Éditorial : Le défi venu des périphéries
Jorge Mario Bergoglio a été élu le 13 mars 2013. Mais il a fallu attendre le 24 novembre dernier, date de parution de l’exhortation apostolique Evangelii gaudium, pour prendre connaissance du programme consistant que le nouveau pontife se propose de suivre. L’encyclique Lumen fidei, parue fin juin, ne remplissait pas cette fonction, d’autant moins que sa rédaction émanait quasi totalement de son prédécesseur et n’avait pas cette finalité d’orientation. En revanche, dès les premiers moments de son avènement, le pape François a multiplié les signes de changement, et ceux-ci ont immédiatement été manifestés au monde entier, dans une sorte de symbiose avec les médias dont il est difficile de penser qu’elle n’a pas été désirée, ou qu’elle n’a pas résulté d’un gentleman’s agreement implicite entre les deux parties concernées. Toutefois, à côté de ce langage perceptible par les masses se sont accumulés des discours sous des formes variées, des plus humbles – les homélies quotidiennes, les tweets – à de plus développées, jusqu’à l’étape bien plus conséquente qu’est la récente exhortation apostolique. Les deux données – signes et discours – sont indissociables.
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La multiplicité des signes médiatisés serait difficile à recenser, et ce serait d’ailleurs inutile tant ils ont été partout répercutés ; en outre ils se renouvellent sans cesse. L’usage sans précédent d’un prénom sans ordinal, « François », sa qualification, fondée mais inédite, d’« évêque de Rome », le choix de ne pas habiter les appartements pontificaux, l’utilisation d’un langage simple, populaire, familier même, le refus de se plier au protocole, aux exigences de sécurité, un certain détachement envers les règles liturgiques, et beaucoup d’autres détails encore, tout cela est allé dans le sens d’une banalisation de la fonction, de l’abandon des marques extérieures de la suprématie pontificale. Cette évolution a tout de suite suggéré une opposition entre un passé hiératique et révolu, et une époque dans laquelle bien des valeurs sociales ont été perdues de vue, où l’autorité est dépréciée, et à laquelle il s’agirait de s’adapter. La soudaineté du changement et sa publicité universelle ont constitué en elles-mêmes un « signal fort », un choc apte à frapper les esprits. On pourrait le rapprocher de la fameuse ouverture des fenêtres par Jean XXIII, qui avait voulu signifier par ce geste, à la veille du concile, sa volonté de faire entrer de l’air frais dans l’Eglise. Il n’est pas nécessaire d’y insister, car ces innombrables signes sont présents à tous les esprits. Leur signification devient plus claire si l’on considère l’élaboration progressive du discours qui les a accompagnés, et s’achève provisoirement sans doute avec la publication d’Evangelii gaudium.
Ce discours s’est précisé petit à petit, à travers les homélies quotidiennes à Sainte-Marthe, d’autres allocutions lors de circonstances plus importantes, comme les JMJ (22–29 juillet), le drame de Lampedusa (3 octobre), et ainsi de suite. On retiendra comme particulièrement important le discours aux évêques latino-américains du CELAM (Rio de Janeiro, 28 juillet), l’entretien du mois d’août avec le P. Spadaro, publié peu après dans les principales revues des jésuites, les échanges avec le directeur du quotidien La Repubblica, Eugenio Scalfari, au cours du mois d’octobre, enfin la récente exhortation apostolique. Le discours au CELAM est très important dans la mesure où il annonce certaines des positions adoptées dans ce dernier texte, notamment par la référence privilégiée à la déclaration d’Aparecida (2007), qui concluait la Ve conférence des évêques d’Amérique latine. On sait que le CELAM avait été tout au long des années conciliaires et postconciliaires soumis à la pression obsédante, tantôt victorieuse, tantôt contenue, de la théologie de la libération. Et si d’un côté ce courant a culminé dans la participation à des mouvements révolutionnaires, il a le reste du temps joué le rôle d’un ferment de déstabilisation, sans trouver en face de lui un épiscopat à même de donner une véritable réponse à ce qu’il pouvait y avoir de fondé dans ses intuitions de départ. Cette toile de fond semble particulièrement présente à l’esprit de l’actuel pape François. Par exemple, lorsqu’il évoquait à Rio « l’idéologisation du message évangélique », il visait « l’aseptisation » du regard sur la réalité, et mettait en cause « l’élitisme », terme visant une certaine spiritualité en vase clos, ou encore l’intellectualisme (qu’il qualifiait de « gnostique » par opposition à la perception des besoins réels du peuple), toutes attitudes à comprendre comme un éloignement du peuple réel. Il s’en prenait aussi au « fonctionnalisme », l’esprit d’administration, ainsi qu’au cléricalisme. Autant de critiques rarement formulées, surtout pendant une période postconciliaire souvent présentée comme un nouveau printemps de l’Eglise mais qui a été partagée entre initiatives hasardeuses, routines bureaucratiques et incapacité à empêcher l’hémorragie en direction des sectes. Reste à savoir ce qui dans la même période a permis de maintenir en Amérique latine, malgré ces désordres, une certaine pérennité de la vie ecclésiale. Le doute s’introduit lorsque est mise en cause « la proposition pélagienne », expression sous laquelle sont désignés des lieux de spiritualité plus traditionnelle, des congrégations nouvelles – pourtant généralement considérées comme dynamiques – que caractériserait une recherche « exagérée [de la] sécurité doctrinale ou disciplinaire ». Cette mise en cause surprenante sera récurrente et toujours exprimée en termes d’une dureté qui contraste avec un appel insistant à la miséricorde.
