les prin­ci­pales revues des jésuites, les échanges avec le direc­teur du quo­ti­dien La Repub­bli­ca, Euge­nio Scal­fa­ri, au cours du mois d’octobre, enfin la récente exhor­ta­tion apos­to­lique. Le dis­cours au CELAM est très impor­tant dans la mesure où il annonce cer­taines des posi­tions adop­tées dans ce der­nier texte, notam­ment par la réfé­rence pri­vi­lé­giée à la décla­ra­tion d’Aparecida (2007), qui concluait la Ve confé­rence des évêques d’Amérique latine. On sait que le CELAM avait été tout au long des années conci­liaires et post­con­ci­liaires sou­mis à la pres­sion obsé­dante, tan­tôt vic­to­rieuse, tan­tôt conte­nue, de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion. Et si d’un côté ce cou­rant a culmi­né dans la par­ti­ci­pa­tion à des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires, il a le reste du temps joué le rôle d’un ferment de désta­bi­li­sa­tion, sans trou­ver en face de lui un épis­co­pat à même de don­ner une véri­table réponse à ce qu’il pou­vait y avoir de fon­dé dans ses intui­tions de départ. Cette toile de fond semble par­ti­cu­liè­re­ment pré­sente à l’esprit de l’actuel pape Fran­çois. Par exemple, lorsqu’il évo­quait à Rio « l’idéologisation du mes­sage évan­gé­lique », il visait « l’aseptisation » du regard sur la réa­li­té, et met­tait en cause « l’élitisme », terme visant une cer­taine spi­ri­tua­li­té en vase clos, ou encore l’intellectualisme (qu’il qua­li­fiait de « gnos­tique » par oppo­si­tion à la per­cep­tion des besoins réels du peuple), toutes atti­tudes à com­prendre comme un éloi­gne­ment du peuple réel. Il s’en pre­nait aus­si au « fonc­tion­na­lisme », l’esprit d’administration, ain­si qu’au clé­ri­ca­lisme. Autant de cri­tiques rare­ment for­mu­lées, sur­tout pen­dant une période post­con­ci­liaire sou­vent pré­sen­tée comme un nou­veau prin­temps de l’Eglise mais qui a été par­ta­gée entre ini­tia­tives hasar­deuses, rou­tines bureau­cra­tiques et inca­pa­ci­té à empê­cher l’hémorragie en direc­tion des sectes. Reste à savoir ce qui dans la même période a per­mis de main­te­nir en Amé­rique latine, mal­gré ces désordres, une cer­taine péren­ni­té de la vie ecclé­siale. Le doute s’introduit lorsque est mise en cause « la pro­po­si­tion péla­gienne », expres­sion sous laquelle sont dési­gnés des lieux de spi­ri­tua­li­té plus tra­di­tion­nelle, des congré­ga­tions nou­velles – pour­tant géné­ra­le­ment consi­dé­rées comme dyna­miques – que carac­té­ri­se­rait une recherche « exa­gé­rée [de la] sécu­ri­té doc­tri­nale ou dis­ci­pli­naire ». Cette mise en cause sur­pre­nante sera récur­rente et tou­jours expri­mée en termes d’une dure­té qui contraste avec un appel insis­tant à la misé­ri­corde.
Presque quatre mois après ce dis­cours aux évêques lati­no-amé­ri­cains, le 14 novembre 2013, le pré­sident de la Répu­blique ita­lienne, Gior­gio Napo­li­ta­no, accueillant le pape Fran­çois venu lui rendre une visite offi­cielle, a congra­tu­lé ce der­nier, dans des termes dépas­sant les caté­go­ries pro­to­co­laires et ayant plu­tôt valeur d’acquiescement de la part d’un repré­sen­tant de la laï­ci­té à la tête de la « mai­son com­mune ». Il est inté­res­sant de voir ce qu’il a rete­nu du cours nou­veau. « Ce qui nous a frap­pé, c’est l’absence de tout dog­ma­tisme, la prise de dis­tance envers « les posi­tions non effleu­rées par une marge d’incertitude », l’allusion à ce « lais­ser place au doute » propre aux « grands guides du peuples de Dieu » ». Gior­gio Napo­li­ta­no – qui fut diri­geant du PCI – ajoute, comme pour évi­ter toute équi­voque : « Nous avons sen­ti dans vos paroles vibrer l’esprit du concile Vati­can II, comme « relec­ture de l’Evangile à la lumière de la culture contem­po­raine ». Et nous voyons ain­si se pro­fi­ler de nou­velles pers­pec­tives pour ce dia­logue avec tous, même les plus éloi­gnés et les adver­saires ». La suite du dis­cours pré­si­den­tiel honore de diverses manières un chris­tia­nisme rame­né à l’amour des autres, et sur­tout des plus dému­nis, tant dans les « péri­phé­ries » que dans la vieille Europe entrée en crise, et où sévissent (ce sont les termes de son inter­lo­cu­teur) les « maux extrêmes » que sont « la déses­pé­rante condi­tion des jeunes pri­vés de tra­vail » et « la soli­tude dans laquelle sont lais­sés les vieillards ». Enfin le pré­sident ita­lien aborde la ques­tion de la place de l’Eglise dans la socié­té telle qu’elle est concep­tua­li­sée depuis peu par son invi­té. L’Eglise, dit-il, est appe­lée à faire valoir ses valeurs, mais « en se libé­rant de tout rési­du de « tem­po­ra­lisme » » et à déployer ses efforts non pas sur le ter­rain des ins­ti­tu­tions poli­tiques, « laïques et indé­pen­dantes par nature », mais sur celui de la soli­da­ri­té et de l’éducation.