Presque quatre mois après ce discours aux évêques latino-américains, le 14 novembre 2013, le président de la République italienne, Giorgio Napolitano, accueillant le pape François venu lui rendre une visite officielle, a congratulé ce dernier, dans des termes dépassant les catégories protocolaires et ayant plutôt valeur d’acquiescement de la part d’un représentant de la laïcité à la tête de la « maison commune ». Il est intéressant de voir ce qu’il a retenu du cours nouveau. « Ce qui nous a frappé, c’est l’absence de tout dogmatisme, la prise de distance envers « les positions non effleurées par une marge d’incertitude », l’allusion à ce « laisser place au doute » propre aux « grands guides du peuples de Dieu » ». Giorgio Napolitano – qui fut dirigeant du PCI – ajoute, comme pour éviter toute équivoque : « Nous avons senti dans vos paroles vibrer l’esprit du concile Vatican II, comme « relecture de l’Evangile à la lumière de la culture contemporaine ». Et nous voyons ainsi se profiler de nouvelles perspectives pour ce dialogue avec tous, même les plus éloignés et les adversaires ». La suite du discours présidentiel honore de diverses manières un christianisme ramené à l’amour des autres, et surtout des plus démunis, tant dans les « périphéries » que dans la vieille Europe entrée en crise, et où sévissent (ce sont les termes de son interlocuteur) les « maux extrêmes » que sont « la désespérante condition des jeunes privés de travail » et « la solitude dans laquelle sont laissés les vieillards ». Enfin le président italien aborde la question de la place de l’Eglise dans la société telle qu’elle est conceptualisée depuis peu par son invité. L’Eglise, dit-il, est appelée à faire valoir ses valeurs, mais « en se libérant de tout résidu de « temporalisme » » et à déployer ses efforts non pas sur le terrain des institutions politiques, « laïques et indépendantes par nature », mais sur celui de la solidarité et de l’éducation.
Ces propos s’insèrent dans la suite directe des échanges entre le pape François et le directeur du quotidien La Repubblica, Eugenio Scalfari, deux mois auparavant. Ce dernier, comme il l’a indiqué depuis, avait transcrit ses conversations de mémoire et ajouté dans certains cas des guillemets malvenus, mais avait cependant communiqué sa version à son interlocuteur qui l’avait approuvée, par le biais de son secrétaire particulier, estimant que le texte correspondait à sa pensée. Depuis, le 15 novembre dernier, l’entretien a été retiré du site officiel des discours pontificaux. Ce déclassement administratif exprime une gêne évidente au sein de certains secteurs de la curie romaine et pose accessoirement la question du rôle que jouent certains services de communication du Vatican. Mais il ne change rien, en fait, aux paroles publiées – scripta manent. Et ce sont ces paroles qui ont été prises au sérieux par le président italien. Rappelons quelques-unes des formules rapportées par Eugenio Scalfari : « Le prosélytisme est une pompeuse absurdité, cela n’a aucun sens. Il faut savoir se connaître, s’écouter les uns les autres et faire grandir la connaissance du monde qui nous entoure. […] Le monde est parcouru de routes qui rapprochent et éloignent, mais l’important c’est qu’elles conduisent vers le Bien ». A cette affirmation, le directeur de La Repubblica avait rétorqué par une question, compréhensible de la part d’un adepte de la pensée faible : « Votre Sainteté, existe-t-il une vision unique du Bien ? Et qui en décide ? » Réponse : « Tout être humain possède sa propre vision du Bien, mais aussi du Mal. Notre tâche est de l’inciter à suivre la voie tracée par ce qu’il estime être le Bien. […] Et je suis prêt à la répéter. Chacun a sa propre conception du Bien et du Mal et chacun doit choisir et suivre le Bien et combattre le Mal selon l’idée qu’il s’en fait. Il suffirait de cela pour vivre dans un monde meilleur. »
Cet aspect de l’échange complète et éclaircit le précédent. De même qu’à Rio, le pape François exclut le « prosélytisme », au profit de « l’écoute des besoins, des vœux, des illusions perdues, du désespoir, de l’espérance. » Il ajoute, dans les propos qui lui sont prêtés par Eugenio Scalfari : « Nous devons rendre espoir aux jeunes, aider les vieillards, nous tourner vers l’avenir, répandre l’amour. Pauvres parmi les pauvres. Nous devons ouvrir la porte aux exclus et prêcher la paix. Le concile Vatican II, inspiré par le Pape Jean et par Paul VI, a décidé de regarder l’avenir dans un esprit moderne et de s’ouvrir à la culture moderne. Les pères conciliaires savaient que cette ouverture à la culture moderne était synonyme d’œcuménisme religieux et de dialogue avec les non-croyants. » Il est possible que le directeur du quotidien ait infléchi dans le sens qui lui était familier, celui notamment du défunt cardinal Martini et de sa sympathie non feinte pour la modernité tardive, alors que son interlocuteur semble plutôt mettre l’accent sur les couches inférieures de la société, les « pauvres », en prenant appui sur d’autres sources d’inspiration, d’origine latino-américaine.