Ces pro­pos s’insèrent dans la suite directe des échanges entre le pape Fran­çois et le direc­teur du quo­ti­dien La Repub­bli­ca, Euge­nio Scal­fa­ri, deux mois aupa­ra­vant. Ce der­nier, comme il l’a indi­qué depuis, avait trans­crit ses conver­sa­tions de mémoire et ajou­té dans cer­tains cas des guille­mets mal­ve­nus, mais avait cepen­dant com­mu­ni­qué sa ver­sion à son inter­lo­cu­teur qui l’avait approu­vée, par le biais de son secré­taire par­ti­cu­lier, esti­mant que le texte cor­res­pon­dait à sa pen­sée. Depuis, le 15 novembre der­nier, l’entretien a été reti­ré du site offi­ciel des dis­cours pon­ti­fi­caux. Ce déclas­se­ment admi­nis­tra­tif exprime une gêne évi­dente au sein de cer­tains sec­teurs de la curie romaine et pose acces­soi­re­ment la ques­tion du rôle que jouent cer­tains ser­vices de com­mu­ni­ca­tion du Vati­can. Mais il ne change rien, en fait, aux paroles publiées – scrip­ta manent. Et ce sont ces paroles qui ont été prises au sérieux par le pré­sident ita­lien. Rap­pe­lons quelques-unes des for­mules rap­por­tées par Euge­nio Scal­fa­ri : « Le pro­sé­ly­tisme est une pom­peuse absur­di­té, cela n’a aucun sens. Il faut savoir se connaître, s’écouter les uns les autres et faire gran­dir la connais­sance du monde qui nous entoure. […] Le monde est par­cou­ru de routes qui rap­prochent et éloignent, mais l’important c’est qu’elles conduisent vers le Bien ». A cette affir­ma­tion, le direc­teur de La Repub­bli­ca avait rétor­qué par une ques­tion, com­pré­hen­sible de la part d’un adepte de la pen­sée faible : « Votre Sain­te­té, existe-t-il une vision unique du Bien ? Et qui en décide ? » Réponse : « Tout être humain pos­sède sa propre vision du Bien, mais aus­si du Mal. Notre tâche est de l’inciter à suivre la voie tra­cée par ce qu’il estime être le Bien. […] Et je suis prêt à la répé­ter. Cha­cun a sa propre concep­tion du Bien et du Mal et cha­cun doit choi­sir et suivre le Bien et com­battre le Mal selon l’idée qu’il s’en fait. Il suf­fi­rait de cela pour vivre dans un monde meilleur. »
Cet aspect de l’échange com­plète et éclair­cit le pré­cé­dent. De même qu’à Rio, le pape Fran­çois exclut le « pro­sé­ly­tisme », au pro­fit de « l’écoute des besoins, des vœux, des illu­sions per­dues, du déses­poir, de l’espérance. » Il ajoute, dans les pro­pos qui lui sont prê­tés par Euge­nio Scal­fa­ri : « Nous devons rendre espoir aux jeunes, aider les vieillards, nous tour­ner vers l’avenir, répandre l’amour. Pauvres par­mi les pauvres. Nous devons ouvrir la porte aux exclus et prê­cher la paix. Le concile Vati­can II, ins­pi­ré par le Pape Jean et par Paul VI, a déci­dé de regar­der l’avenir dans un esprit moderne et de s’ouvrir à la culture moderne. Les pères conci­liaires savaient que cette ouver­ture à la culture moderne était syno­nyme d’œcuménisme reli­gieux et de dia­logue avec les non-croyants. » Il est pos­sible que le direc­teur du quo­ti­dien ait inflé­chi dans le sens qui lui était fami­lier, celui notam­ment du défunt car­di­nal Mar­ti­ni et de sa sym­pa­thie non feinte pour la moder­ni­té tar­dive, alors que son inter­lo­cu­teur semble plu­tôt mettre l’accent sur les couches infé­rieures de la socié­té, les « pauvres », en pre­nant appui sur d’autres sources d’inspiration, d’origine lati­no-amé­ri­caine.

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